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Revue musicale. La Princesse jaune

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REVUE MUSICALE
Théâtre de l’Opéra-Comique : La Princesse jaune, un acte, par MM. Louis Gallet et Camille Saint-Saëns. […]

Il existe dans la direction actuelle de I’Opéra-Comique deux courans opposés : l’un, entraînant avec lui quelques jeunes adeptes de la nouvelle école, s’en va vers l’Orient, le pays de la rêverie, le pays des chimères ; l’autre poursuit paisiblement sa course vers le couchant. Entre ces deux forces qui agissent en sens inverse, il y a émulation, il ne peut y avoir lutte. C’est ainsi que vivaient en paix, et sous le même toit, au bleu pays de Chine, le grand philosophe Tin et le petit mandarin Li-Fou. Tous deux cependant avaient fait grand bruit par la diversité de leurs croyances ; mais un jour, s’étant avoué qu’ils n’avaient pas plus de dévotion pour les doctrines de Confucius que pour celles de Lao-tsé, ils laissèrent leurs disciples se battre, unirent leurs destinées, et, tout en continuant à prêcher des religions différentes, firent si bon ménage qu’ils ne se quittèrent-plus.

J’aime fort les Chinois, mais je leur préfère les Japonais. Dans les sciences et dans les arts ceux-ci ont depuis longtemps dépassé leurs maîtres ; ils sont polis et doux, et les magots de bronze de Miako sourient avec infiniment plus d’esprit et de finesse que les magots de porcelaine de Pékin. J’ai déjà fait un voyage au Japon, un voyage très intéressant, avec le livre de M. de Beauvoir ; je suis bien aise d’y être ramené, avec la Princesse jaune, par la fantaisie de M. Gallet et la volonté de M. Camille Saint-Saëns.

Cette princesse jaune est une petite bonne femme peinte sur le paravent japonais qui orne le cabinet de travail du docteur Kornélis, une image bizarre qu’il garde auprès de lui comme une chose rare, et dont Léna, la cousine du docteur, est fort jalouse. Et Léna a mille fois raison, car maître Kornélis, tout Hollandais et tout savant qu’il est, a le cœur sensible et l’esprit si troublé qu’il adresse des madrigaux à la petite princesse. En voici un dont M. Gallet nous donne le texte et la traduction ; c’est Léna qui chante.

O Ming outsou-sémi-si-Kamini
O Ming, si mon corps est esclave

Tayeèba-Hareïté
S’il ne peut briser son entrave,

Asa-Nagéka-ki-mi-Sakarüté
Par des rêves d’amour bercée,

Waga-karou-kimi
Vers toi s’envole ma pensée !

Waga-ko-in-kimi-zo-kizo-nou
Dans l’humble nid de ma tendresse,

Yo-ili-ni-miyé tsaurou
Tu règnes seule, ô ma maîtresse !

La musique de cette chanson devait naturellement être écrite dans le style japonais, qui diffère essentiellement du style chinois. Elle est d’une harmonie fort simple, l’accompagnement allant à l’unisson de la mélodie, et ce n’est certainement pas la difficulté de l’exécution qui l’empêchera de devenir populaire. Est-ce un thème original, est-ce une imitation heureuse, je n’en sais rien, n’ayant point jugé qu’il fût absolument utile de me renseigner là-dessus.

La chanson finie, Léna froisse avec colère le manuscrit et, changeant d’intonation et de style, elle apostrophe vertement sa jaune rivale sur le rhythme des boléros connus et toujours applaudis à l’Opéra-Comique :

Quel est donc ton pouvoir ?
Faut-il donc avoir,
Dis, sorcière,
De longs yeux bridés
Et des traits fardés
Pour lui plaire ?

Entre Kornélis qui, sans voir Léna, jette son manteau tout neigeux sur un meuble et vient déposer avec précaution sur la table des fioles et d’autres objets qu’il tire de ses poches. « C’était le kokha !... s’écrie-t-il !..... Quand je pense que j’ai passé dix nuits pour traduire ce mot ! »

Le kokha est une variété de hatchisch. On en fait un breuvage qui procure à celui qui le boit, sans souci de la mort, des songes merveilleux et change en réalité ses plus extravagans désirs.

Kornélis emplit sa coupe de la liqueur brune et la vide d’un trait. Alors l’extase commence : tout change autour de lui. Nous étions dans le cabinet d’un docteur, en Hollande, nous voici dans un intérieur japonais, et c’est le portrait de Léna qui a pris sur le paravent la place de la princesse jaune.

Par la fenêtre ouverte,
Voici la foule des marchands,
Voici les pagodes, les champs,
Les maisons et la plaine verte,
D’où s’exhale vers moi, par la brise porté,
Le fin parfum du thé !
Voici le nid de joncs et la muraille peinte,
Les tentures de soie aux riantes couleurs,
Et les monstres d’airain qui défendent l’enceinte
Des jardins tout en fleurs.
Rien, si ce n’est l’idole que j’appelle,
Ne manque ici !
Ma vision charmante, où donc est-elle ?

On le devine, la princesse qui s’offre aux regards charmés de Kornélis, c’est Léna, dans un éblouissant costume japonais.

Après une scène amoureuse qui laisse le savant docteur un peu désenchanté, Léna s’enfuit, le rêve se dissipe, les objets reprennent leur forme première, et on entend dans la coulisse les accords joyeux d’une kermesse à laquelle, malheureusement, les auteurs ne nous font pas assister. Peut-être cela sera-t-il une déception plus grande encore pour les habitués de l’Opéra-Comique, toujours friands de ces réjouissances qui, dans les pièces classiques, accompagnent au dénouement le mariage attendu. Mais, bien que Léna épouse Kornélis, je vous assure que ni M. Gallet ni M. Camille Saint-Saëns n’ont voulu faire une pièce classique.

Appelez cela comme il vous plaira : une rêverie, une japonerie (c’est le mot d’un de mes confrères), les vers de M. Gallet sont délicieux, pleins de couleur et d’une adorable fantaisie. La partition est le premier ouvrage dramatique de M. Camille Saint-Saëns, ou du moins le premier joué, car il existe dans le portefeuille du jeune maître ou dans les carions de l’Opéra-Comique un opéra qui a été composé bien avant la Princesse jaune, et qui s’appelle le Timbre d’argent. Mon excellent ami Xavier Boisselot en avait écrit la plus grande partie quand on lui retira le livret pour le donner à un compositeur allant plus vite en besogne et plus lancé dans le mouvement musical que l’auteur un peu oublié, hélas ! de Ne touchez pas à la reine ! Le Timbre d’argent n’a donc produit jusqu’à ce jour que de la musique qu’on ne connaîtra probablement jamais, et de la musique qu’on ne connaît-pas encore.

M. Camille Saint-Saëns, dont l’enfance a été fort précoce, a commencé à jouer du piano avec un seul doigt. À quinze ans et demi, il avait composé une symphonie qui, fut exécutée avec un très grand succès à la salle Sainte-Cécile, sous la direction de M. Seghers. C’est à cette occasion qu’arrivant un jour dans cette salle de concert où tout était préparé pour la répétition de l’ouvrage d’un de ses confrères, M. Camille Saint-Saëns s’élança au pupitre du chef d’orchestre absent (cette fois ce n’était pas M. Seghers qu’on attendait) et dirigea à première vue l’exécution avec son parapluie. J’aurais oublié cet incident si M. Camille Saint-Saëns lui-même ne me l’eût rappelé. Aujourd’hui M. Camille Saint-Saëns joue du piano avec ses dix doigts, et de l’orgue pareillement. C’est un des maîtres du clavier. Et quand il a l’honneur d’être placé à la tête d’un orchestre, il laisse son parapluie au vestiaire et se sert, pour battre la mesure, du bâton traditionnel.

Le temps des enfantillages est passé.

Je crois que c’est en 1864 que M. Camille Saint-Saëns concourut pour le prix de Rome. Ce fut M. Victor Sieg qui l’obtint. L’amour-propre de M. Camille Saint-Saëns, dont la réputation de grand musicien était déjà toute faite en 1864, a dû se consoler facilement de cet échec. Mais les traditions académiques lui furent toujours chères, et il est parfaitement, inexact de dire qu’il les repousse aujourd’hui.

Tout est clair, tout est correct dans la Princesse jaune. C’est une œuvre fine, élégante, colorée, et il ne faut pas se mettre l’esprit à la torture pour la bien comprendre, pour la bien apprécier. L’auteur y passe du style japonais au style habituel de l’Opéra-Comique, et on le suivrait beaucoup plus facilement dans les caprices de son imagination, si l’on n’avait entendu dire et répéter de droite et de gauche que M. Camille Saint-Saëns appartient à la nouvelle école et qu’il est un disciple de Wagner. M. Camille Saint-Saëns n’aurait pas choisi d’ailleurs un aussi petit cadre que celui de la Princesse jaune, dont la partition, y compris l’ouverture, ne renferme pas plus de sept à huit morceaux très peu développés, pour se montrer le partisan zélé d’un système nouveau et provoquer une discussion sérieuse. Il est plus habile que cela et bien mieux avisé. Si son orchestre est écrit avec beaucoup de soin et prend quelquefois une importance qui jette un peu d’obscurité sur le dessin mélodique, si dans les scènes à deux personnages les voix ne chantent ni à la tierce ni à la sixte, si même le récit et la mélopée se confondent quelquefois avec le chant et aussi avec la chanson, on ne peut pourtant pas dire que ce soient là les signes caractéristiques auxquels on reconnaît un génie novateur et hardi.

L’ouverture de la Princesse jaune est faite avec quelques-uns des principaux motifs de l’ouvrage, dont deux au moins sont dans le style japonais. J’ai déjà cité la chanson de Léna ; je citerai avec beaucoup plus d’éloge l’air de Kornélis ;

Oui, j’aime, en son lointain mystère,
Ce pays vermeil,

avec le regret de ne pouvoir donner tout entières les strophes poétiques et parfumées de M. Louis Gallet. L’inspiration du musicien est là tout à fait à la hauteur de celle du poëte. Il est impossible de peindre avec des couleurs plus discrètes, plus harmonieuses, plus délicates, un plus joli sujet d’éventail japonais. L’évocation est également une des pages les mieux réussies et les plus intéressantes de la partition. Un accompagnement de clochettes et quelques coups de tam-tam frappés dans la coulisse donnent beaucoup de piquant au petit chœur chanté par des voix de femmes... en japonais. Dans le duo suivant, on voit reparaître le motif de l’évocation et on écoute avec plaisir un petit fabliau :

Sur l’eau claire et sans ride,
Glisse mon bateau,

qui est, je crois, la traduction d’une chanson japonaise, et qui, par son tour mélodique et la reproduction de certains intervalles dont le compositeur s’est déjà servi, semblerait indiquer que le style japonais n’a pas une très grande variété.

La petite valse de la kermesse, qui s’entend dans la coulisse, et le duo final sont un hommage rendu par M. Camille Saint-Saëns au véritable genre, au genre éminemment français de l’Opéra-Comique. Et cette fois du moins personne ne s’y est trompé.

L’instrumentation de la Princesse jaune est remplie de jolis détails, d’ingénieux accouplemens de timbres et d’effets imitatifs on ne peut mieux réussis. Cependant je vais prendre la liberté de faire une réserve. Quand Kornélis vide la coupe au fond de laquelle il va trouver l’oubli de la réalité et le commencement du rêve, pourquoi l’orchestre fait-il entendre une gamme chromatique ascendante, puisqu’il est incontestable qu’une boisson descend à mesure qu’on l’avale ? Je trouve bien plus caractéristique et d’une réalité bien autrement saisissante, le trait de flûte que M. Gounod a placé au troisième acte du Médecin malgré lui.[…]

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date de publication : 17/01/24