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Thaïs de Massenet

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CAUSERIE ARTISTIQUE

À l’Opéra, on joue Thaïs, comédie lyrique en trois actes, poème de Louis Gallet, d’après le roman de M. Anatole France. Musique de J. Massenet.

Thaïs est dénommée comédie lyrique par ses auteurs. Pourquoi comédie ? J’ai cherché à m’expliquer cette appellation qu’on n’a guère l’habitude d’employer lorsqu’il s’agit d’œuvres musicales. Je ne la vois justifiée que par cette circonstance que le public s’y trouve quelque peu mystifié.

Le « conte philosophique » de M. Anatole France, qui s’est transformé en « comédie lyrique » sous la plume de M. Louis Gallet, avait paru odieux à plus d’un lecteur. M. Anatole France y avait pourtant répandu à profusion toutes les richesses de son talent littéraire. Mais il y avait aussi apporté ce qui est la marque caractéristique d’une certaine infériorité, je veux dire l’esprit de dérision méprisante a l’égard des croyances religieuses. C’est que, pour arriver à cet état de véritable indépendance qui comporte le respect et parfois même l’affection pour des convictions qu’on ne partage pas, il est un certain cap à doubler qui est demeuré jusqu’ici infranchissable à la plupart des écrivains soi-disant libres penseurs. M. France est au nombre de ces nautoniers impuissants.

M. Massenet a, paraît-il, été séduit par la Thaïs de M. Anatole France. Il lui a demandé la permission d’en faire un opéra. On raconte que M. France lui accorda cette permission de la meilleure grâce du monde, mais à condition qu’il ne serait pas obligé de confectionner le livret.

C’était une bien bonne idée qu’avait là M. France ; une idée heureuse pour lui, mais particulièrement malencontreuse pour le malheureux librettiste qui devait être chargé de tirer du conte philosophique la comédie lyrique dont avait besoin M. Massenet.

M. Louis Gallet, qui fut choisi, n’a pas réussi à opérer heureusement cette transformation. Il faut moins lui reprocher d’y avoir échoué que de l’avoir tenté.

La pièce de M. Gallet comprend trois actes et sept tableaux.

Le premier nous montre le désert de la Thébaïde. On voit les cabanes des cénobites aux bords du Nil. Treize cénobites sont assis le long d’une table dressée en plein air. Le plus âgé, Palémon, préside-leur repas.

Voici le pain, dit un cénobite ; — et le sel, répond un second ; — et l’hysope, soupire un troisième ; — voici le miel, ajoute un quatrième ; — et voici l’eau, conclut enfin un cinquième.

C’est ainsi que débute la comédie. On voit que c’est tout de suite palpitant et supérieurement musical.

Mais Athanaël est absent. Pourquoi ? Il vient tout exprès nous le dire. Il a le cœur gonflé d’amertume parce que Thaïs, une courtisane, remplit de scandale la ville d’Alexandrie. « Ne nous mêlons jamais, mon fils, aux gens du siècle ; craignons les pièges de l’Esprit ! » objecte sagement le vieux Palémon. Et cette parole sensée est la première qui fasse germer dans l’œuvre une phrase tant soit peu musicale.

Mais Athanaël n’en veut pas démordre. Il ira à Alexandrie. Il entreprendra cette croisade pour convertir Thaïs. Il part avec des allures héroïques, sans que le spectateur en soit d’ailleurs le moins du monde ému. À la scène, ce départ a l’air d’une niaiserie. Disons cependant que l’arrangement scénique et musical, — je dis seulement l’arrangement, — en est aussi adroitement présenté que possible. Qu’on en juge.

« Ne nous mêlons jamais, mon fils, aux gens du siècle ! » chante une dernière fois Palémon. Mais déjà Athanaël est loin. Sa voix résonne dans les échos des solitudes : « Esprit de lumière et de grâce, arme mon cœur pour le combat ! » « Arme son cœur pour le combat ! » répètent les cénobites à genoux sur la scène en faisant écho à la voix lointaine qui reprend, s’éloignant toujours : « Et fais-moi fort comme l’archange, contre les charmes du démon ! » Et, toujours en écho, les cénobites répondent : « Et fais-le fort comme l’archange, contre les charmes du démon ! »

Il existe évidemment dans cette scène, se déroulant au milieu du désert, un thème d’une certaine valeur musicale. Il ne semble pas que le compositeur en ait tiré tout le parti qu’on pouvait espérer.

L’entr’acte qui suit est charmant avec sa douce et simple phrase répétée dans ses tonalités différentes, et sur laquelle frémissent des trémolos intermittents qui semblent de mélodieuses palpitations.

Mais lorsque le rideau se relève sur le deuxième tableau, nous sommes bien près de tomber dans la bouffonnerie.

Athanaël est arrivé chez Nicias son ami d’enfance. Thaïs doit y souper. Pour assister au festin et approcher la courtisane, Athanaël se laisse habiller par deux jeunes filles. Ces deux esclaves de Nicias, très gaies, s’amusent beaucoup à poudrer et parfumer Athanaël et à lui passer une robe brodée par dessus son cilice. Les spectateurs s’amusent moins. Je noterai en passant que M. Massenet suppose les esclaves de Nicias originaires d’un pays où, lorsque deux jeunes filles rient ensemble, leur rire est mathématiquement séparé par un intervalle d’octave. Je n’irai jamais dans ce pays là ; c’est trop désagréable.

Mais Thaïs arrive. « C’est Thaïs, l’idole fragile, », chante-t-elle. On a cité ce passage. Il ne m’a paru qu’assez joli. Peut-être est-ce parce que je me trouvais encore sous l’impression de la scène d’habillage ridicule à laquelle je venais d’assister.

La page qui suit : « Assieds-toi près de nous, couronne-toi de roses » plaît davantage. Tout ce final du deuxième tableau est d’un charme très gracieux, mais trop rempli pourtant de curiosités musicales, d’effets parfois trouvés, il est vrai, mais trop poursuivis, trop cherchés. L’acte se termine sur la promesse faite par Athanaël qu’il ira porter à Thaïs le salut dans son palais et sur le défi par lequel celle-ci lui répond.

Le second acte, dans lequel nous entrons, est l’endroit où M. Massenet a le mieux réussi. Nous avions eu jusqu’ici les oreilles tourmentées plus que de raison par des récitatifs, difficiles, durs, souvent sans caractère ni couleur, en dépit des habiletés et de la profonde science orchestrale de leur auteur. Nous allons rencontrer, dans l’acte qui vient, quelques pages d’une saveur exquise, d’une douceur pénétrante, quelquefois d’une réelle puissance.

Au lever du rideau, nous sommes chez Thaïs. Elle s’ennuie : « O mon miroir fidèle, dis-moi que je serai belle éternellement. » La mélodie est là d’une rare intensité d’expression et de désir. Puis vient l’invocation : « O Vénus, invisible et présente ! » Dans ce monologue chanté se trouvent des parties d’orchestre pleines de poésie, des mesures tout à fait charmeresses. Je dis : des mesures, parce que les passages dont je parle sont trop courts, et comme semés, disséminés, peut-être volontairement.

Athanaël survient, prêchant... Au fait, que prêche-t-il ? Il parle bien « d’amour en esprit, d’amour en vérité, d’amour inconnu » ; mais c’est si vague ! Et puis, la situation de cet anachorète selon M. France est si ridicule que ce ridicule domine tout. M. Massenet invoque Vénus par la bouche de Thaïs. C’est décidément lorsque ce musicien s’adresse à Vénus qu’il se retrouve. Et voici qu’Athanaël faiblit. Que diable aussi, violent comme on nous le peint, allait-il faire en une pareille aventure !

Heureusement, il se reprend à temps. « Je suis Athanaël, moine d’Antinoé, s’écrie-t-il, sentant probablement qu’on commençait à ne plus s’en douter, je viens du saint désert et je maudis la chair et je maudis la mort qui te possède ! Et me voici devant toi, femme, comme devant un tombeau ; et je te dis : Thaïs, lève-toi, lève-toi ! » Il y a ici de certains accents, marqués d’une façon formidable par les cuivres à l’unisson, et qui, certes, ont de la force.

Mais nous retombons tout de suite dans les puérilités. Finalement, l’entretien se termine par une demi-victoire d’Athanaël qui va attendre Thaïs sur le seuil de sa porte jusqu’à l’aube.

Dans l’entr’acte, on entend une méditation religieuse qui contient une phrase de violon ravissante et qui, tendrement accompagnée par l’orchestre, s’élève au-dessus de lui comme une pure prière. Trop courte, hélas ! Trop vite perdue au milieu des conversations orchestrales ; mais heureusement, reparaissant, accompagnée par des voix qui soupirent derrière le rideau, et qui de nouveau créent la même suave impression.

C’est la plus belle page de la partition de M. Massenet.

Et je ne doute pas que s’il a pu l’écrire, si nous avons pu la sentir, c’est parce que le rideau était baissé, parce que lui et nous étions pour un instant délivrés de l’obsession de ces personnages ridicules qu’on aurait bien mieux fait de laisser dans le conte de M. Anatole France.

Peu de choses à dire du 2e tableau du 2e acte. La musique qu’on y entend au début nous transporte à la Porte-Saint-Martin. Ce n’est plus Thaïs ; c’est Izëyl. Ce n’est plus M. Massenet ; c’est M. Pierné. Nous ne sommes plus dans la Thébaïde, mais au fond de l’Inde.

Athanaël a attendu Thaïs comme il l’avait dit et celle-ci, vaincue, quitte sa demeure et suit l’anachorète. Mais la foule s’oppose à son départ. Elle injurie Athanaël. Elle l’injurie même tout à fait gravement. Elle le traite de « cynocéphale ». Vous jugez tout le parti qu’un musicien peut tirer d’une pareille épithète. Il est probable qu’avant M. Massenet, aucun autre compositeur n’avait eu à mettre ces quatre syllabes en musique, et c’est bien certainement là une création que M. Louis Gallet a apportée sur la scène de l’Opéra. Quoi qu’il en soit, Athanaël parvient à percer la foule et à emmener Thaïs dans le monastère d’Albine.

Pourquoi faut-il que l’œuvre ne se termine pas là ! Tout ce qui suit ou à peu près est répugnant et grotesque.

Athanaël est retourné près de ses frères, mais il est obsédé par la pensée de Thaïs. Il ne rêve plus qu’elle. Le délire le prend. Des esprits viennent autour de son lit lui ravir son âme et l’emportent dans un monde peuplé de démons, de gnomes, de sphinges, représentés par des danseuses. La robe de bure de l’anachorète est d’un effet lamentable dans ce milieu.

Je le répète, c’est répugnant. Mais c’est surtout grotesque et je plains de tout mon cœur M. Delmas, le malheureux acteur chargé de tenir ce rôle, qui d’ailleurs, pendant toute ce tableau, n’est que mimé. Au milieu d’un si grand nombre de jeunes personnes qui voltigent et pirouettent autour de lui, le pauvre homme ne sait, c’est le cas où jamais de le dire, sur quel pied danser.

Ce tableau, du moins, assure-t-il le triomphe du compositeur ? Point. Les motifs qu’il déroule sont bizarres, les rythmes heurtés, brisés. On sent l’auteur préoccupé dé faire quelque chose de neuf ; et, par peur de faire du vieux, il ne fait rien qui s’impose.

Au point de vue théâtral, ce ballet a d’ailleurs pour point de départ une erreur de conception dramatique. On veut nous peindre un rêve d’Athanaël. Dans un livre, cette peinture est possible. Mais sur la scène, elle ne l’est pas. Lorsque paraît, en effet, un personnage quelconque, il ne nous vient pas à l’idée qu’il peut bien n’être qu’une fiction. Pourquoi ? Parce que ce personnage se meut, parle, ou agit, à la façon de tous les autres. Il ne se différencie d’eux en rien et par conséquent rien ne peut nous faire deviner qu’il ne représente qu’une hallucination.

Il serait admissible qu’Athanaël eût un rêve. Il ne l’est pas qu’il aille faire compagnie aux sylphes et aux gnomes en jupons. La présence de ce cénobite en un pareil milieu, outre qu’elle est inexplicable, est intolérable. Nous tombons ou nous nous imaginons tomber dans la plus grossière fantaisie. Croit-on que Berlioz aurait produit l’effet auquel il est arrivé dans le songe de Faust si, au lieu de s’en tenir à l’exposition du rêve par les seuls moyens musicaux, il nous avait mis sous les yeux tout un monde de petits génies habillés de chair et d’os ?

Le dernier tableau est aussi intolérable, comme conception, que celui dont je viens de parler. Thaïs est devenue une sainte, mais Athanaël un démon. Elle meurt en rappelant, sur des motifs très doux, à celui qu’elle appelle son père, le très doux souvenir de sa conversion. Et tout à coup monte de l’orchestre, en pénétrant les âmes, cette merveilleuse phrase de la méditation religieuse dont j’ai parlé. Pendant ce temps, Athanaël blasphème. Ce n’est plus un religieuse égaré, c’est une véritable bête féroce, un fou bon à enfermer.

La situation est insoutenable : elle devient intraduisible dans le langage musical. Et c’est si vrai que lorsque Thaïs rend le dernier soupir, le compositeur impuissant est obligé de laisser le rideau s’abaisser non sur une note, mais sur un cri inarticulé poussé par l’énergumène Athanaël.

En fait de terminaison, je n’en vois là d’autre que la fin du supplice imposé à l’artiste chargé d’un rôle si odieux.

M. Louis Gallet a cru devoir inaugurer un nouveau procédé dans le livret de Thaïs. Il a fait des vers sans rimes, ou plus exactement une sorte de prose débitée par tranches. Cette absence de rimes était pour le librettiste une difficulté esquivée. Il n’en a pas été plus heureux pour cela.

En somme Thaïs est une erreur. C’est même pis que cela si l’on se place au point de vue élevé, et il est nécessaire de le constater.

J’ai essayé de faire sentir toutes les incohérences du livret. La partition devait, tout naturellement, se ressentir de ces incohérences. Elle contient, nous l’avons vu, quelques pages exquises. Elle n’ajoutera pourtant rien à la réputation de M. Massenet qui, en dépit d’efforts considérables et de quelques inspirations heureuses, se trouve écrasé, assommé, — ainsi que ses auditeurs, — par le sujet qu’il a commis la faute de choisir.

Paul Demarly

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(1842 - 1912)

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date de publication : 18/09/23