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Les Premières. Les Barbares

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Les Premières
Académie nationale de musique. – Les Barbares, tragédie lyrique en trois actes et un prologue, de M.. Victorien Sardou et P.-B. Gheusi, musique de M. Camille Saint-Saëns

Un gros succès, escompté depuis huit jours par toute la presse, et que le public de la première vient de payer, en applaudissements sonores, sans compter.

Sur l’affabulation de MM. Sardou et P.-G. Gheusi, je serai bref : grâce aux « avant‑premières » publiées un peu partout, à la lucide analyse, notamment, donnée, ici même, par Auguste Germain, ma tâche, à cet égard, se trouve singulièrement simplifiée. Je rappelle que la scène se passe un siècle avant la naissance du Christ : trois cent mille Germains, ont envahi la Gaule et sont parvenus jusque sous les murs d’Orange où l’armée romaine des consuls Scaurus et Euryale s’est réfugiée. Dans une sortie désespérée, Euryale est tué et les Barbares envahissent la ville ; ils vont massacrer les femmes et les enfants réfugiés dans le théâtre (qui ne fut construit que deux cents ans plus tard), quand l’intervention de la vestale Floria – belle fille, d’ailleurs – détermine leur chef Marcomir à calmer la rage dévastatrice ; vaincu par l’amour, comme Matho devant Salammbô, ce Marcomir épargne la ville et Floria, non moins touchée de la magnanimité que de la belle prestance du chef germain, se donne au vainqueur, comme au barbare Harald la douce Gwendoline, amoureuse rançon. Désormais, elle le suivra dans sa vie de combats et d’aventures ; mais voici que Livia, la veuve du consul Euryale, soupçonnant Marcomir d’être le meurtrier de son mari, proclame que le défunt fut frappé, lâchement, « dans le dos »

— Tu mens, c’était au cœur ! rectifie Marcomir, indigné.

— Au cœur, donc ! riposte Livia… Et s’élançant sur Marcomir, elle lui plonge dans la poitrine le même glaive qui a frappé Euryale.

Un certain nombre d’abonnés se plaignent, dans les couloirs, que le sujet ne fût pas d’une folle jovialité. On ne saurait trop conseiller à ces irréductibles partisans de la vieille gaité française de délaisser le théâtre de M. Gailhard, pour les scènes boulevardières où des revues se déroulent, incontestablement plus désopilantes que les Barbares, surtout quand elles sont signées Gavault ou Cottens. Folâtre ou non, ce poème, construit par le « carcassier » éminent qu’est l’académicien Sardou, rimé par le poète facile qu’est l’aimable Toulousain Gheusi, laisse loin derrière lui les navets que la muse de M. Saint-Saëns, pensant les élever au rang des pommes Hespérides, avait accoutumé de presser sur son cœur : précis de l’Histoire d’Angleterre, romans du père Dumas ou de ses collaborateurs, résidus romantiques brassés par Vacquerie, vers de Léonce Détroyat – horribile dictu ! – bref, tout ce qu’il faut pour confectionner Henry VIII, Ascanio et Proserpine, où les plus rares mérites musicaux sont étouffés par l’ineptie de poèmes niaisement adroits.

Il est bon, ce livret, je ne m’en dédis point, mais… pas très musical. Je sais bien que M. Saint-Saëns déclarait tout récemment à M. Larroumet : « Au théâtre, toute situation dramatique est, par cela même, musicale. » Mais cet axiome, révérence parler, est une blague, et M. Saint-Saëns ne l’aurait jamais proféré s’il n’avait été aveuglé par sa haine du wagnérisme ; car, nul ne l’ignore, la plus grande préoccupation de M. Saint-Saëns, c’est moins d’écrire de bons opéras que de ne pas paraître wagnérien. Dieu me garde de lui donner tort ! Ses amis se couvrent de ridicule, qui le campent « en face de Wagner » dans une attitude de défi et presque de triomphe ; mais lui, qui ne saurait être rendu responsable de ces ambitieuses fariboles, lui, on ne peut que l’approuver en sa noble persistance à redire, dès qu’il trempe sa plume dans l’encre : « N’oublions pas, messieurs, que nous sommes Gallo‑Romains ! »

Par malheur, son aversion pour les excès du wagnérisme le conduit à répudier ce que ce wagnérisme, exécré en bloc, contient de fécond et de vivifiant.

C’est ainsi que M. Saint-Saëns n’a pas autorisé ses librettistes à développer – comme ils l’eussent fait assurément sans son honneur de tout symbole – la lutte entre la Chasteté jurée de l’Amour vainqueur, entre Vesta et Vénus, qui pouvait, qui devait constituer l’élément directeur de la pièce.

C’est ainsi qu’il a tenté, une fois encore, oubliant les dures leçons déjà reçues, de violer ce principe intangible du drame lyrique : « Le sujet et la musique évoluant vers une même émotion. »

S’il a voulu démontrer qu’un compositeur d’une absolue maîtrise peut écrire, sur un livret non musical, une partition intéressante, la preuve est faite. Elle l’était déjà. Mais de là à nous procurer de l’émotion, il y a un abîme, et un tempérament plus riche que le sien en passion expansive (il doit en exister) y eût échoué pareillement.

Je me hâte de le dire, si l’œuvre applaudie hier soir apparaît en son ensemble médiocrement intense au point de vue émotionnel (exception faite des dernières scènes tout à fait remarquables), il convient d’en louer sans réserve la belle tenue d’art, l’écriture forte et précise, l’incroyable habileté de développement, la merveilleuse adresse d’instrumentation. Tout porte dans cet orchestre qui se garde de jamais étouffer la voix sous d’inutiles tapages : on songe à quelque vin précieux, minutieusement filtré, où rien de suspect ne demeure et que d’assidus collages ont dépouillé de toute impureté… voire d’un peu de son tanin.

Dans les Barbares (dont la fin est, d’ailleurs, superbe), ce qu’il y a de mieux, c’est le commencement ; le prologue, qui occupe cinquante-deux pages de la partition piano et chant, ne paraît pas, cependant, trop long, tant qu’il est logiquement conçu : c’est comme un agrandissement de l’ouverture beethovénienne ou wagnérienne (Egmont ou Tannhæuser) où tout le drame se synthétise en un raccourci puissant. Après le début mouvementé signifiant l’invasion des Barbares (fa mineur, aboutissant à un repos sur la dominante), le musicien, pour rendre plus facile la compréhension de son œuvre, introduit un récitant qui nous initie au sujet de la pièce et sous les paroles de qui apparaissent tour à tour les thèmes destinés à caractériser Floria (simplet), l’Amour (apparenté à un motif de Salammbô), la vengeance de Vesta, etc… Puis, après une ingénieuse suite d’accords – avec notes de passage formant accords – le décor et le récitant disparaissent et l’orchestre poursuit seul le résumé de l’œuvre : hymne à Vénus, joie des Barbares, lamentation de Livia. Tous ces motifs, combinés et développés, constituent un commentaire symphonique merveilleux – à l’exception de la strette fuguée terminale, le chahut de la délivrance – réalisé selon un plan impeccable, coordonné et instrumenté avec un art consommé.

Acte premier. À signaler la prière à Vesta que Floria-Hatto interprète de façon ravissante, puis un chœur de femmes dont le coloris évoque les plus charmants passages de Samson et Dalila. L’arrivée des Barbares, un peu meyerbeerienne, scandée par un rythme nerveux, ne manque pas de vigueur, et les chœurs qui suivent sonnent admirablement, grâce à la tessiture que leur a su donner le compositeur, roublard s’il en fût jamais.

Acte deuxième. Au lever de rideau, une page de sérénité berce les femmes et les enfants endormis, sur des rythmes alternés à trois et à deux temps, les violons et les bois se renvoyant les motifs en tierces. Succès énorme pour le duetto des femmes (construit sur l’hymne à Vénus) : c’est charmant, c’est en mi, c’est à douze-huit, ça fera fureur dans les salons. Triomphe pour le grand duo d’amour où quelques banalités côtoient de ravissantes trouvailles ; sur le développement, à l’orchestre, des motifs de Vénus et de l’Amour, l’invocation « O Freia ! » s’essore, attendrie. Puis, les voix s’enlacent passionnément, soulignées d’harmonies exquises (remarquez le mi final à l’unisson, Marcomir-Vaguet, dans le haut, Floria-Hatto, dans le grave). Toute cette fin est un délice.

Acte troisième. Scènes populaires, fort bien conduites, sur un petit grouillement d’orchestre qui accompagne, en notes piquées, le départ de Barbares, effet amusant et juste point de vue scénique ; Scaurus remerciant les dieux, à la reconnaissance un peu banale ; mais les choristes qui font honneur à M. Paul Puget ne manquent pas leurs entrées canoniques (leur strette fuguée a déjà été entendue au prologue). Toute cette gaieté de délivrance aboutit à une sorte de menuet à la Rameau, dont l’archaïsme guilleret se relève d’une cadence moderne tout à fait jolie. Puis le ballet chatoie ; joueuses de flûtes et de crotales évoluent, sans imprévu excessif, aux sons d’un motif agreste, nasillé par les bois, sur une double pédale de la tonique et de la dominante. La farandole se déroule sur un thème de quatre mesures, d’abord imposé par les basses (au-dessus, des bois détaillent de réjouissantes broderies sonores), puis le thème grimpe au haut de l’orchestre, augmentant d’intensité, toujours alerte, toujours dans le sentiment populaire, irrésistible d’entrain. Le noble arioso de Livia, la marche funèbre, toute cette scène dramatique est menée jusqu’au coup final, sans malséante agitation (dieux puissants ! comme M. Massenet se fût dépensé en trépidations convulsives !), sans clameurs, sur des dessins d’orchestre funéraires et discrets.

Et cette rigidité, cette concentration puissante impressionne.

Existait-il des vestales ailleurs qu’à Rome ? M. Larroumet croit que non ; M. Bouché-Leclerc dit que si. L’important, c’est que, dans son rôle de captive triomphante – Femina capta ferum victorem cepit – Mlle Hatto s’affirme délicieuse à voir et à entendre ; si chaste en sa longue tunique blanche, et de voix si émouvante ! M. Vaguet est un excellent Marcomir, M. Delmas, un Scaurus parfait, M. Riddez, un chef barbare très intelligent. Mmes Héglon et Vincent, MM. Rousselière et Dénoyé, complètent un ensemble sans défaillance.

M. Jambon a peint des décors agréables et follement anachroniques. M. Taffanel conduit l’orchestre, peu.

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date de publication : 02/11/23