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Musique. La Vestale

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MUSIQUE.
La Vestale, tragédie lyrique, en trois actes, de M. de Jouy, mise en musique et dédiée à S. M. l’Impératrice et Reine, par Gaspar Spontini, maître de chapelle du Conservatoire de Naples[1].
DEUXIÈME ET DERNIER EXTRAIT.

La mélodie est à la musique, ce que le style est à la poésie ; et s’il est vrai, comme l’a dit Buffon, que le style soit tout l’homme, il est peut-être encore plus vrai, que la mélodie est tout le musicien. On pourrait comparer l’harmoniste profond, mais dénué de goût et de génie, et de mélodie par conséquent, à l’homme qui, instruit à fond des réglés de sa langue, écrirait avec une correction méthodique et pédantesque, mais dont le style lourd et froidement exact ne peindrait, n’exprimerait rien, et endormirait bientôt le lecteur, par la monotonie d’une perfection purement grammaticale, espèce de mérite qui est à la portée de tous ceux qui voudront se donner la peine d’ouvrir et d’étudier une grammaire. Le grand point en musique, comme en littérature, est donc de concilier partout le goût et la science, l’observation sévère des règles de l’harmonie ou des lois de la grammaire, avec le charme d’une mélodie soutenue, avec les grâces et le coloris d’un style toujours pur, toujours harmonieux. Mais, par malheur, les savans ont toujours tout gâté ; et l’espèce de guerre qui a divisé si long-tems les érudits et les gens de lettres, divisa également les harmonistes, qui sont les érudits en musique, et les mélodistes, qui en sont (si je puis hasarder l’expression), les littérateurs. De-là, ces distinctions, injurieuses pour les artistes, et funestes pour l’art, qui, en renfermant exclusivement l’harmonie et la mélodie dans les bornes de telle et telle contrée, séparaient imprudemment ce que la nature a essentiellement uni, et semblaient imposer au génie des limites qu’il a quelquefois, il faut en convenir, trop docilement respectées. Pourquoi Gluck a-t-il de tems en tems trop sacrifié peut-être à l’harmonie ? Pourquoi Piccini en a-t-il peut-être trop négligé quelquefois les ressources ? parce que ces deux grands maîtres constitués malgré eux chefs de deux partis qui combattaient à outrance sous leurs enseignes, cédèrent moins dans la suite à l’inspiration immédiate du génie, qu’aux clameurs fanatiques, de leurs partisans, qui semblaient avoir, dit à l’un : tu seras le dieu de la mélodie ; et à l’autre : tu régneras par la puissance de ton orchestre, il n’y a plus, il est vrai, de Gluckistes aujourd’hui ni de Piccinistes ; mais, à la faveur de ces querelles, qui seraient, sans-cela, le scandale et l’opprobre éternel des arts, le goût s’épure, les esprits s’éclairent, et l’on apprend à estimer ce qui est vraiment beau, de quelque pays qu’il nous arrive, et quelle que soit la main qui nous le présente : l’exagération disparaît, l’enthousiasme n’a qu’un moment, et la vérité reste, parce qu’elle est de tout les tems. L’homme vraiment prodigieux, celui qui n’excite aucun trouble, qui n’arme aucun parti, parce qu’ils se réunissait tous pour applaudir à l’interprète de la nature, est celui qui saurait concilier la belle déclamation tragique de Gluck ; et la pureté toujours mélodieuse des beaux chants de Piccini : cet homme a paru ; c’est Sacchini. Sacchini, qui est le musicien du cœur, comme Racine en est le poëte ; Sacchini, qui a porté dans son style la perfection désespérante qui met celui de Racine au-dessus de l’éloge, et presque de l’admiration. Quel dommage que le génie de Sacchini n’ait, dans sa trop courte carrière musicale, rencontré qu’une fois sur sa route le génie de Sophocle ! et quelle preuve nouvelle de l’influence nécessaire du poème sur la musique ! Considéré en effet sous le rapport seulement de la musique, Œdipe n’est peut-être pas le meilleur ouvrage de Sacchini : plusieurs morceaux de Chimène et de Renaud ; le second acte presque tout entier d’Evélina, ont peut-être plus de charme encore qu’Œdipe même ; mais Œdipe intéresse, par des scènes où tous les cœurs aiment à se retrouver ; ses malheurs sont au nombre de ceux qui peuvent frapper indifféremment toutes les classes de la société ; et la belle âme de Sacchini a prêté un accent si solennel à ses plaintes, à ses imprécations même ; si vrai, si déchirant aux remords de Polynice ; si affectueux à la tendresse d’Antigone, qu’il n’y a pas de terme présumable au succès d’un pareil ouvrage.

Ce que le compositeur doit donc s’attacher surtout à observer, avant d’entreprendre la musique du poëme qu’on lui présente, c’est la nature de l’intérêt dont il est susceptible. Ce n’est pas le fracas des événemens, les changemens fréquens de décorations, les coups de théâtre enfin, qui assurent le succès d’un ouvrage : tout cela peut former un spectacle magnifique, dont les regards s’amuseront une fois ou deux ; mais le cœur est insatiable, et il est aussi délicieusement ému à la trentième représentation d’Œdipe, qu’il avait pu l’être à la première. Puisez donc vos situations dans la nature, et vos sentimens dans le cœur humain, vous tous qui aspirez à des succès durables ; et ne comptez que médiocrement sur le machiniste et sur le décorateur.

Ce n’est pas sur la puérilité de ces sortes de prestiges, que se fonde l’immortelle renommée des grands lyriques que je viens de citer : comme les maîtres de notre scène tragique, ils ont su proportionner la pompe théâtrale à l’importance de l’action, et plus le sujet était capable d’intéresser par lui-même les spectateurs, moins ils croyaient devoir recourir aux moyens secondaires, qui ont fait pour un moment le succès de tant d’ouvrages, complètement oubliés aujourd’hui. Ne nous écartons donc jamais de ce grand principe, puisé dans la nature même du cœur humain : c’est l’intérêt qui donne seul la vie aux productions des beaux-arts. Tout ce qui ne porte pas ce premier caractère d’existence dramatique, est condamné en naissant à une chute plus ou moins prompte, mais irrévocablement décidée. La raison en est bien simple : plus les situations sont vraies, plus elles sont attachantes, et plus le génie de l’artiste se sentira inspiré et soutenu dans sa carrière. Combien de fois n’a-t-on pas vu des talens médiocres s’élever avec leur sujet, et arriver à des succès dont eux-mêmes peut-être étaient étonnés, tandis que des talens éprouvés ont plus d’une fois échoué, en s’obstinant à lutter contre la stérilité d’un sujet évidemment malheureux ?

Celui de la Vestale n’avait point cet inconvénient ; mais il présentait un autre écueil ; et je doute qu’un talent mur et exercé s’en fût aussi heureusement tiré qu’un jeune homme, qui, emporté par l’impétuosité de sa verve, a mieux aimé franchir l’obstacle que de s’arrêter à le mesurer. La pièce en effet n’a qu’un rôle, et presque qu’une situation. Le sort de Julia est décidé dès les premières scènes de l’ouvrage ; la violence de son amour et l’énergie de sa résolution précipitent la catastrophe, qui ne pouvant être qu’heureuse sur un théâtre qui n’admet point de dénouement funeste, ne laisse point assez flotter le spectateur dans cette alternative de crainte et d’espérance, de terreur et de pitié, qui est l’âme ; et qui fait le charme et le succès de la tragédie ! Il fallait donc beaucoup de talent pour trouver dans la seule expression des mouvemens de l’âme, de quoi occuper et intéresser agréablement le spectateur pendant trois actes ; et quoique le poëte ait, sans contredit, fourni beaucoup au musicien, on ne peut contester à celui-ci l’avantage d’avoir heureusement interprété, et très-souvent embelli les vers du poète, quelquefois même modifié avec art sa pensée. J’ai déjà parlé du mérite généralement reconnu dans ce rôle de Julia ; de la pureté de style et de l’énergie d’expression qui en caractérisent les grands morceaux : il me reste à dire quelque chose du Récitatif, partie essentielle du drame lyrico-tragique, et si complètement négligée, avant que le génie de Gluck eût porté la déclamation de la tragédie sur la scène lyrique. M. Spontini a d’autant plus de mérite, selon moi, d’avoir soigné cette partie de son ouvrage, qu’elle est plus complètement dédaignée en Italie, où les compositeurs ne s’abaissent jamais jusqu’à écrire eux-mêmes le Récitatif de leur opéra, et l’abandonnent à des mains subalternes, ou à des hommes spécialement gagés pour remplir le vuide [sic] des partitions. Je demande, d’après cela, quelle espèce d’unité il peut y avoir dans un ouvrage : je demande si, malgré la foule innombrable de beautés que le génie peut y répandre, un pareil système donnera jamais un bon opéra, et si les spectateurs italiens ne sont pas bien excusables de s’occuper de toute autre chose que du spectacle, jusqu’à ce que la ritournelle les avertisse que l’Aria va commencer. M. Spontini a senti parfaitement qu’il fallait suivre, en France, une autre méthode ; et que le plus bel air n’a de prix pour nos spectateurs, qu’autant qu’il est impérieusement commandé par la situation, et bien amené par le dialogue.

La déclamation est généralement bonne dans l’opéra de la Vestale ; et il y a, dans le personnage de Julia en particulier, des endroits dont l’accent est si vrai, si juste, que c’est absolument la parole volée. C’est le reproche que faisaient à Gluck les enthousiastes de Piccini ; ils ne voyaient pas que ce reproche même était le plus bel éloge qu’ils pussent faire de la musique et du musicien. Que M. Spontini soit donc bien content de lui, toutes les fois qu’on le traitera comme Gluck. C’est encore à l’école de ce grand maître, qu’il apprendra à fortifier son récitatif par un orchestre éloquent, qui achève de donner à la pensée tout son développement, à la passion toute son énergie. La Vestale en offre quelques exemples :

Hélas ! dans ces momens d’horreur,
Autour de mon tombeau quand mon âme est errante.

L’effroi de Julia ne lui permet d’exprimer qu’à demi, pour ainsi dire, tout ce que cette pensée a d’horrible et d’effrayant pour elle. Mais cet effroi, ce frisson mortel qu’elle éprouve et qu’elle ne peut exprimer, l’orchestre le fait entendre dans les altos, les bassons et les violoncelles qui parlent là leur véritable langage. Voilà qui est bien de l’école de Gluck ; mais pourquoi ces violons, pourquoi ce cor, qui, loin d’ajouter à l’idée principale, forment ici une espèce de contre-sens avec le reste de l’orchestre ? Je sais très bien que l’on me répondra qu’il faut soutenir, par d’autres instrumens, l’harmonie fondamentale, que l’oreille déroutée chercherait en vain dans les traits des bassons, altos, etc. Mais je répondrai que c’est au génie de l’artiste à triompher de ces sortes d’obstacles, à en tirer même de nouvelles beautés ; et qu’un poëte serait très-mal reçu à justifier un mauvais vers par la nécessité de la rime, ou la contrainte de la mesure.

Dans un autre endroit, la déclamation de ce vers,

De la mort sur mon front je sens les doigts glacés ;

est soutenue par un trait de violoncelle, où l’auteur semble avoir voulu peindre l’action même de ces doigts glacés, qui s’avancent pour saisir leur victime ; l’intention est louable, et l’effet assez heureux ; mais respectons les limites que la nature assigne à chacun des arts. Elle a partagé entre tous le droit et la possibilité d’une imitation complète de ses effets ; mais chacun d’eux a son objet particulier dans cette belle et grande répartition, et la musique qui peut tout dire, tout faire entendre au cœur, ne saurait rien peindre aux yeux.

Il est des cas où le silence absolu de l’orchestre prête à la déclamation un degré sensible d’énergie. Quand Julia, revenue à peine de son accablement, dit d’une voix faible et mal assurée :

Eh ! quoi ! je vis encore !

Cette phrase qu’elle n’a pas la force d’achever, et qui reste habilement suspendue, n’a besoin d’aucun accompagnement ; tout ce qui tendrait à en fortifier l’expression, l’affaiblirait nécessairement. Il en est de même de cette autre hémistiche :

Qu’on me mène à la mort.

déclamé avec une fermeté tranquille, il en dit beaucoup plus que les vers suivans qui paraphrasent inutilement la pensée de Julia. Mais quand elle s’écrie :

Est-ce assez d’une loi pour vaincre la nature ?

C’est une plainte qu’elle doit faire entendre, et non un reproche amer : le compositeur ne me paraît point avoir saisi cette nuance. Les adieux qu’elle adresse à ses sœurs, la bénédiction qu’elle implore en embrassant les genoux de la grande Vestale, tout cela a paru un peu sec d’expression, quand le pathétique devait être au comble, quand les larmes devaient couler de tous les yeux. L’auteur a vraisemblablement voulu éviter les longueurs, dans un moment où tout doit courir au dénouement ; et c’est dans la même intention sans doute, qu’il a supprimé plusieurs autres morceaux du poëme dans cette même scène. Il en est, à la vérité, dont le sacrifice était nécessaire à la rapidité de l’action ; mais je regrette ces vers de Julia :

Le désespoir, la honte, un supplice effroyable,
Dieux immortels, voilà mon sort ?
Du sein de ces tombeaux, quelle voix lamentable
M’appelle au séjour de la mort !

Ce retour douloureux sur soi-même, ces derniers adieux à la vie, cet effroi involontaire au moment de la quitter, offraient un contraste bien naturel, avec l’exaltation qui venait de dire :

Qu’on me mène à la mort ; elle est mon espérance.
Je la veux, je l’attends, etc.

Il y avait là de beaux effets à produire, et je suis fâché que le musicien n’en ait pas profité : Gluck ne les eût pas négligés.

Malgré ces taches légères, et quelques incorrections de style qu’il faut attribuer et pardonner en même tems à la chaleur de la composition, le rôle de Julia est conçu tragiquement, exécuté à la manière des maîtres, et parfaitement soutenu jusqu’à la fin de l’ouvrage, c’est-à-dire, jusqu’à l’arrivée de Licinius. Jusque là en effet, quoique les situations soient forcées ou invraisemblables, les sentimens sont puisés dans la nature, et le musicien a trouvé dans l’énergie brûlante de son âme, ce qu’il fallait pour les bien rendre. Mais le merveilleux presque absurde d’un dénouement si contraire à toutes les idées reçues, a dû jeter le compositeur dans le vague, dans l’idéal : c’est l’inconvénient inévitable du plan de ce poëme. L’auteur qui traita, en 1713, le sujet de la Vestale au Théâtre-Français, conduit au supplice Cornélie et Céler, son amant, que le peuple s’efforce en vain de sauver de la rigueur des lois. Mais les convenances exigeaient ici un autre dénouement ; et le spectateur s’est si vivement intéressé à Julia, que peu lui importe le moyen qui la dérobe au supplice, pourvu qu’elle y soit dérobée. Un miracle, d’ailleurs, n’est jamais de trop dans le pays des prestiges ; et si ce miracle offre un beau spectacle, s’il amène de belles fêtes, tout est pardonné : l’effet demande, et obtient grâce pour la cause.

Disons maintenant un mot du rôle de Licinius.

Il faut supposer d’abord, pour trouver une ombre d’excuse à l’inconcevable conduite de ce personnage, qu’une passion effrénée et malheureuse a tellement égaré son cœur et sa tête, qu’il n’y a pas plus d’ordre dans ses idées que dans ses sentimens, et qu’il ne sait ni ce qu’il dit ni ce qu’il fait. Comment, sans cette supposition, admettre en effet, qu’un général romain choisisse le jour même où la patrie reconnaissante couronne sa valeur, pour insulter à la plus sainte de ses lois, et pour souiller son triomphe par la plus sacrilège des profanations ? C’est donc un personnage absolument hors de la mesure commune et de l’ordre général ; d’après cela, rien de ce qui conviendrait à un autre ne saurait lui convenir, et tout doit porter en lui un caractère particulier d’enthousiasme et d’exaltation. C’est ainsi, du moins que le poëte a conçu, et que le compositeur a dû peindre Licinius. Le trouble et l’agitation qui l’ont amené, et qui le retiennent malgré lui près de ce temple fatal, sont bien caractérisés par l’orchestre. Ses premiers mots sont le cri du désespoir,

Ces murs, ces murs sur moi ne s’écrouleront pas !

Et déjà le délire est au comble dans le duo avec Cinna : il ne s’agit de rien moins que de renverser tout ce que la religion et les lois peuvent opposer d’obstacles à la fougue de ses transports : rien ne l’effraie, rien ne l’arrête, pourvu que le fidèle Cinna seconde ses hardis projets. L’endroit du duo où il réclame le secours de l’amitié, est d’une expression vigoureuse, d’une chaleur entraînante ; et quelques idées guerrières, reproduites à la fin de la ritournelle, annoncent assez heureusement la confiance de Licinius dans ses braves compagnons d’armes. Quant à l’air de Cinna :

Dans le sein d’un ami fidèle, etc.

Une facture pénible, des idées recherchées, des accompagnemens trop symétriques, donnent à ce morceau je ne sais quel air de contrainte qui répugne à la situation. Ce n’est point là le langage expansif et affectueux de l’amitié : c’est un lieu commun ; j’en conviens : ces idées là ont cent fois été mises en musique ; j’en demeure d’accord : il était facile cependant de leur donner ici un caractère neuf, en le puisant dans cette noble franchise qui distingue tous les sentimens du brave ; c’est un soldat, c’est un Romain qui parle ; il doit être simple et vrai dans ses reproches comme dans son amitié.

À propos de lieux communs (puisque la musique a également les siens), arrêtons-nous un moment à un autre air de ce premier acte, mais qui a, comme composition musicale, un avantage marqué sur le précédent.

La grande Vestale a lu dans le cœur de Julia, et croit devoir l’épouvanter en lui faisant de l’amour un portrait terrible ; le voici :

L’Amour est un monstre barbare,
Perfide ennemi de Vesta ;
C’est dans les gouffres du Ténare
Que Tisiphone t’enfanta.
Par lui, de malheurs et de crimes
Ce monde impie est inondé :
Sur des tombeaux, sur des abîmes
Son trône sanglant est fondé.

Voilà, sans doute, bien du fracas ; et je ne doute point que M. Jourdain ne trouvât trop de tintamarre là-dedans. Mais je dois me borner à examiner ce qu’on a fait, sans m’inquiéter de ce que peut-être on eût dû faire ; et je demande ce qu’il était possible que l’expression musicale ajoutât ici à la force de l’expression poétique ? Le poëte a tout dit, et semble avoir oublié qu’un autre devait achever le tableau, et que c’était à lui de fournir seulement le dessin. Aussi qu’est-il arrivé ? que dans la nécessité d’ajouter à l’idée première, puisqu’il devait la peindre à sa manière, le musicien a été obligé de recourir à toutes les puissances de son orchestre, et d’appeler à son secours les trombones, les trompettes, etc., pour renforcer encore la vigueur d’expression et le coloris du tableau. Fort heureusement qu’au milieu de ce fracas terrible, quelques mesures d’un andante vraiment affectueux, viennent reposer nos cœurs sur des idées plus douces et plus maternelles :

Ô ma fille ! ton cœur s’égare,
Et je tremble pour Julia.

Ces deux vers, qui ne sont point dans le poëme imprimé, prouvent que le génie de la musique a bien inspiré ici celui de la poësie et cette circonstance n’est pas la seule où elle puisse rendre à sa chère sœur de pareils services ; il faut même qu’elle la contrarie quelquefois ; elles n’en sont ensuite que meilleures amies. Si, par exemple, le musicien avait strictement suivi les intentions, et pour ainsi dire l’impulsion des paroles dans le rôle du grand-prêtre, il en eût fait un fanatique intolérable. Il a donc sagement tempéré par un ton grave et solennel ce que les vers peuvent avoir de trop déclamatoire dans quelques endroits, et simplifié par l’expression musicale ce qu’il y a de trop emphatique peut-être dans l’expression du poëte. J’en indiquerai un exemple sensible, dans le duo du 3e acte, où le calme réfléchi du prêtre contraste fort bien avec l’imprudente témérité de Licinius.

Le poème de la Vestale est évidement supérieur, du côté de la diction, à la plupart de ceux qui ont paru depuis long-tems ; mais son estimable auteur ne paraît pas avoir encore une idée assez juste du caractère particulier de style qui convient à ces sortes d’ouvrages ; le sien est en général tendu et sentencieux, ce qui est l’opposé du genre, quelquefois même un peu ampoulé ce qui est encore bien pire. Que M. Jouy ne cherche pas à trop bien faire, et il fera bien, et il parviendra à donner à son style cette souplesse élégante, cette heureuse facilité qui se prêtent si docilement aux caprices de la période musicale, et dont Quinault avait laissé le modèle, sans en donner probablement le secret. Voilà ce qui l’avait fait surnommer le Phénix de la poésie chantante : voilà pourquoi, au jugement même du sévère Boileau, Quinault faisait des vers fort bons à être mis en chant. Il est vrai que des vers, bons sous cet unique rapport, semblaient fort mauvais à l’exact et judicieux auteur du Lutrin ; mais ce n’est pas ce dont il s’agit ici. Quoi qu’il en soit, je souhaite sincèrement à M. Spontini de rencontrer souvent des poëmes tels que la Vestale, et à M. Dejouy, d’associer souvent sa muse à des musiciens qui s’étendent aussi bien avec elle.

En résumant nos idées sur la musique de cet opéra, voici, je crois, le jugement que l’on en peut porter en général. Elle concilie deux choses qui se trouvent rarement réunies : l’enthousiasme de l’inspiration, et les traces sensibles d’un travail étudié. Tout le rôle de Julia est écrit de verve, et entraînera toujours les applaudissemens du public ; plusieurs autres parties de l’ouvrage respirent la même chaleur, le même enthousiasme ; l’orchestre est traité d’une maniéré riche et brillante, mais souvent écrit avec un soin trop méthodique : trop souvent l’auteur y montre l’intention minutieuse de faire contraster et dialoguer les parties entr’elles ; et quel que soit l’art qui les réunit pour en faire un tout harmonieux, cet art devient quelquefois trop sensible, pour ne pas faire perdre quelque chose de l’illusion, et par conséquent du plaisir qu’elle doit procurer M. Spontini semble s’être attaché à tirer partout un parti égal de son orchestre : mais il n’ignore pas que chaque instrument a son langage et son expression particulière, et que le plus sûr moyen d’en affaiblir l’effet, est de le multiplier : ce n’est pas seulement du luxe alors ; c’est une prodigalité qui peut bien supposer la richesse, mais qui n’annonce pas l’économie. Formé par d’excellens maîtres, et nourri sans doute de la lecture des chefs-d’œuvre de la scène lyrique, l’auteur de la Vestale sait avec quelle simplicité toujours noble et souvent sublime, ces grands-hommes se sont piqués d’écrire. L’œil est frappé, à l’ouverture de leurs partitions, de la sage économie qui a présidé à la distribution des accompagnemens, et l’on est étonné de tout ce qu’ils produisent d’effet avec quelques notes seulement. Gluck lui-même qui a, le premier, mis l’orchestre en scène, n’est si vigoureux, si énergique, que parce qu’il à su être sage dans sa fougue, et sobre au milieu de son abondance. Voyez avec quelle simplicité, tour à tour pleine de force ou de grâce, Sacchini accompagne, et vous aurez une idée de la perfection du style musical. M. Spontini s’en approche assez souvent, pour que les amis de l’art qu’il cultive désirent de le voir se bien convaincre que le sublime, que le vrai, que le beau dans les arts de l’imagination, n’est autre chose que le simple et le naïf. Il a de belles inspirations, des momens précieux de chaleur vraiment dramatique, du charme et de la facilité dans le style, mais qu’il se garde bien de gâter tout cela par une correction ambitieuse, qui pourrait le jeter à son insu dans le précieux et le maniéré. Qu’il soit large et franc dans ses conceptions, et le reste s’arrangera de soi ; qu’il ne courre point trop après les effets, et ils se présenteront d’eux-mêmes : c’est un calcul qui ne le trompera jamais. Le succès de la Vestale lui impose de grandes obligations, et la critique lui fournira les moyens de les remplir : c’est en lui montrant ce qu’il a fait, qu’elle peut l’éclairer sur ce qu’il doit faire.

J’ai loué franchement et sans détour ce qui m’a semblé louable, comme j’ai pris la liberté de relever ce que j’ai cru répréhensible, dans le poëme et dans la musique de la Vestale. Je ne me suis point dissimulé, dans le cours de ce travail nouveau pour moi, combien est délicate la tâche de celui qui touche aux plaisirs du public : c’est une espèce d’attentat à la propriété commune. Ce même public abandonne assez volontiers à la critique un ouvrage de littérature, dont il ignorerait quelquefois, sans nous, jusqu’à l’existence. Mais il n’en est pas de même des productions des arts ; chacun se suppose le droit de juger, parce qu’il se reconnaît la faculté de sentir, et il trouve comme de raison très-mauvais qu’on lui démontre qu’il s’est trompé, en condamnant une beauté, ou en applaudissant à un défaut. Je n’avais, il est vrai, rien de semblable à redouter ici : les beautés de la Vestale sont généralement senties aujourd’hui, et je n’ai guère été ici que l’écho du public ; quant aux taches que j’ai cru apercevoir, et que j’ai indiquées, ce ne sont point des jugemens que je prétends dicter ; ce sont des doutes que je motive, et que je soumets avec respect aux maîtres même de l’art.

AMAR.

[1] Partition de 510 planches ; à Paris, chez les demoiselles Erard, rue du Mail. — Prix, 48 fr.

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(1774 - 1851)

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date de publication : 31/10/23