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Thaïs de Massenet

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REVUE DRAMATIQUE ET LITTÉRAIRE

« Thaïs » […].

Les incidents qui ont précédé la première représentation de Thaïs ont réveillé la vieille querelle des répétitions générales.

Je suis de ceux qui les déplorent, et qui les trouvent absolument nuisibles. Non seulement il est absurde d’y amener le public, mais il n’est pas moins dangereux d’y introduire la critique, qui trois fois sur quatre y prend des idées fausses, et les garde. On me dira qu’il est impossible de faire autrement, puisque les journaux ont pris l’habitude de donner le compte rendu des pièces nouvelles le lendemain même de la première représentation.

Or c’est cette habitude qui est mauvaise, et qui a tué la critique. Il me semble que l’univers est beaucoup moins pressé qu’on ne le suppose d’apprendre ce qui s’est passé dans un théâtre, et qu’il pourrait bien attendre, sinon quelques jours, au moins vingt-quatre heures. Il lirait ainsi des jugements sérieux, et non, comme aujourd’hui, de hâtives analyses, qui ne lui apprennent rien du tout quand elles ne le renseignent pas faussement.

Comme d’ailleurs nous n’y changerons rien, et que ce mauvais pli pris ne disparaîtra pas de si tôt, contentons-nous de signaler dans Thaïs un nouvel exemple de ses effets pernicieux. Thaïs, paraît-il, n’avait pas réussi du tout à la répétition générale ; et, comme Thaïs est une œuvre exquise, elle a fort bien réussi à la première.

On ne rencontrait que gens vous disant : « Mais pourquoi nous avait-on persuadé que c’était ennuyeux ? C’est charmant ». Et c’est charmant, en effet. Seulement, pour en goûter le charme, il ne faut pas venir avec l’idée préconçue de trouver un certain genre de musique qu’on ne trouve pas. Autrefois, quand on était tout à la mode italienne, on éclatait de rire devant le Wagner ou le Berlioz, et il y avait des niais, comme aujourd’hui, pour plaisanter bêtement le genre ; à cette heure, où l’on se pâme d’une admiration exagérée devant l’homme de Bayreuth, il est convenu que tout ce qui ne rappellera pas, sinon sa vigueur, au moins sa lourdeur, sera sujet de railleries, à peu près aussi spirituelles que celles qui l’atteignaient autrefois. Jugez donc de l’indignation de certaines gens, surprenant Massenet en train de laisser l’école et de redevenir lui-même.

Eh quoi ? De claires mélodies, des phrases d’une suavité touchante, aucun tapage de chaudrons dans l’orchestre, une vague mélancolie mystique et amoureuse s’attendant sur l’œuvre comme ces vapeurs crépusculaires qui voilent le couchant radieux, une impression de rêve étrange et subtile, est-ce que c’est de l’opéra ? J’ignore si c’est de l’opéra, ou pas de l’opéra ; mais ce que je sais, c’est que quiconque a une âme d’artiste passera une soirée délicieuse en s’abandonnant simplement aux harmonies qui le transporteront doucement dans les vieilles Thébaïdes orientales, où, couverts du cilice aux pointes aiguës, les pâles solitaires haletaient sous le souffle de Vénus vengeresse.

C’est d’abord le désert, le repas des cénobites, et la prière dans l’immensité nocturne. Puis le sommeil d’Athanaël, et la vision de Thaïs, dansant dans l’amphithéâtre d’Alexandrie, et étalant sa nudité devant le peuple ébloui. Heureux peuples antiques, épris d’art et de merveilles, qui ignoraient le calembour, ne tournaient pas tout en plaisanteries grossières et n’auraient certainement pas demandé comme nos Béotiens obscènes qu’on couvrît d’un jupon bleu l’apparition blanche, en sorte que de la beauté tentatrice ils ont fait une exhibition de mi-carême.

Passons. Le moine se réveille. Il croit, tant le désir est expert à se tromper lui-même, que c’est Dieu qui l’appelle à sauver cette âme perdue ; et, malgré les sages conseils de son frère, il part pour Alexandrie.

Le voilà dans la maison d’un ami, qui, lui, cherche son ciel ici-bas, au milieu des festins et des amours d’un jour. C’est une adorable page que celle où deux jeunes esclaves rieuses font la toilette de l’ermite, répandent des parfums sur sa barbe inculte et le préparent pour la fête de volupté. Joie et vie. Entrée de Thaïs. Je ne sais quelle amertume secrète est déjà cachée sous les jolies phrases par lesquelles elle signifie son congé à son amant d’hier. Mais plus gracieuses encore sont ses réponses ironiques au farouche appel de l’ascète :

Assieds-toi près de nous ; couronne-toi de roses,

Rien n’est vrai que d’aimer ; tends les bras à l’amour.

Toute cette fin de tableau est ravissante. Puis nous sommes chez Thaïs elle-même. Thaïs qui s’ennuie, qui rêve, qui se contemple dans son miroir, voit les jours et les ans passés, a peur de la vieillesse qui viendra, et implore de Vénus la grâce de rester belle éternellement. Athanaël paraît, et la lutte recommence entre la chair et l’esprit, entre Eros passager mais si doux et l’éternelle vanité des choses. Duel où les deux combattants seront vaincus ; car, si Athanaël garde sa vertu, on le sent frémir du frisson de la beauté entrevue et l’éclat de rire final de Thaïs n’est que le dernier écho du scepticisme mourant faisant place à la Foi.

Au tableau suivant, Thaïs cède à l’enivrement inconnu du renoncement. Elle ne voudrait de tout son passé garder qu’une image d’ivoire d’Eros, d’Eros à qui tout cède, et dont la place est au monastère comme ailleurs, et l’expression musicale de ce dernier souvenir et de ce suprême regret est un des meilleurs passages de la partition. La statuette est brisée : tout est terminé.

Tout pour Thaïs ; mais pour Athanaël tout recommence. Revenu au milieu de ses frères, il a emporté avec lui Thaïs, Thaïs et l’Amour. Il ne peut plus se détacher de l’hallucination du péché, entrevu, désiré, et le remords de sa vertu le hante. Tout ce qu’il a dit est vain ; tout ce qu’il a cru est faux, et Thaïs est l’univers et Dieu. Alors le rêve le reprend ; la séduction l’enchaîne dans son cercle mystérieux, et toutes les jouissances de l’enfer s’emparent de son âme affolée. Au songe voluptueux succède la vue de Thaïs mourante, il s’échappe, arrive au couvent ; et cela seul était vrai, la mort. Alors, dans un sanglot final, tragique et doux, il veut arracher l’aimée au salut qu’il lui a apporté, mais elle, frémissante, et déjà dégagée de la terre, expire, appelée par les anges.

Delmas et Mlle Sybil Sanderson sont les admirables interprètes de cette œuvre symbolique et cependant humaine à laquelle, chose étrange, tout le monde voulait résister, mais qui, finalement, a impressionné tout le monde. Le vrai public qui, lui, n’a point de parti pris, sera plus entraîné encore. Aussi, si je me permettais de donner un conseil à Massenet, qui n’en a pas besoin, ce serait de dédaigner les dénigrements et de continuer à s’inspirer de ces pures rêveries, où excelle son poétique talent. […]

HENRY MARET

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(1842 - 1912)

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date de publication : 18/09/23