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Académie royale de musique. Robert le Diable

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ACADÉMIE ROYALE DE MUSIQUE.
Première représentation de Robert-le-Diable, opéra en cinq actes, paroles de MM. Scribe et Germain Delavigne, musique de M. Meyerbeer.

C’est une singulière destinée que celle de notre Opéra ; à l’exception de Rameau, la plupart des compositeurs qui y ont obtenu de grands et beaux succès étaient étrangers à la France. À commencer par Lulli, qui était Florentin, et dont la gloire n’est pas encore entièrement éclipsée, l’Italie ou l’Allemagne nous ont fourni les artistes qui ont opéré toutes les grandes révolutions de notre première scène lyrique. Gluck, Piccini, Sacchini, Salieri et Spontini ont régné tour à tour sur cette scène, et chacun d’eux est devenu le chef d’une école qui s’est toujours appelée l’école française. Grétry lui-même, Grétry, qui dans un genre particulier obtint aussi de grands succès à l’Opéra, Grétry n’était pas né en France.

La rénovation du style par Rossini dans Moïse, le Comte Ory et Guillaume Tell, prouve encore ce que j’avance, car ce style a prévalu même dans la manière des compositeurs les plus en vogue de l’école française. Enfin, voici venir M. Meyerbeer, qui, des bords de la Sprée, nous apporte un opéra tout scintillant de beautés neuves, originales, et qui, pour son coup d’essai sur la scène française, obtient un de ces triomphes éclatants qui ont signalé l’apparition d’Iphigénie en Aulide (de Gluck), d’Œdipe à Colonne (de Sacchini), de la Vestale (de Spontini) et de Moïse (de Rossini). Certes, il y a de quoi s’enorgueillir de continuer cette série d’artistes de génie dont les chefs-d’œuvre ont procuré pendant si longtemps de vives jouissances aux amateurs de la musique dramatique.

Si le fait que je viens de signaler a de quoi surprendre, il en est un autre qui n’est pas moins étonnant, et celui-ci mérite d’être remarqué. Chacun des grands artistes que j’ai cités ne fut appelé en France pour écrire à notre grand Opéra que sur la foi d’une réputation acquise par de beaux travaux (à l’exception de Spontini, qui resta ignoré jusqu’au moment où il donna la Vestale). Mais à peine eurent-ils étudié le goût du public, qu’ils étaient destinés à diriger, qu’eux mêmes se modifièrent, et que bien qu’ils conservassent les conditions de leur individualité, ils se ployèrent aux exigences de vérité dramatique de ce même public, dont ils ne pouvaient méconnaître la rectitude de jugement. Car, il ne faut pas s’y tromper, ce ne fut point la musique de l’Olympiade, d’Hélène et Pâris, ni de Télémaque, que Gluck vint mettre en scène à Paris : une révolution complète s’était opérée dans le goût de ce grand musicien, aussitôt qu’il avait voulu aborder le drame français ; il avait senti la nécessité de cette vérité dramatique sans laquelle il n’y a pas de succès à obtenir parmi nous.

Dans Œdipe à Colonne, la musique de Sacchini ne ressemble point à ce qu’elle est dans ses opéras italiens ; Piccini changea complètement de style lorsqu’il écrivit son Roland, Rossini, artiste prodigieux, dont la manière semblait toute formulée, a renouvelé le même phénomène dans son bel opéra de Guillaume Tell ; enfin, en voici un nouvel exemple dans la partition de Robert le Diable, que M. Meyerbeer vient de livrer à l’admiration d’une société d’élite. Jusqu’ici, ce compositeur avait paru se complaire aux formes concordantes de la musique italienne ; les longs développemens semblaient de l’essence de son talent. L’instinct de l’effet scénique ne se manifestait en lui qu’à un faible degré. Presque étranger par ses goûts au pays qui l’avait vu naître et à l’éducation musicale qu’il avait reçue, il n’avait rien conservé des impressions de sa jeunesse dans ses productions théâtrales, et il semblait avoir renié sa patrie et ses études. Une révolution soudaine, radicale, s’est opérée en lui dans sa nouvelle production, et ce qu’il y a de plus remarquable, c’est qu’à l’instant même où il est entré avec tant de bonheur dans les exigences de la scène française, l’instinct de la musique allemande s’est réveillé en lui, et par une heureuse fusion des qualités propres aux deux écoles, son génie est arrivé au résultat le plus beau qu’il était possible d’espérer.

Des circonstances favorables sont nécessaires aux artistes les mieux organisés pour développer tout ce que la nature a mis en eux de facultés productrices ; ces circonstances viennent de se rencontrer pour M. Meyerbeer dans la production de son opéra de Robert-le-Diable. En première ligne, je placerai la coupe heureuse et bien entendue du poème. Un sujet tout fantastique, ouvrant une large carrière à la variété des effets ; les larges dimensions de cinq actes, tous différens de caractère et d’objet ; enfin, un mélange de gaîté, de pathétique, de douceur et de force ; les proportions les plus vastes, et les formes les plus mignonnes ; une introduction et des finales de grandes dimensions, des airs, des duos, des trios, des chœurs, des chansonnettes et des romances ; du mélodrame, de la danse et de la musique d’église ; de tout enfin, et tout cela bien encadré et disposé avec art. Voilà ce que MM. Scribe et Germain Delavigne ont offert à la verve féconde de M. Meyerbeer. 

Tout le monde connaît le naïf roman de Robert, dit le Diable, qui perdit son duché de Normandie pour avoir trop aimé les filles de ses vassaux et pour n’avoir point assez ménagé les moines, dans un temps où les moines étaient tout puissants. Suivant la légende et le livret de l’Opéra, Robert-le-diable avait eu pour père une sorte de démon honoraire qui, courant le pays pour peupler le domaine de Satan, avait trouvé le moyen de plaire à la sage Berthe, fille du duc de Normandie, et en avait eu ce fils, digne fruit d’une telle union. Berthe n’avait pas tardé à se repentir de sa faute ; Robert, bien qu’il eût pour elle les sentiments d’un tendre fils, ajoutait à ses chagrins par la violence et le désordre de ses passions. Chassé de ses états, errant, portant partout ce caractère indomptable qui déjà lui a causé tant de maux, il aborde en Sicile, voit Isabelle, fille du roi de ce pays, en devient épris et s’en fait aimer ; mais jaloux, furieux, il menace tous les chevaliers qui osent approcher de sa maîtresse, et brave le monarque lui-même ; tous se réunissent contre lui, et malgré son courage il est près de tomber sous les coups de tant d’ennemis, quand un chevalier, sous le nom de Bertram, lui sauve la vie et devient son ami.

Quel ami ! Ce Bertram, ce chevalier, n’est autre que l’homme qui séduisit sa mère et lui donna le jour. Un pacte horrible le livre à la puissance de Satan ; quelques heures encore, et il sera la proie de l’enfer si son fils ne se donne à lui en signant aussi le fatal écrit. Ses perfides conseils ne trouvent que trop de facilité à pénétrer dans le cœur de Robert. Livré à la fougue de ses passions, celui-ci perd un jour son or, ses bijoux, et jusqu’à ses chevaux et ses armes. Ses armes ! Et c’est au moment où il pourrait conquérir celle qu’il aime dans un tournoi, qu’il en est dépouillé ! Ce tournoi achève de le perdre : le prince de Grenade est vainqueur ; la main d’Isabelle lui appartient.

Bertram profite du désespoir de Robert. « Tout vous trahit sur la terre, lui dit-il, mais il est des êtres surnaturels qui ne vous trahiront pas, si vous avez le courage de vous confier à eux. — Connaissez-vous les moyens de correspondre avec eux ? — Je les connais. Dans une antique abbaye, bâtie jadis par sainte Rosalie, sont les tombeaux des religieuses de l’ordre qu’elle a institué. Celles-ci, après sa mort, s’abandonnèrent aux désordres d’une vie voluptueuse. Dieu voulut qu’elles en fussent punies en tombant au pouvoir de l’enfer. Des choses étranges se passent chaque nuit dans les ruines de leur cloître. C’est là qu’est un rameau toujours vert, talisman dont la puissance doit livrer à Robert sa maîtresse, s’il a le courage de pénétrer dans ces ruines malgré les dangers qui l’attendent. » Le courage ! ce doute suffit pour décider Robert.

Il parvient en effet jusqu’au rameau, et séduit par des danses voluptueuses des ombres des nones sacrilèges, il s’en empare, malgré les avertissements intérieures [sic] qui l’en détournent. Devenu maître de ce talisman, il pénètre près d’Isabelle et veut triompher de sa résistance ; mais, vaincu par ses larmes, il brise le rameau, et n’échappe qu’avec peine aux coups de ceux qui le poursuivent dans le palais du roi de Sicile. Le vestibule de la cathédrale de Palerme lui offre un asile. Bertram, qui n’a plus qu’un instant pour échapper à l’enfer, ose l’y suivre, et n’ayant rien à ménager, lui découvre le secret de sa naissance, et le danger qui menace son père. Robert, pénétré de douleur, mais touché du sort de celui qui lui donna le jour, va céder ; les sons de l’orgue et des chants sacrés se font entendre dans l’église et réveillent dans son cœur des sentiments de piété. Bertram redouble d’efforts : une jeune fille, Alice, sa sœur de lait, vient le sauver en lui présentant le testament de sa mère. Agité d’une affreuse incertitude, il hésite entre le soin de son salut et les prières de son père, mais l’heure fatale sonne, Bertram est précipité dans les enfers, et Robert, introduit dans le temple, y retrouve la paix et le bonheur.

Telle est la construction du poème que M. Meyerbeer a orné d’une musique originale, d’un style élevé, dramatique et remplie d’effets piquans et neufs. Aussi remarquable par le charme des mélodies que par la hardiesse des proportions et la nouveauté des combinaisons, cette musique se distingue aussi par de spirituelles intentions qui sembleraient ne pouvoir appartenir qu’aux plus habiles compositeurs français. Le premier acte de Robert-le-Diable se fait surtout remarquer par cette facilité de style légère, élégante et gracieuse dont on trouve le modèle dans quelques-uns de nos meilleurs opéras comiques.

Cette qualité, si rare dans un compositeur étranger, forme la plus heureuse opposition avec le reste de l’ouvrage, où se fait remarquer un style nerveux, large, rempli de hardiesses et d’audacieuses inventions. Les beautés de tout genre sont si multipliées dans cette belle partition, que je n’entreprendrai pas aujourd’hui d’en faire l’analyse : il ne me faudra pas moins d’un long article pour en parler convenablement, et je me propose de le donner sans retard. Il me suffit aujourd’hui de constater un des plus beaux succès qu’il y ait eu depuis longtemps à notre premier théâtre lyrique.

À ce succès de musique s’est joint aussi celui d’un spectacle magnifique, où M. Véron a réuni tous les genres de séductions, et celui d’une exécution parfaite, qui n’a trouvé que des admirateurs passionnés.

J’aurai aussi à parler de tout cela dans un prochain feuilleton, et je le ferai encore tout ému des impressions qui m’en sont restées et qui ne s’effaceront de long-temps.

Fétis.

Personnes en lien

Compositeur, Journaliste

François-Joseph FÉTIS

(1784 - 1871)

Compositeur

Giacomo MEYERBEER

(1791 - 1864)

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Robert le Diable

Giacomo MEYERBEER

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Eugène SCRIBE Casimir DELAVIGNE

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date de publication : 03/11/23