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Robert le Diable. La musique

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ACADÉMIE ROYALE DE MUSIQUE.
Robert-le-Diable, opéra en cinq actes, paroles de MM. Scribe et Germain Delavigne, musique de M. Meyerbeer.
LA MUSIQUE.

La position d’un compositeur est critique à la première représentation d’un grand opéra dont il a composé la musique, car l’effet de sa partition est subordonné à l’intelligence que le public a des situations, et l’on ne peut nier qu’il n’y ait souvent beaucoup d’obscurité pour ce même public, lorsque le sujet est d’invention, à un spectacle où l’on n’entend pas toujours les paroles. Après cette épreuve, le musicien reprend ses droits et occupe l’attention des spectateurs, à l’exclusion du poète. Plus qu’un autre M. Meyerbeer avait à redouter pour sa musique la préoccupation de l’auditoire, car le libretto de Robert-le-Diable n’appartient point au genre historique et à toute la complication d’une pièce d’intrigue ; néanmoins, malgré ce désavantage, et nonobstant la durée du spectacle, il a su constamment fixer l’attention sur sa musique, émouvoir de mille manières différentes, soutenir l’intérêt et le rendre toujours plus vif. Un tel succès n’est pas ordinaire, même parmi les productions de l’art les plus distinguées : il rend le triomphe de M. Meyerbeer plus éclatant.

J’ai déjà dit que son style ne ressemble point, dans sa nouvelle partition, à celui du Crociato ni de ses autres ouvrages ; en effet, dans ceux-ci, aux choses qui sont de la nature individuelle de son talent, se mêle une teinte du style qui pendant près de vingt ans a dominé en Italie : ici, non seulement M. Meyerbeer a renoncé à ce style de tradition, mais ses facultés d’invention se sont elles-mêmes modifiées au point de devenir méconnaissables. Plus grandes, plus nobles, plus dramatiques et plus variées, elles embrassent une pensée élevée et dominatrice. Presque partout cette pensée est complexe. L’expression de la scène s’y trouve presque toujours unie à la beauté mélodique, à la nouveauté de l’harmonie, aux plus habiles combinaisons des voix et des instruments. Le génie de l’effet y jette toutes ses richesses à profusion et le plaisir de la surprise y est presque toujours suivi de surprises plus piquantes. Avec tant d’éléments de succès, ne soyons donc pas étonnés de celui que vient d’obtenir cette belle partition, qui ne fera pas seulement époque dans la vie de son auteur, mais qui marquera un progrès de l’art.

J’éprouve toutefois un regret : c’est que M. Meyerbeer n’ait pas jugé à propos d’écrire une ouverture pour son opéra. Sans doute la longueur du spectacle l’aura retenu ; mais je pense que c’est à tort. Une belle ouverture, analogue au caractère dominant d’un opéra, est un moyen de séduction qui manque rarement son effet sur le public ; elle le dispose favorablement, et lui donne tout d’un coup la mesure du talent du compositeur : de la confiance et sécurité pour lui, et par suite attention nécessaire.

Ce que M. Meyerbeer n’avait point tenté dans une ouverture, il l’a fait tout d’abord dans l’introduction. Dès le premier morceau, les spectateurs ont compris qu’ils avaient à faire à un maître de premier ordre, et leur attention s’est trouvée tout à coup vivement excitée. Rien de mieux dessiné que cette introduction, où plusieurs motifs heureux se croisent, s’interrompent par des transitions inattendues, et sont ramenés avec une rare habileté. Parmi ces motifs, on distingue surtout celui du chœur de chevaliers, Aux seuls plaisirs fidèles, puis la ballade, Jadis régnait en Normandie, et le chœur si original, Non, non, il faut qu’il soit puni ! La manière inattendue dont ces motifs sont attaqués, et la rentrée du premier chœur (Aux seuls plaisirs fidèles) par cette phrase :

Tenez votre promesse ;
Avez-vous oublié votre joyeux refrain ?

complètent ce morceau, où l’on croirait reconnaître la main d’un de nos musiciens les plus spirituels, si ce n’était la forme des idées, toute particulière à M. Meyerbeer.

La romance chantée ensuite par Mlle Dorus se fait remarquer par une expression touchante et la suavité de la mélodie. Mais c’est surtout dans le finale, où se trouve une scène de joueurs pleine de passion et de verve, que M. Meyerbeer a fait preuve d’une intelligence parfaite de l’action dramatique. Comme dans l’introduction, il y a fait dominer une phrase principale qu’il a ramenée souvent, et toujours avec bonheur. Cette phrase est celle-ci : L’or est une chimère, etc. La progression qu’il y a dans ce morceau, jusqu’à l’explosion de la fin, ne pouvait être sentie que par un artiste de la plus grande habileté. Les moindres détails y concourent à l’effet général, et cet effet est tel, que la curiosité du public est excitée au plus haut point lorsque le rideau se baisse. Un auteur qui parvient à ce résultat à la fin d’un premier acte, a déjà rempli la partie importante de sa mission.

Le ton léger qui règne dans la plus grande partie de ce premier acte est une conception heureuse des auteurs, qui ont compris la nécessité de faire trancher avec vivacité la première partie de leur ouvrage avec la couleur forte et dramatique des derniers actes. Un système analogue les a guidés dans le deuxième : celui-ci est un tableau gracieux, composé de scènes douces, de fêtes et de danses. La cavatine chantée par Mme Damoreau est un de ces morceaux brillans que les compositeurs écrivent moins dans l’intérêt de leur ouvrage que dans celui des chanteurs. C’est, ce me semble, le seul où M. Meyerbeer ait laissé apercevoir quelques réminiscences de son ancienne manière. Mme Damoreau chante cette cavatine avec toute la délicatesse de goût et tout le fini d’exécution qu’on lui connaît ; mais elle y ménage évidemment ses moyens pour la grande scène du quatrième acte dont je parlerai tout à l’heure.

Le duo, Avec bonté voyez ma peine a été vivement applaudi : il le méritait autant par la facture du morceau que par la manière dont il a été rendu par Mme Damoreau et par Nourrit. Ce duo est coupé dans la forme italienne ; mais la nature des idées appartient au genre français : on y trouve vers la fin un effet de modulation fort joli.

Dans le finale de cet acte on remarque surtout le chœur sans accompagnement,

Sonnez, clairons ; honorez la bannière
Du guerrier qui guide nos pas.

Ce chœur, dont le motif se reproduit plusieurs fois dans le reste de l’opéra, est d’un fort bon effet.

C’est dans le troisième acte que M. Meyerbeer entre avec vigueur dans le nouveau style qu’il a adopté, et c’est là qu’il mérite surtout des éloges. Le premier morceau qu’on y trouve est un duo bouffe du plus grand effet, chanté par Levasseur et par Lafont. Dans ce morceau, le caractère du damné Bertram se dessine plus encore par la musique que par les paroles, il y a quelque chose de fatal dans le chant de cet homme qui forme une heureuse opposition avec le ton simple et même un peu niais du paysan Raimbaut. L’air de Bertram, Ô mon fils ! ô Robert ! est d’une expression forte et pathétique qui se lie bien avec un chœur souterrain de démons dont l’effet est vraiment extraordinaire. La première impression produite par ce chœur a été l’étonnement ; la seconde, une sorte d’effroi.

Tout moyen nouveau trouve des censeurs ; celui-ci a dû en rencontrer parmi les aristarques de profession, et je n’ai point été étonné de leur entendre blâmer le moyen artificiel dont M. Meyerbeer s’est servi pour renforcer la voix des choristes. Ce moyen, disaient-ils, est en dehors de l’art, et ce n’est point ainsi que Gluck a produit tant d’effet dans son enfer d’Orphée. Une telle objection est plus futile que solide. C’est au reste celle qu’on a faite à toutes les innovations introduites dans la musique ; nul doute que les partisans de Lulli ne l’aient opposée à ses successeurs, et nous en avons entendu faire de semblables lorsque les compositions de Mozart et des autres grands artistes modernes ont été introduites parmi nous. Nous en serions encore aux orchestres composés de violes, si de semblables difficultés avaient arrêté les novateurs depuis le milieu du 17e siècle.

Sans doute le mérite du chœur de l’opéra de M. Meyerbeer serait fort mince s’il n’en avait d’autre que d’être chanté dans des porte-voix : mais à l’effet produit par ce moyen se joint celui du caractère de la composition, qui est excellent, et qui est le soutien de l’artifice. Cela posé, pourquoi renoncerait-on à un moyen qui augmente l’illusion, et qui est d’autant meilleur qu’il n’avait jamais été employé ? C’est précisément parce qu’on ne s’en était pas servi jusqu’ici qu’il est bon d’en faire usage. D’ailleurs, une différence très sensible existe entre la position du chœur d’Orphée et celui de Robert-le-Diable : Dans l’un, les choristes sont en scène et leurs voix se propagent avec force dans la salle ; dans l’autre, les voix se perdraient dans la coulisse ou sous le théâtre si elles n’étaient renforcées. Au demeurant, l’effet a été vif, et cela en dit plus en faveur de l’idée de M. Meyerbeer que toute ma dissertation.

Un des plus beaux morceaux de la partition de Robert-le-Diable, un des plus dramatiques, est sans contredit le duo d’Alice et de Bertram, La force m’abandonne. La conception de ce duo est absolument neuve ; il y a quelque chose de solennel et en même temps de diabolique dans le trait de violoncelle qui accompagne les questions que le damné adresse à la jeune fille, qui contraste à merveille avec le ton des réponses de celle-ci. Levasseur a bien compris ce morceau ; l’accent sardonique qu’il donne à sa voix et le jeu de sa physionomie y ajoutent beaucoup d’effet. Dans ce duo, dans le trio qui le suit (Ses peux sont baisses vers la terre), et dans la grande scène où Bertram décide Robert à se rendre à l’Abbaye, l’intérêt est excité sans relâche par lamusique plus encore que par la situation indiquée par les auteurs des paroles. Il y a peu d’exemples d’une succession d’émotions aussi vives soutenues sans interruption pendant plusieurs scènes longues et développées. Après les effets sombres qui abondent dans le récitatif de la scène de Bertram et de Robert, dont je viens de parler, le mouvement brillant qui commence le duo

Des chevaliers de ma patrie
L’honneur fut toujours le soutien, etc.

forme une opposition heureuse, et qui couronne bien cette suite de situations dramatiques. Il y a encore dans ce duo quelques phrases d’une inspiration parfaite.

Dans tout ce que je viens d’analyser, j’aurais dû citer la multitude d’effets d’instrumentation, qui y jouent un grand rôle, et qui sont presque tous inventés par M. Meyerbeer ; mais ils sont en quelque sorte effacés par ceux qui remplissent toute la seconde partie de ce troisième acte, c’est-à-dire par ceux des scènes de l’abbaye. Malheureusement, ou plutôt heureusement, ces effets se refusent à l’analyse. Pour en faire comprendre jusqu’à un certain point le mécanisme, il me faudrait employer un langage technique, qui ne doit point trouver sa place ici. D’ailleurs, a-t-on jamais donné une idée nette d’un effet quelconque produit dans les arts par l’indication des moyens matériels mis en œuvre par l’artiste ? Faire naître le désir d’entendre et de voir est tout ce que peut faire le journaliste, et je crois que je n’aurai pas beaucoup d’efforts à faire pour cela. Il n’est point d’homme sensible à la musique qui ne veuille entendre une production telle que Robert-le-Diable ; il n’en est pas qui l’ayant entendue n’y retourne souvent.

Le quatrième acte est fort court ; mais il s’y trouve une scène de la plus grande beauté. Cette scène est surtout remarquable par un air (Robert, toi que j’aime) d’une expression touchante, dans lequel Mme Damoreau fait preuve du plus grand talent. Le finale de cet acte a de la chaleur, mais placé entre beaucoup de morceaux d’un ordre très élevé, il ne se fait remarquer que par le ton convenable à la scène qui y règne.

Après tant de belles choses que j’ai signalées, il semblerait que l’éloge dût être épuisé, et pourtant il me reste à parler du cinquième acte, le plus beau de l’ouvrage sous le rapport musical. Un chœur de moines, du plus beau caractère, y sert d’introduction. Vient ensuite une scène vive et pénétrante, où l’expression mélodique, les effets de l’harmonie et ceux de l’instrumentation se disputent la palme. C’est dans cette scène que l’orgue se joint à l’orchestre pour produire des effets d’un genre nouveau, irrésistible. Enfin, après cette scène, vient le trio qu’on peut appeler le bouquet de l’opéra. L’âme du compositeur s’est élevée jusqu’au sublime dans cet admirable morceau, chef-d’œuvre d’expression et de sentiment. Ce trio est encore une de ces beautés qui sont au-dessus de l’analyse et qui ne peuvent qu’être senties.

J’ai sans doute beaucoup loué l’ouvrage de M. Meyerbeer ; mais je ne crois pas avoir exagéré son mérite. Partout on y trouve la conscience de l’artiste, et la conscience d’un homme de talent supérieur fait vivre ses ouvrages. À mon sens, il y a l’immensité entre la partition de Robert-le-Diable et les autres productions de son auteur. Un tel ouvrage suffit pour assurer à un artiste une renommée impérissable. 

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date de publication : 03/11/23