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La Méprise de Gail

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THÉÂTRE DE l’OPÉRA-COMIQUE.
Ire représentation de la Méprise, opéra-comique en un acte.

L’auteur des paroles de cet opéra s’est empressé de faire l’aveu public qu’il en avait pris le sujet dans une comédie de Fagan. Il s’est donc mis à l’abri de l’accusation de plagiat qu’on eût eu le droit de lui intenter sans la prudente franchise avec il a confessé son larcin. La nouvelle morale littéraire est assez commode ; il suffit d’avouer qu’on a pris l’esprit d’un autre pour en devenir légitime possesseur ; l’aveu consacre la propriété. Autrefois il était plus difficile d’assurer son droit, il fallait déguiser, en l’embellissant, l’objet qu’on avait dérobé. Quand vous saviez en augmenter la valeur, il devenait votre bien ; et le voleur d’un diamant brut obtenait toujours sa grâce, et même des éloges quand il en faisait un bijou brillant : c’était presque la loi de Sparte, qui ne punissait que les voleurs maladroits.

Il faut bien combiner les lois d’après les mœurs du pays auquel on les destine ; le code du Parnasse doit être indulgent pour les larcins, ne fût-ce que pour éviter la dépopulation de la contrée. C’est à un poète obscur, nommé, je crois, Petit, qu’est échappée cette plaisante boutade :

Ah ! si sur le Parnasse on pendait les voleurs, 
Que l’on verrait en l’air de squelettes d’auteurs. 

M. Creuzé de Lesser, auteur, après Fagan, de la Méprise, est absous par la nouvelle législation littéraire ; mais il n’eût pas trouvé grâce auprès de l’ancienne loi, car il n’a pas embelli le sujet qu’il s’est approprié. Le changement le plus heureux qu’il y ait fait, est le titre, l’action toute entière roule sur une méprise plutôt que sur une étourderie.

Un vieillard a une femme jeune et jolie et une sœur surannée qui se sent pour le mariage l’appétit le plus vif. Un jeune homme devient amoureux de la séduisante épouse que, sur de faux renseignements, il croit la sœur du vieillard, tandis qu’il le suppose le mari de la plus âgée et de la moins jolie des deux dames. Il demande donc en mariage cette prétendue sœur, parle de son amour avec l’accent le plus passionné ; il est accueilli par le mari, charmé de trouver l’occasion de se débarrasser de sa ridicule sœur, mais qui exige que l’amoureux, dont il trouve la passion assez extravagante, obtienne le consentement de son épouse : l’amant voit successivement les deux dames, et, toujours dans l’erreur, prend la sœur pour l’épouse, et l’épouse pour la sœur. Cette méprise amène des scènes plaisantes, par l’art qu’a mis l’auteur à n’employer que des mots qui favorisent le quiproquo et en prolongent la durée : une seule des expressions qui devaient naturellement se présenter détruirait toute la pièce. Enfin, quand le spectateur s’est assez longtemps amusé de la méprise, une explication la fait passer. L’amant se relire tout désappointé, mais moins encore que sa tendre future qui voit fuir l’hymen dont elle est si friande. 

Je viens de donner à la fois le précis de la comédie de Fagan et de l’opéra de M. Creuzé. Ils ne diffèrent que par les détails et par la manière plus ou moins piquante dont le quiproquo est présenté et soutenu. Il faut convenir que l’avantage n’est pas du côté du nouvel auteur. Dans L’Étourderie de Fagan, la méprise est peut-être poussée un peu trop loin ; mais il en résulte des scènes si agréables, que le spectateur se prête volontiers à l’illusion et jouit de l’effet, sains approfondir la cause.

M. Çreuzé, sans parvenir à rendre le quiproquo plus vraisemblable, a rendu l’action moins vive et les traits des divers caractères beaucoup moins plaisans. Au lieu de laisser l’amoureux par méprise s’introduire témérairement dans la maison de sa belle, et déclarer lui-même la passion subite et invincible qui lui donne l’air et le langage d’un fou, c’est un frère de ce romanesque amant qui se charge de négocier son mariage.

Je cherche en vain le motif qui a déterminé l’auteur à substituer à la vieille fille impatiente du célibat, une veuve dont les désirs doivent être bien moins pressens, à moins qu’on n’applique ici l’axiome : ignoti nulla cupido. Cette veuve, qui ne porte plus le même nom que son frère, ôte une excuse à la méprise du jeune homme. Il est bien moins naturel qu’il se trompe entre madame et mademoiselle Géronte, qu’entre madame de Ferville et madame de Bellecourt.

Le parallèle entre les deux ouvrages pourrait être très long sans offrir un seul point favorable à M. Creuzé, que je n’aurais eu garde de nommer s’il n’avait signé la lettre dans laquelle il ne s’est accusé que de la moindre circonstance de son délit. Je suis persuadé qu’il en sent à présent toute l’étendue, et qu’il craint que l’ombre de Fagan ne vienne l’éveiller en sursaut en lui cirant :

Dis-moi, qui t’ai-je fait pour m’outrager ainsi ? 

On dirait qu’il a pris à tâche de déshériter les paroles des airs d’opéra de l’insouciante indulgence qu’on était convenu de leur accorder. Il nous a forcés d’entendre un recueil de phrases lyriques si… si… si niaises (pardon, j’ai cherché un autre mot, je ne l’ai pas trouvé), qu’elles auraient découragé Figaro. Exemple : 

Je suis aimé ! quelle nouvelle !
Je suis aimé ! ciel ! aimé d’elle ! 

Et puis : je sais quelqu’un, quelqu’un qui vous aime. Et puis : mon amant favori, c’est mon bon mari… Et puis, et puis… quel dommage qu’une musique facile, légère et spirituelle ait été la compagne de ce poëme réprouvé ; mais il était de poids à entraîner dans la chute dix partitions.

La présence de S. A. R. le duc de Berri a long-temps contenu les sifflets, qui n’ont éclaté qu’à la fin. S. A. R. va visiter les provinces ; le dernier souvenir dramatique qu’elle emporte de Paris l’empêchera d’être sévère pour les théâtres des départemens. […]

A. Martainville

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Compositrice

Sophie GAIL

(1775 - 1819)

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La Méprise

Sophie GAIL

/

Auguste CREUZÉ DE LESSER

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date de publication : 21/09/23