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Les Deux Jaloux de Gail

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OPÉRA-COMIQUE IMPÉRIAL
Première représentation des Deux Jaloux, opéra comique en un acte

L’explosion des deux parodies s’est faite en même temps au Vaudeville et aux Variétés ; ces deux feux d’artifice ont été tirés presque à la même heure, pendant que l’Intrigante contre laquelle toute cette artillerie d’épigrammes était dirigée, tranchait, ordonnait et faisait son embarras ordinaire au Théâtre Français. Le même jour, un nouvel opéra comique se présentait à Feydeau escorté de la première composition musicale qu’une nouvelle Polymnie eût encore fait entendre au théâtre ; et il y avait foule partout, tant la nation des amateurs de spectacles croit et se multiple. Que nous sommes loin du temps où la première représentation du Britanicus de Racine était abandonnée pour des marionnettes ! S’il y avait eu ce jour-là même une parodie de l’Intrigante, chez Polichinelle, il se serait trouvé du monde pour cette farce nouvelle : la population des curieux est assez abondante pour fournir à tout.

Tant de nouveautés à la fois n’en sont pas moins une profusion condamnable ; les théâtres devraient être plus économes, faire feu qui dure et ne pas manger tout leur bien en un jour. Je me garderai bien de prodiguer toutes ces nouveautés dans un même article : je ne suis pas assez riche pour faire tant de dépenses en un seul repas ; j’ai là de qui vivre plusieurs jours. Je commence par les Deux Jaloux, la seule pièce à laquelle il m’ait été possible d’assister. Trois théâtre peuvent bien donner trois nouveautés à la fois le même jour, mais je n’en puis jamais voir qu’une. J’ai donné la préférence aux Deux Jaloux, par égard pour la hiérarchie des théâtres et des genres : les farces doivent céder à la comédie, les couplets à la musique. C’était une pièce de Dufresny qu’on annonçait à Feydeau, avec de la musique d’une dame : je devais des égards à l’auteur, de la galanterie à la musicienne.

Les Deux Jaloux sont une imitation du Jaloux honteux de Dufresny, un de nos plus agréable comiques, dont on ne joue plus rien au Théâtre Français que l’Esprit de contradiction ; encore ne prend-on guère plus garde à ce petit chef-d’œuvre qu’à l’Avocat Patelin. Ce n’est pas la faute des acteurs si Dufresny est banni de notre scène comique, c’est le public qu’il faut accuser de cet exil. Dufresny est un observateur fin, un peintre délicat, un philosophe aimable, qui connait les hommes et la nature, et qui sonde les replis du cœur : son esprit, qui fait les délices des vrais connaisseurs, est l’antipode de celui qui est à la mode au théâtre ; c’est de la monnaie dont le métal est infiniment précieux, mais qui n’a plus cours dans le commerce : notre parterre n’entrait pas les plaisanteries de Dufresny ; il ne pourrait s’en amuser ni même en sourire, si j’en juge par ce qui l’amuse et le fait rire aujourd’hui.

Dufresny n’est pas fait pour notre théâtre ; il manque de la partie théâtrale la plus essentielle à présent ; il ne sait pas lier des scènes, faire un plan et conduire une pièce ; il a mis dans ses ouvrages dramatiques la même négligence, le même désordre que dans ses actions et dans ses affaires domestiques : c’est ce qui a fait tomber, même de son vivant, la plupart de ses comédies ; plusieurs se sont relevées depuis. Dans ma première jeunesse, on jouait habituellement le Déditle Lot supposéle Mariage fait et rompul’Esprit de contradictionle Double Veuvagela Réconciliation normande : tout cela a disparu ; mais si Dufresny ne trouve plus ni spectateurs ni acteurs, il a toujours des lecteurs qui goûtent ses idées aussi justes que fines, son dialogue gai, malin et piquant, son style original, son esprit délicat, toujours dans la chose, toujours fécond en pensées, et dédaignant les jeux de mots.

Le Jaloux honteux de l’être (car c’est sous ce titre que cette comédie fut annoncée et jouée en 1708) tomba tout à plat, et n’eut qu’une représentation. Cette chute si brusque fut d’autant plus désagréable pour Dufresny, qu’elle se trouvait voisine du triomphe de Regnard, son rival, qui venait de donner le Légataire avec un succès brillant. Depuis que cet associé infidèle avait dérobé à son collaborateur le plan et les principaux caractères de sa comédie du Joueur, et s’en était approprié toute la gloire, le malheur s’attachait au pauvre Dufresny ; depuis cette rupture, il ne compta presque plus que des chutes. Dufresny avait plus d’esprit, plus de finesse que Regnard ; il était plus observateur, plus philosophe, meilleur peintre de la nature et des mœurs ; Regnard avait plus d’art, plus de cette gaieté populaire qui se communique, plus de vivacité et de chaleur ; il connaissait mieux le théâtre, et faisait mieux une pièce. Hélas ! tous les deux sont aujourd’hui confondu dans le même oubli. On joue beaucoup de pièces de Regnard, c’est pour sa honte plus que pour sa gloire. Le Distrait, le Légataire, les Ménechmes ; sont devenus des dérisions par la solitude qui les accompagne ; il vaut mieux ne pas paraître au théâtre que d’y être abandonné de tout le monde : il vaut mieux être oublié, enterré, que de vivre pour des affronts.

L’auteur ou les auteurs de l’Histoire du Théâtre Français, une des plus mauvaises compilations qui existent, reproche très sérieusement à Dufresny la faute qu’il a commise en faisant imprimer une pièce tombée ; il trouve même la faute de l’avoir fait imprimer plus grande que celle de l’avoir composée. Ce compilateur n’était guère en état d’apprécier l’esprit et le mérite de Dufresny ; car il y en a dans cette pièce tombée beaucoup plus que dans des comédies qui ont eu un grand succès dans la nouveauté. Si Dufresny n’eût pas fait imprimer ses pièces tombées, nous n’aurions pas aujourd’hui son théâtre, et ce serait une grande perte pour notre littérature. Collé, homme plein d’esprit et de goût, sut mieux apprécier l’ouvrage de Dufresny ; il y trouva tant de traits d’un excellent comique, mêlés à quelques longueurs, qu’il se donna la peine de réduire la pièce en trois actes, en élaguant les personnages et les scènes inutiles. En cet état, il la fit jouer dans les sociétés pour lesquelles il travaillait lui-même, et il avoue noblement qu’elle y réussit beaucoup plus que les siennes. Les comédiens français n’ont point essayé ce que produirait sur leur théâtre la pièce ainsi réduite ; mais un auteur dramatique, qui ne se nomme pas, a été curieux de voir ce que deviendraient les trois actes arrangés par Collé, si on en faisait un acte d’opéra comique. Il y a loin des cinq actes de Dufresny, sifflés en 1708, à ce petit acte applaudi à Feydeau en 1813 : ce qui forme entre l’ouvrage original et la dernière réduction qu’il a subie, un intervalle de 105 ans. 

Le Jaloux de Dufresny n’est un jaloux à l’italienne, c’est un jaloux à la français, honteux de paraître jaloux dans un pays où la jalousie est un ridicule. Il pousse même l’hypocrisie jusqu’à exhorter sa femme à voir du monde, à recevoir chez elle des jeunes gens aimables, tandis qu’il serait au désespoir qu’elle s’avisât de le prendre au mot. La femme est très vertueuse, très empressée à éviter tout ce qui peut porter ombrage à son mari ; mais le mari est encore bien plus ingénieux à imaginer les sujets de jalousie les plus bizarres et les plus extravagants. Son entêtement égale son injustice et sa folie ; les éclaircissemens, les explications ne servent qu’à le confirmer dans ses soupçons chimériques.

Ce jaloux a pour aide et pour espion son jardinier Thibault, aussi jaloux que lui, mais jaloux déclaré, jaloux découvert, que sa bassesse et son obscurité mettent fort à son aise, qui ne gêne point, et fait éclater librement sa jalousie ; ce qui n’empêche pas qu’il ne soit trompé par une petite villageoise nommée Fanchette, et qui est une espèce de femme de chambre de Madame. Frontin, valet de chambre de Monsieur, s’est amusé à faire la conquête de cette ingénue.  

Le jaloux est un président au parlement de Rouen ou de Rennes ; il est tuteur d’une jeune personne nommée Lucie qui de faire un gros héritage : sa famille veut la marier à un des cohéritiers. Il y a un vieux et un jeune. Le jaloux, qui a promis au père de sa pupille de ne jamais se séparer d’elle, est pour le vieux, quoiqu’il fasse semblant de préférer le jeune. Il s’est mis dans la tête que ce jeune militaire nommé Damis, quoique véritablement très amoureux de Lucie, est en secret l’amant de sa femme, et qu’il ne veut épouser Lucie que pour vivre dans la société de Mad. la présidente ; ce qu’il veut empêcher par tous les moyens possibles. Il ne finit par consentir au mariage de Damis avec Lucie que d’après l’engagement que prend le jeune homme de ne point rester dans le château du président, et d’aller avec sa femme fixer ailleurs son séjour.

On a dit dans le temps que la jalousie était bien faible, si elle ne prévalait pas sur la honte. Je crois que du temps de Dufresny la plus forte passion de l’homme d’un certain rang, vivant dans le monde, était la crainte du ridicule qui dans la société déshonorait alors plus qu’un crime. Le tourment d’un jaloux pour cacher sa jalousie, et le contraste de cette dissimulation avec la franche jalousie de Thibaut, peuvent avoir quelque chose de théâtral : il en est du combat de la jalousie et de la honte de ceux de l’amour contre la religion et la nature, dans Zaïre ; contre l’honneur et la piété filiale, dans le Cid.

Une des plus jolies scènes est celle où le jaloux fait ramasser, par Thibaut, les morceaux d’un billet déchiré qui est pour Lucie, et qu’il croit être pour sa femme. Gavaudan joue fort bien ce rôle de jaloux hypocrite, porté par l’instinct de la plus furieuse jalousie à forger des chimères pour se tourmenter, et qui se croit déshonoré si l’on devine ses ridicules imaginations : il fallait pour jouer la femme du jaloux, une actrice pleine de grâce, de décence et de noblesse : on l’a trouvée dans Mad. Belmont ; le personnage n’est que raisonnable ; l’actrice montre beaucoup de talent et de goût en ne cherchant pas à briller. Batiste chante très agréablement et joue avec gaieté le rôle de Frontin. Mad. Gavaudan est délicieuse dans le petit rôle de Fanchette. Mad. Moreau représente Lucie ; et Ponchard, Damis : ces deux amas sont vifs et emportés, l’amant surtout. Thibaut, le jardinier, semble fait pour Lesage ; il le remplit de la manière la plus naturelle et la plus plaisante. 

Il y a dans la musique un ou deux duo, un trio, des couplets pleins de grâce et de mélodie, et qui ont été accueillis avec transport : cette composition, en général, ne peut que faire beaucoup d’honneur à un virtuose, quel que soit son sexe. Je ne sais par quel caprice de modestie il a plu à la dame auteur de cette composition, de rester, pour le public, la dame inconnue et invisible. Je suis moins étonné que l’auteur des paroles ait pris le même parti : il est vrai qu’il a beaucoup moins mis du sien dans l’ouvrage ; il n’a guère fait qu’indiquer au musicien des situations favorables ; il a sacrifié sa gloire à celle de Dufresny et n’a cherché qu’à faire valoir ce charmant comique. Le public, sans trop s’embarrasser d’où lui venait son plaisir, a paru satisfait. Voilà une bonne veine pour l’Opéra-Comique, deux succès qui se suivent de près dans le même genre. Jusqu’ici, le système de multiplier les nouveautés s’annonce comme utile et avantageux ; il convient à tout le monde ; aux acteurs qui aiment les rôles nouveaux, où l’on ne peut les comparer à personne ; aux auteurs enchantés de voir jouer leurs ouvrages ; aux musiciens ravis d’être occupés ; et si le public continue à s’accommoder de ces nouveautés, on aura trouvé le seul secret peut-être de remplacer Elleviou, en jouant des ouvrages où Elleviou n’a jamais paru.

Geofroy

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Compositrice

Sophie GAIL

(1775 - 1819)

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Sophie GAIL

/

Jean-Baptiste-Charles VIAL

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date de publication : 21/09/23