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Chronique musicale. Robert le Diable. 4e article

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CHRONIQUE MUSICALE
ACADÉMIE ROYALE DE MUSIQUE.
Robert-le-Diable. Troisième acte.
(Quatrième article.)

Point d’introduction, de prélude ou de ritournelle, attaquons vivement le motif ; au fait et sur-le-champ, profitons de tout l’espace de ce feuilleton pour examiner l’immense troisième acte de Robert-le-Diable. Cet acte, le plus sombre et le plus tragique de la pièce, commence d’une manière assez bouffonne par un duo entre le paysan Raimbaut, fiancé de la gentille Alice, et Bertram le démon incarné. Après avoir applaudi ce morceau, les vieux amateurs conviendront que la nouvelle école sait aussi déclamer lorsqu’il le faut ; le dialogue, Ah ! l’honnête homme, est conçu et distribué dans le style de Grétry. Ceux qui disent que ce compositeur est le seul qui ait su exprimer l’ironie en musique, voudront bien accorder une mention honorable à M. Meyerbeer en faveur de ce duo dans lequel l’ironie et le dédain sont employés avec autant d’esprit que d’artifice. Et nous avons de plus le chant instrumental exécuté par l’orchestre, la richesse des modulations et surtout la disposition des voix que le musicien a su encadrer de telle façon, que rien n’est perdu et que le ténor après avoir fait un trait à l’aigu trouve toujours sa réponse à l’octave. Un arpenteur, un géomètre, avec sa chaîne et sa planchette, n’aurait pas mieux mesuré le terrain. Puisque je me lance dans la rhétorique musicale, il faut nécessairement que je fasse remarquer les gammes chromatiques employées dans l’orchestre comme points d’interrogation après ces phrases : Vous choisiriez ? – Vous le croyez ?

La seconde partie de ce duo renferme un passage charmant exécuté d’abord par Bertram, Oui, chaque faute est un plaisir et que les deux voix reprennent ensemble d’une manière très piquante sous le rapport de la vivacité des réponses et de l’agrément des modulations. Je dois signaler ici la double gamme de mi bémol que Lafond articule avec assez de bonheur et le trait vigoureusement arpégé dans les tons graves par Levasseur pour ramener la dernière reprise du motif. 

Après cette petite saillie de gaîté d’un diable en goguettes, nous passons aux grincemens de dents, aux cris effroyables de Satan et de ses administrés qui attendent Bertram dans la caverne voisine et se livrent à d’horribles ébats pour oublier leurs maux. Toutes les trombes de la caverne attaquent un sol formidable, et l’orchestre pose des accoids déchirans sur ces appels de l’enfer. Le sol, note intermédiaire de ces accords, finit par arriver à la basse après quelques replis tortueux, et tombe avec fracas sur le chœur des démons à trois temps, en ut mineur. Ce chœur est d’un prodigieux effet ; une partie des hommes chante avec des porte-voix ; ce son, enflé d’une manière étrange, se changerait en bruit inappréciable, les choristes mêmes perdraient tout sentiment de ton en soufflant dans ces cornets, si l’autre escouade masculine et tous les dessus ne chantaient avec la voix ordinaire. L’effet acoustique, ainsi combiné, devient musical, et les dessus marchant sur ces voix grossies et alourdies ont un charme particulier. Les porte-voix offrent un résultat plus bizarre qu’harmonieux ; mais il s’agit d’un sabbat infernal, et son effet agit puissamment sur la foule. 

Lorsque les musiciens font chanter les diables, ils donnent assez ordinairement à leur mélodie, à leurs accords la couleur de la musique d’église. En effet, le chœur dont je viens de parler rappelle les motets de Handel, et n’est pas sans rapport avec le Confiegit reges du Dixit de Lalande. La cadence plagale, éminemment religieuse, est employée bien souvent dans le rôle du démon Bertram. Si les musiciens n’ont pas de raison à donner pour justifier cette contradiction, ils peuvent du moins s’excuser en disant que les démons, les lutins, les fantômes sont des anges déchus ; on ne doit pas s’étonner s’ils ont conservé quelques souvenirs des leçons de solfège qu’ils chantaient dans leur tendre jeunesse. Les diables hurlent avec rage les mélodies célestes du Paradis. 

Pendant que les démons chantent dans la caverne, Bertram est en scène et mêle ses accens à ceux de ses compagnons. Ces accens ont un autre caractère, une autre expression, et se combinent admirablement avec les cris de l’Enfer. Une trompette bat le rhythme, et sa voix perçante, bien que l’éclat en soit modifié, domine cet ensemble superbe ; pédale intérieure et presque monotone, elle file sur plusieurs modulations, et poursuit sa marche informe comme un revenant que les murs et les grilles ne sauraient arrêter. Le trait aigu des violons qui font sonner tour à tout le mi bémol et le mi naturel au bout de chaque triolet, colore la strette d’une manière très brillante, et termine victorieusement en majeur cette cavatine con cori d’une nouvelle espèce. 

Bertram entre dans la caverne pour trinquer avec ses amis ; Alice paraît sur la montagne. Le sabbat infernal a cessé, les instrumens qui tonnaient à pleine embouchure, le fracas des timbales, des cymbales, des triangles ; les archets qui sifflaient à l’aigu, frémissaient en double corde au grave ; les cris aigus des hautbois et de la petite flûte, les mugisseniens du chalumeau, tout s’apaise, la tempête musicale est finie. Un petit orchestre en miniature, composé de flûtes, de hautbois, et dans lequel la seconde clarinette exécute la partie de basse, accompagne le récitatif d’Alice avec des traits pleins de douceur et des accords dont aucune note n’est doublée : on dirait un quintette de Reicha. Les couplets d’Alice sont d’une mélodie vague ; le musicien n’a pas été aussi heureusement inspiré que dans le premier acte, quand il fait chanter une romance à la gentille bachelette. Après le premier couplet, Quand je quittai la Normandie, on entend de nouveau la symphonie diabolique, le motif du chœur reparaît dans l’orchestre par fragmens d’un beau travail. Les violistes écrasent bien la corde eu imitant le chant des diables. Au commencement du second couplet Mlle Dorus place un trait de vocalisation aussi brillant que hardi ; l’exécution en est toujours applaudie. 

Les violoncelles et les bassons préludent au duo ; la force m’abandonne, chanté par Alice et Bertram ; ces instrumens remplissent ensuite les intervalles qui séparent les diverses phrases du dialogue, et marquent les temps à garder entre la question et la réponse. Ces traits sont d’une rare élégance, et donnent une suite au discours que les personnages interrompent. Ce duo très remarquable comme composition musicale, a encore le mérite d’être parfaitement posé en scène. Retenu dans la demi teinte pendant son début et ses premiers développemens, ce morceau prend un élan plein d’audace au moment où Bertram se montre à découvert. Les violons trillent à l’unisson, et tous les instrumens à vent leur répondent par des accords plaqués, battus rapidement avec la plus grande force d’embouchure. Le dialogue reprend ensuite sur les motifs du début, et s’enchaîne avec le trio qui commence à l’entrée de Robert. Ce trio, d’abord sans orchestre, offre de savantes combinaisons d’harmonie, des dessins et des modulations très difficiles, de l’enharmonie même. Les trois chanteurs attaquent et soutiennent cet ensemble avec une justesse irréprochable, et que l’on peut collationner au moment où l’orchestre reprend. 

Bertram vient à parler du tournois et du faux prince de Grenade. Les deux timbales rappellent alors le motif de l’appel des chevaliers, sonnez clairons ; je dis les deux timbales, c’est-à-dire, deux instrumens complets formant un total de quatre bassins accordés sur les notes solutmi, et formant un chant régulier. On a fait des romances à trois notes dont la mélodie avait assez de charme, une note de plus augmente les combinaisons dans une progression plus grande encore que celle que les inventeurs de la loterie ont marquée entre le terne et le quaterne. Les chiffres n’ont que leur ordre que l’on change un certain nombre de fois, les notes ont encore les nouvelles ressources d’harmonie qu’elles introduisent.

Que faire alors ? Le vaincre par ses armes, 
L’imiter.

Je ferai remarquer aux connaisseurs plusieurs cadences élégantes que des groupes d’instrumens à vent, précédés par une tenue de cor, déterminent. 

Au milieu des cloîtres déserts 
S’élève le tombeau de sainte Rosalie. 

Les détails descriptifs du discours de Bertram indiquent la formule d’harmonie que l’on nomme Rosalie, on n’accusera pas M. Meyerbeer d’avoir voulu faire un calembour eu l’employant sur ce passage. 

Des chevaliers de ma patrie, ce duo commence par un Irait qui n’est pas neuf sans doute, mais il est de ces tours adoptés dans la musique guerrière ou villageoise, dont il est bien difficile de s’éloigner tout à fait. Le compositeur devient original dès la seconde phrase, en prenant le ton de sol mineur, ce second motif répété en si bémol, prépare la cadence de l’ensemble en mi bémol, où Nourrit attaque la tonique sur-aiguë et descend en grosses notes, pendant que Levasseur fait monter une basse travaillée. Le mouvement change, les trombones et les contre basses, accompagnateurs ordinaires de la voix de Bertram, attaquent avec lui un rhythme sautillant et lourd ; ce protecteur donne à Robert l’itinéraire des lieux qu’il doit parcourir pour aller chercher le magique rameau. 

J’irai ! Conquis par moi ce rameau révéré 
Va se changer en palme triomphale. 

Il y a du grandiose dans la mélodie de cette phrase ; sa modulation de mi bémol en fa, produit une sensation vive sur les oreilles les moins exercées ; le duo se termine par l’ensemble éclatant qui lui sert de début. 

Le décor change et représente le cloître aux voûtes sombres et profondes le caveau sépulchrale des nonnes de Sainte-Rosalie. La décoration musicale change aussi : les trombones et l’ophicléide sonnent à l’unisson ; leur voix solennelle et funèbre annonce l’arrivée de Bertram ; un concert de violoncelles et de bassons unit son harmonie triste et sévère au récitatif obligé chanté par cet esprit de ténèbres. Cette invocation est de la plus grande beauté : 

Pour une heure, quittez votre lit funéraire ; 
Nonnes, relevez-vous ! 

Et les nonnes, obéissant au pouvoir discrétionnaire de leur président, se relèvent et reprennent peu à peu une existence éphémère, et, comme le diable ne leur rend pas la faculté de parler, dans la crainte qu’il ne leur prît fantaisie de nous raconter leurs vies, elles restent silencieuses et laissent à l’orchestre le soin de peindre leurs sentimens, de donner une seconde interprétation à leurs gestes en s’unissant à leur pantomime expressive. Le chant instrumental frappe seul l’oreille pendant cette longue et belle scène, et son charme, ses images pittoresques, ses couleurs variées, ses détails pleins d’esprit et de vigueur de sentiment font sur l’âme une sensation profonde. Le prestige de la musique vient accroître dans une progression immense le prestige de la décoration et les séductions de la pantomime. 

Les nonnes se relèvent, et les bassons seuls font entendre un chant dont la mélodie ascendante suit le mouvement des statues qui décrivent lentement un quart de cercle pour arriver à la position perpendiculaire. Le pizzicato des contrebasses, les trombones en sourdine suivent la route mystérieuse que les bassons ont tracée. L’orchestre s’anime peu à peu par l’entrée successive de tous les instrumens ; le ton mineur, qui a régné pendant tout le temps de cette opération galvanique et fantastique, est remplacé tout à coup par un ensemble éclatant en ut majeur, et le bécarre posé sur le mi signale aux moins intelligens la vitalité de ces dames, et nous avertit qu’elles sont de nouveau des femmes du monde. 

Les nonnes savent qu’elles n’ont que cinquante-neuf minutes de congé ; elles n’en sont pas plus tristes, et s’empressent de profiter du bon temps que messire Lucifer veut bien leur accorder. Ces joyeuses sœurs commencent par ôter leurs voiles et leurs longues robes, elles ne gardent qu’une légère tunique. Chacune court à son cellier y prendre coupes et flacons ; ce cellier, c’est leur tombeau ; le vin doit être frais. Elles avalent à longs traits le vin de Chypre ou de Val-de-Pegnas pour se rafraîchir la bouche, où les araignées ont peut-être tissé des toiles : cela donne du cœur à la danse, et les voilà pirouettant comme des toupies, dansant des rondes et la farandoule [sic], se démenant comme des possédés. Cette galope, sur un six-huit en ré mineur, avec accompagnement de triangle, et dont l’effet est entraînant, et toutes ces joyeusetés se passent nécessairement dans la nuit du sépulcre. — « Ah ! si je tenais le cordon du lustre, comme je lâcherais la soupape, les écluses, les cataractes du gaz pour verser des torrens de lumière sur ces dames dont nous sommes les trop obscurs admirateurs ! Un bout de chandelle, dix louis pour un bout de chandelle ! » Tels sont les propos des dilettenti, les vieux qu’ils émettent en frottant leur lorgnette par les deux bouts, et le télescope n’en devient pas plus clair, les planètes sont nébuleuses. « Mais, Messieurs, un peu de patience, M. Duponchel ne veut pas renouveller pour vous une des plaies de l’Égypte, dont on vous a donné plus d’une représentation dans Moïse. La clarté vous sera rendue dans un instant sans que vous soyez obligé de la demander avec accompagnement de trombones, après avoir gémi en ut mineur avec la cour de Pharaon. Regardez plutôt cette obscurité comme un bienfait puisqu’elle vous permet d’admirer à votre aise et dans toute sa splendeur l’effet magique de ce cloître immense où la lune plonge ses pâles rayons. Au lieu de suivre les pas fugitifs de ces nonnes qui voltigent sous les arcades, portez votre attention sur ces colonnes blanches et polies, sur ces balustres en fuseau, sur ces volutes avec art arrondies, sur ces touffes de lierre et de pimprenelle qui les couronnent. Eh ! je me soucie bien de voir des colonnes, des volutes de cette espèce, je n’ai jamais aimé l’architecture. » J’allais continuer mon discours consolateur, lorsque la rampe se leva, le lustre brilla sur nos têtes, et les dilettanti satisfaits cessèrent de murmurer, trouvèrent que la somme de leurs jouissances était plus grande, et dirent avec l’auteur de Polyeucte 

Et le désir s’accroît quand l’effet se recule. 

Les devis de ces dilettanti si peu passionnés pour les arts m’ont éloigné de mon sujet, j’y reviens comme par post-scriptum, et vous engagerai à remarquer un effet de sons bouchés que M. Meyerbeer a placés à l’instant où Robert s’approche du rameau pour le cueillir. Quand on parle de sons bouchés, il est inutile de dire que c’est le cor qui les fait entendre.

Bornons là mon analyse du 3e acte, qui seul suffirait pour expliquer le succès de Robert-le-Diable, dont la vogue inouïe va toujours en augmentant. Hier la recette s’est élevée à plus de 10,200 francs. 

X. X. X.

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Eugène SCRIBE Casimir DELAVIGNE

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date de publication : 03/11/23