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À propos de Thaïs

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À propos de « THAÏS »
POÉSIE MÉLIQUE

La question de la prose en musique occupe depuis quelque temps les compositeurs et les écrivains spéciaux. Bien que assez ancienne dans l’histoire de l’art, elle n’était jusqu’ici que très exceptionnellement sortie du cercle intime de ceux qui, par profession, s’y pouvaient attacher. Aujourd’hui, la prose en musique est devenue une « question du jour », un sujet de discussion courante. Selon une coutume de plus en plus répandue, la presse a fait une enquête : elle a voulu connaître, sur la prose substituée au vers, dans les ouvrages lyriques, l’opinion des principaux intéressés, c’est-à-dire des compositeurs. On est allé trouver tour à tour Charles Gounod, puis MM. Ambroise Thomas, Massenet, Saint-Saëns, Paladilhe, Reyer, et aussi, dans une région moins académique, MM. Victorin Joncières, Salvayre, Benjamin Godard et Henri Maréchal.

Charles Gounod n’a pas manqué de rappeler alors que, « il y a une vingtaine d’années environ, il avait, le premier, posé et traité la question sur laquelle on le consultait, à savoir si la prose peut être mise en musique au théâtre et qu’il l’avait résolue dans le sens de l’affirmative, étant bien entendu, toutefois, que toute prose n’est pas également apte à être chantée et que la rythmique de la prose doit faire l’objet d’une étude spéciale ».

L’illustre auteur de Faust faisait allusion à ce George Dandin encore inédit aujourd’hui, et dont il avait écrit la musique sur le texte même de Molière.

Les autres ont répondu de façon moins formelle que lui, se partageant entre la prose et le vers, avec des restrictions et des réserves, n’apportant surtout dans le débat rien de concluant, ni de bien intéressant, réservant sans doute leur jugement pour l’heure où une occasion leur serait donnée d’expérimenter la théorie, ce qui est présentement le cas de M. J. Massenet.

En ce qui me concerne, vivant dans le milieu où la nature de mes travaux m’a, depuis plus de vingt ans, permis de voir de très près les choses de la musique dramatique, j’ai été particulièrement frappé de la tendance des compositeurs à prosaïser le vers ; j’ai même, quelque part dans les « Notes d’un librettiste », formulé cette définition dont la fantaisie ne va pas sans quelque accompagnement de vérité : « Poème lyrique : Ouvrage en vers que l’on confie à un musicien pour qu’il en fasse de la prose. »

C’est qu’en effet, très peu de compositeurs ont un sens littéraire assez complet, assez délicat pour garder le respect absolu du texte poétique ; c’est à leur procédé de composition très arbitraire, très exclusif, très égoïste enfin, à leur parti pris de ne pas épouser la forme littéraire pure, mais de la repétrir, de la déformer, sans souci des règles, pour la juxtaposer exactement aux contours de leur musique, que l’on doit dans les livrets d’opéra tant de mauvais vers, tant de monstrueuses adaptations, dont quelques-unes ont acquis la célébrité du ridicule. Certes, si le poète lyrique, usant de représailles et pouvant — ce qui est bien invraisemblable — opprimer son musicien, lui demandait de manquer aux règles de son art, de torturer ses formes, de faire grimacer sa musique et de peupler ses portées de barbarismes musicaux ou de discordances, on entendrait de beaux cris !

Eh bien, c’est précisément ce que demande couramment et parfois ce qu’exige le compositeur de son collaborateur. Quand ce dernier ne se résigne pas à remanier platement son texte pour en faire le monstre hurlant contre l’esprit et contre le goût, exigé par la tyrannie musicale, il n’a d’autre ressource que de prendre son parti des mutilations, de supprimer la mesure, d’exproprier les rimes, et de se résoudre à l’adoption d’un texte qui, fait de vers éclopés, n’est plus même de l’honnête prose.

Des musiciens tels que Charles Gounod, que M. Saint-Saëns, que M. J. Massenet, dont nous nous occupons plus spécialement ici, ne tombent point dans ce travers d’un personnalisme cruel à la poésie. Artistes très complets, aimant d’une haute et égale affection, non seulement ce qui fit leur renommée, mais encore tout ce qui est pour frapper et émouvoir leur sens artistique très impressionnable et très subtil, épris des manifestations de la plastique comme de celles de la littérature la plus raffinée, s’intéressant à l’examen d’un beau tableau, à la lecture d’une belle prose ou d’une belle poésie, autant qu’à l’audition d’une belle symphonie, ils n’ont certainement point fait de la prose par irrespect ou inintelligence de la poésie, mais seulement parce qu’ils ont conçu et appliqué cette vérité que la rythmique musicale n’est point et ne saurait être fatalement assujettie à la rythmique poétique ; que, dans l’une et l’autre construction, les points d’appui ne sont pas toujours forcément les mêmes, ou, pour parler plus familièrement, que ce qui rime poétiquement ne rime pas toujours musicalement.

On trouverait dans l’œuvre de Charles Gounod quelques frappants exemples de la vérité de cette observation : le plus connu réside en la façon dont il a démembré le premier vers de la classique invocation de Faust : « Salut, demeure chaste et pure » au deuxième acte de cet opéra, en extrayant d’un alexandrin une période de huit syllabes, qu’il répète par deux fois, en rejetant à la suite les quatre syllabes finales du vers originel, auxquelles il ajoute deux syllabes du vers suivant, pour retomber enfin exactement sur la conclusion du dernier alexandrin, où il se retrouve côte à côte avec son poète.

Mais c’est précisément M. J. Massenet, dont je veux viser le procédé. Lui, si sensible qu’il soit à la pureté de la forme littéraire et à son contour recherché, l’est plus encore à la puissance et au relief de l’image ; son esprit en reçoit une impression très intense, très aiguë ; il n’hésite pas alors à déblayer, pour la mieux percevoir, la mieux saisir, la mieux posséder, tout ce qui enveloppe et accompagne rythmiquement cette image, qu’elle soit d’ailleurs matérielle ou morale, pittoresque ou psychologique.

C’est pour cette image qu’il construit son édifice musical ; il lui en fait un temple où elle est mise en pleine lumière et en pleine valeur ; il la reproduit dans les divers détails de son architecture ; il fait converger sur elle toutes les forces expressives dont il dispose. Et alors son rythme musical ne craint pas de destituer, de détruire le rythme poétique pour arriver à un rendu plus complet, plus saisissant de sa personnelle impression.

Je donnerai seulement deux exemples de ce procédé. Dans Ève, par exemple, son second grand ouvrage lyrique, le compositeur se trouve en présence d’une série de strophes très nettement rythmées où les rimes s’entre-choquent périodiquement, cherchant entre elles, pour ainsi dire, à créer une musique particulière, suggestive de l’inspiration du compositeur :

Et des lèvres de la femme
Une flamme
Sur tous les êtres descend.
La création divine
S’illumine
De son regard caressant.

Le compositeur prend toute la strophe : mais, au lieu de lui garder son harmonie propre, sa rythmique rigoureuse, il supprime le dernier mot. La strophe s’effondre, mais l’image reste :

La création divine
S’illumine
De son regard !...

Et sur cette suspension, la musique s’étale ; elle découvre des horizons que le mot « caressant » lui barrait, lui mesurait trop étroitement, et au lieu d’une impression restreinte, le musicien nous donne une large vision sur l’infini. Il est vrai qu’en même temps « il a fait de la prose », mais on ne saurait lui en vouloir.

En un autre passage de la même œuvre, il trouve une indication scénique dépeignant le réveil de l’homme, son ravissement en présence de la femme soudainement apparue à ses côtés. Cette image lui sourit et, sans plus ample informé, il met l’indication en musique, sans se soucier qu’elle soit vile prose ou précieuse poésie, mais simplement parce que sa rythmique s’en accommode.

On conçoit que, suivant ce penchant et en de telles dispositions d’indépendance, M. J. Massenet ait été facilement conduit à désirer, pour sa partition de Thaïs, un poème d’une forme littéraire très libre, très souple, très malléable, permettant d’obtenir, sans concession de part ni d’autre, sans monstruosités obligées, sans altération de texte, un accord parfait entre le poème et la musique.

« Poème en prose », tel a donc été l’objet de l’expresse demande de M. J. Massenet, quand il s’est résolu à écrire Thaïs.

Tout en reconnaissant la logique de cette résolution, son collaborateur l’accepta, sous l’intime réserve de recourir à un procédé qui concilierait les idées du compositeur et les siennes. Un vieil attachement, un culte jusqu’alors rigoureusement observé, le liaient à la formule classique du vers et lui faisait aimer par-dessus tout l’entre-choc des rimes sonores. Il rencontrait, en outre, dans le roman de M. Anatole France, d’où allait sortir le poème de Thaïs, une merveilleuse mine où, à tout instant, dans une riche et brillante prose, s’enchâssaient naturellement des vers natifs d’une eau très limpide ou d’une délicieuse couleur, M. Anatole France étant non seulement un maître prosateur, mais encore un exquis poète.

Tout militait donc en faveur de l’emploi exclusif du vers lyrique. Et d’aucuns reprocheront certainement à l’auteur du poème de Thaïs d’avoir adopté un système qui leur semblera très condamnable, de même que ce système sera jugé d’une application très commode par ceux-là qui, ayant la prose facile, redoutent les rigueurs de la prosodie. En quoi ils se tromperont, car rien ne doit rendre un auteur plus sévère pour lui-même et les autres plus sévères pour lui, au point de vue de la valeur générale de l’œuvre, que les licences qu’il se donne pour certains détails.

Thaïs n’est donc pas, comme on l’a dit et écrit, et comme M. J. Massenet le demandait primitivement, un poème en prose ; c’est, pour employer l’heureuse dénomination, puisée à la source grecque par M. Gevaert, le très éminent et très érudit directeur du Conservatoire de Bruxelles, un « Poème mélique ».

Il emprunte certaines rigueurs à l’art poétique ; il s’interdit les hiatus, il recherche la sonorité et l’harmonie des mots ; il observe le nombre et le rythme ; il s’efforce de contenir l’idée dans les limites métriques ; il s’affranchit seulement de l’obligation absolue de la rime.

De temps à autre, pourtant, une rime sonne, inattendue, comme pour surprendre et amuser l’oreille, sans modifier l’ordonnance de la construction musicale.

La poésie mélique, selon M. Gevaert, est exactement celle qui s’applique aux paroles destinées à être mises en musique ; son objet est d’établir entre les contours de la phrase littéraire et de la phrase musicale une solidarité constante, afin que rien ne puisse rompre l’étroite harmonie des deux formes, incorporées pour ainsi dire l’une à l’autre.

Les anciens ont connu la poésie mélique. Leur poésie pure avait toutefois une métrique autrement sévère que les lois de notre poésie française si longtemps observées. Certains novateurs actuellement s’affranchissent même de ces lois, coupant les antiques entraves, substituant à l’hexamètre et à ses dérivés des vers polymorphes, qui s’allongent sans limites exactes, se développent sans méthode sensible et, d’altération en altération, se condensent en une sorte de prose, gangue obscure et pâteuse, où il y a peut-être des diamants, mais où il devient de plus en plus difficile de les discerner.

C’est pourquoi je pense qu’on pardonnera au poème de Thaïs sa forme indépendante de la rime, en considérant qu’en fin de compte, il est encore « presque en vers ».

Avant de l’écrire ainsi, l’auteur s’est souvenu qu’il y a vingt ans au moins, se trouvant à un dîner, chez le peintre Diaz, à côté de M. Gevaert, dont le nom autorisé revient souvent dans ces lignes pour la justification d’un procédé nouveau d’écriture lyrique, le compositeur lui parlait déjà avec une grande conviction de la nécessité de réformer les règles du vers lyrique.

Aussi, sa tâche faite selon les principes qui viennent d’être exposés, l’adaptateur lyrique du roman de Thaïs devait-il naturellement se reporter à ce souvenir du début de sa carrière.

Il écrivait alors à M. Gevaert, en lui rappelant cet entretien :

Vous étiez très partisan d’une forme qui, supprimant la rime ou du moins ne la tenant pas pour obligatoire, donnerait plus d’aisance et plus d’imprévu au dialogue. Ce n’était pas la prose pure que vous visiez, ni même une forme conventionnelle, absolument indépendante des formes anciennes, mais une sorte de vers affranchi des entraves rigoureuses de la rime. J’ai été bien souvent hanté par ce souvenir, et, finalement, j’ai cherché à appliquer dans le poème de Thaïs le système que vous m’exposiez dans cette rencontre déjà ancienne. Je voudrais accompagner la brochure d’une introduction, et il me serait précieux de tenir de vous quelques lignes exprimant vos idées sur ce cas particulier d’un ouvrage écrit sans préoccupation de la rime, mais avec un souci constant du rythme et du nombre.

Et, aussitôt, M. Gevaert répondait :

Les idées que je vous exprimais, il y a une vingtaine d’années, au sujet des formes techniques de la poésie mélique destinée au théâtre, se sont fortifiées depuis. Plus que jamais elles sont opportunes, depuis que les musiciens ont unanimement abandonné, à la suite de Wagner, la mélodie carrée, symétrique. Quoi de plus absurde que de maintenir dans le texte une répercussion rythmique qui n’a plus de correspondance dans la mélodie ! Comme vous le dites parfaitement dans les lignes que vous m’avez fait le plaisir de m’adresser, ce que le drame musical de notre époque exige, c’est une prose poétique, nombreuse, évitant l’hiatus, ou, si l’on veut, une poésie sans rimes, excepté aux endroits où le compositeur veut reprendre la forme de la mélodie périodique suivie. Ainsi, pour vous en donner un exemple, deux passages seulement dans la Valkyrie devraient être rimés selon moi : au premier acte la Chanson du Printemps, au troisième, la dernière phrase des Adieux de Wotan, lorsque le dieu ferme les yeux de sa fille...

Je vous engage fortement à écrire votre introduction. Vous pouvez donner à la fois le précepte et l’exemple, chose essentielle pour réaliser une réforme.

Ces idées que je viens d’exprimer se trouvent en parallélisme presque parfait avec la thèse récente soutenue par M. Jules Combarieu, pour le doctorat ès lettres.

L’objet précis de cette thèse, selon l’auteur lui-même, se résume ainsi : Autant la musique moderne ressemble au point de vue du rythme, à la poésie musicale des Grecs, autant elle diffère, à tous les points de vue, de la poésie moderne.

Ce principe est connexe à celui qu’a exprimé M. Gevaert sur la poésie mélique.

Et comme nous-mêmes, dans la question de l’accord entre le poète et le musicien, de la nécessité des concessions que le premier doit au second, M. Combarieu fait un juste départ de l’importance du rôle de chacun. « Le poète est le maître du musicien, écrit-il, mais c’est un maître qui achète sa souveraineté par les plus grands sacrifices, et ne prend le sceptre que pour revêtir le plus pauvre costume ».

Il m’a paru avantageux de faire précéder le poème de Thaïs de ces rapides considérations. Elles préviendront peut-être quelques critiques et rendront, je veux l’espérer, plus indulgents les fidèles de la forme poétique pure.

Louis GALLET.

Février 1894.

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date de publication : 15/10/23