Les Deux Jaloux de Gail
Première représentation des Deux Jaloux, opéra en un acte.
Il semble qu’une divinité secourable se fasse un devoir de consoler les sociétaires de Feydeau d’avoir joué le Prince de Catane, et nous de l’avoir vu. Depuis la triste apparition de ce malheureux prince, voici trois nouveautés qui ont su se tare applaudir sans assistance du tailleur, du décorateur et du fournisseur de lampions. On ne peut trop louer les auteurs de ne s’être pas livrés au repos après Le Mari de Circonstance. La brillante destinée de ce charmant ouvrage n’a été pour eux que […] d’un nouveau zèle et le prestige de nouveaux succès. Les Deux Jaloux sont déjà le prix de cette louable émulation.
Avec plus de modestie encore que de prudence, l’auteur de ce petit opéra n’a omis aucun moyen de prévenir ses juges que l’ouvrage qu’il voulait leur soumettre n’était que l’imitation d’un autre ? Cette loyauté est d’autant plus remarquable, que la pièce dont il s’agit est déjà oubliée depuis plus d’un siècle. Le Jaloux Honteux (c’est son titre) ne se trouve même pas dans toutes les éditions de Dufresny. La chute de cette comédie fut complette dans l’origine ; Collé l’a retouchée long-tems après ; mais on ne voit pas qu’elle soit restée au théâtre. Elle n’a pas moins de cinq actes : en essayant de les analyser, on reconnaîtra que c’est beaucoup pour un fond aussi léger.
Un président au parlement de Rennes a la faiblesse d’être jaloux de sa femme qui l’aime sincèrement ; mais il me sa vanité à ne point le paraître. Il a recueilli dans sa maison une jeune personne nommée Lucie, qui est à-la-fois sa nièce et sa pupille. Deux prétendus, Armier et Damis, recherchent la main de cette riche héritière. Le premier est vieux, le second est jeune : le président a déjà décidé in petto qu’un homme grave comme Aregan convenait beaucoup mieux à Lucie. D’ailleurs, Damis a commis envers lui une offense qu’il ne peut lui pardonner, quoiqu’elle fût bien involontaire. Dans un bal masqué, où la présidente et Lucie portaient le même déguisement, il a pris la tante pour la nièce, et lui a fait une déclaration passionnée, dont le mari jaloux n’a pas perdu un seul mot. Mais Damis est bien fort ; il a pour lui la jeune personne et Lisette sa suivante.
La scène se passe dans un château à un quart de lieue de Rennes. Les deux rivaux viennent d’y disputer l’objet de leurs vœux ; mais il se trouve dans cette maison de campagne deux personnages plus importans qu’on ne pourrait le croire : c’est Thibaut, valet du président, et une petite jardinière nommée Hortense, qui, tous deux, sont payés pour venir rapporter à leur maître tout ce qu’ils peuvent voir et entendre dans le château et les environs. Thibaut a le même défaut que son maître ; mais loin de s’en cacher, comme lui, il parle de sa jalousie à tout venant : il prétend que c’est une vertu naturelle, comme de boire et de manger. Aussi, ce rustaut, moitié niais, moitié rusé, n’a-t-il pas plutôt aperçu Damis, qu’il tremble pour sa petite Hortense ; et il la croit tout-à-fait perdue, quand il croit s’apercevoir qu’elle est sensible aux prévenances de Frontin, valet d’Argan. Il redouble de vigilance pour découvrir tout ce qui se passe autour de lui. Le président, toujours en affectant de badiner, le questionne sans cesse pour se tenir au murant. L’opposition apparente et l’accord parlait du jaloux honteux et du franc jaloux, donnent lieu à des scènes assez plaisantes. Les rapports continuels de la petite jardinière embrouillent de plus en plus les choses, au lieu de les éclaircir. Elle a trouvé un billet de Damis dans la cassette de Lucie : le valet d’Argan lui conseille de le donner au président, en lui faisant croire qu’il était adressé à sa femme. En attendant l’occasion de remettre le billet, la curiosité la pousse à savoir ce qu’il contient. Le président et Thibaut surviennent derrière elle : chacun d’eux est jaloux pour son propre compte. Thibaut essaye d’enlever le papier des mains d’Hortense ; dans son dépit, elle le déchire. Le valet se hâte d’en ramasser les morceaux ; le maître, tout en se moquant de lui s’empare soigneusement des nouvelles preuves qu’il croit avoir de la perfidie de sa fidelle moitié. Thibaut, du moins, sait bientôt à quoi s’en tenir sur le compte de sa petite Hortense. Le président, forcé de partir pour Rennes, et voulant néanmoins cacher son absence aux habitant du château, ordonne à son valet de prendre sa robe de chambre et son bonnet puis de s’enfermer dans son cabinet, mais de manière à y être vu. Hortense, qui arrive en ce moment, croit parler à son maître ; elle lui demande une grâce, et cette grâce est de ne pas être contrainte à épouser Thibault, parce qu’il est vieux et jaloux. Lucie ferait volontiers la même prière à son oncle ; mais elle ne se croit pas assez instruite de la sincérité des sentimens de Damis. Le jaloux président a tant répété que c’était sa femme qu’il poursuivait, que la jeune personne imagine de lui faire subir une épreuve. Elle prend les habits de la présidente, et fait dire à Damis qu’elle désire l’entretenir en particulier. Le jeune homme est si franc dans l’explication, il touche tellement Lucie, qu’elle soulève son voile pour se laisser reconnaître. Dans son ravissement, Damis tombe à ses pieds. Le président survient ; il veut égorger l’audacieux séducteur : Lucie se découvre ; il reconnaît son erreur et tous ses torts. Le dénouement satisfait tout le monde, excepté Thibault, à qui le président ôte la petite jardinière pour la donner à Frontin, afin, dit-il, qu’il n’t ait plus de mari jaloux au château.
Il fallait, sans doute, de l’intelligence et une connaissance peu commune de la scène pour réduire ces cinq actes en un seul, sans y jeter de confusion no d’obscurité. L’auteur a supprimé non-seulement beaucoup de verbiage, mais même deux rôles entiers de son original : ceux de M. Argan et de Lisette. L’ensemble de l’ouvrage, grâce à ces coupures, est devenu plus rapide et plus gai. Il est joué de la manière la plus agréable : Mme Gavaudan a obtenu un véritable triomphe dans le charmant rôle de la petite jardinière ; la coiffure cauchoise lui sied à ravir ; Lesage rend très-naïvement la jalousie burlesque de Thibault, et Gavaudan met de l’art dans les nuances commandées par son caractère. Batiste a été plus enjoué et plus ferme qu’il ne l’est ordinairement dans le rôle de Frontin. Ceux de la présidente et de Lucie conviennent parfaitement à Mmes Belmont et Moreau.
Le sévère Jean-Jacques a osé avancer qu’il n’était pas donné aux femmes de réussir dans les arts d’imagination : il prétend que leurs ouvrages sont froids et jolis comme elles. Il regardait comme impossible, par conséquent, qu’une femme pût composer de la bonne musique, et l’expérience, il est vrai, vient à l’appui de l’opinion du philosophe de Genève ; mais il aurait reçu, samedi soir, un démenti complet au Théâtre-Feydeau. C’est à une dame (qui n’a pas voulu être nommée, mais que tout le monde connaît) que nous sommes redevables d’une des musiques les plus piquantes, les plus gracieuses que l’on ait entendues depuis long-tems à l’Opéra-Comique. Les idées sont toutes à elle, chose devenue extrêmement rare ; et son style est formé à l’école des Mozart et des Cimarosa. UN trio charmant et des couplets délicieux, chantés avec un goût exquis par Mme Gavaudan, ont excité des transports d’enthousiasme.
L’auteur des paroles a désiré pareillement garder l’anonyme.
S.
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Sophie GAIL
/Jean-Baptiste-Charles VIAL
Permalien
date de publication : 21/09/23