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Les Théâtres. L'Ancêtre

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LES THÉÂTRES
Opéra de Monte-Carlo : l’Ancêtre, drame lyrique en trois actes, de M. Augé de Lassus, musique de M. Camille Saint.Saëns. 

On n’imaginerait pas un drame situé en Corse dont l’action serait privée de cet élément essentiel, la vendetta.

Il semble donc tout naturel que ce soient, la vendetta d’une manière générale et, plus particulièrement, les tragiques péripéties d’une vendetta, qui occupent et animent de leurs violences les trois actes de l’Ancêtre. C’est-à-dire que le drame met d’abord en présence la tradition barbare, sanglante, farouchement irréductible incarnée par l’ancêtre, Nunciata, et les lois plus humaines de pardon, d’oubli et de paix que personnifie l’ermité Raphaël ; et comme, dans ce conflit, c’est l’âpre et dur passé qui l’emporte, la fatalité s’empare de l’action et la mènerait indéfiniment, de crime en crime, si les proportions d’un drame pouvaient être infinies. 

Au premier acte, le rideau se lève sur un site montagneux et sauvage où se dressent, face à face, au croisement de deux sentiers et près d’un humble ermitage, deux mausolées. C’est là que, dans la mort, voisinent ceux des Fabiani et des Pietra-Nera qui, depuis tant d’années que la haine les divise, s’entre-tuèrent de père en fils et en petits-fils. 

Or, à l’aurore de ce jour qu’on voit naître et qui semble devoir s’écouler si doux et si clément, l’ermite Raphaël confie à Tebaldo Pietra-Nera – un officier de Napoléon que la paix a ramené au pays natal – le projet qu’a formé son cœur d’homme et de chrétien et l’espoir qu’il nourrit : émouvoir, convaincre les deux familles, qu’un appel qu’il leur a fraternellement adressé va bientôt réunir ici-même, les réconcilier enfin et, d’un même geste de ses vieilles mains, bénir à la fois les Pietra-Nera et les Fabiani. 
Ce rêve généreux se réalisera-t-il ? Voici qu’aux premières paroles du bon ermite, les deux groupes ennemis maintenant rassemblés semblent incliner déjà vers la pitié ; voici que la paix descend dans les âmes ; voici qu’un même cri s’élève : assez de sang, de larmes et de deuil ! Désormais, plus de vendetta ! 

Cependant Nunciata, l’ancêtre, est restée à l’écart. On se tourne vers elle, on l’entoure ; les mains jointes, on la supplie de faire grâce. Alors farouche, hautaine, Nunciata rompt l’effrayant silence par ce seul mot : « Non ! » 

C’en est fait : la pitié et le pardon ont fui. « La mort rouvre son aile ». 

Je n’ai pas encore dit que lorsqu’il partit pour l’armée, Tebaldo aimait Margarita et en était aimé ; que Margarita est la sœur de lait de Vanina, que Vanina aime aussi Tebaldo et que toutes les deux sont dans les rangs de ceux que Tebaldo a le devoir de haïr. Or, au second acte, un Fabiani, Léandri, le petit-flls de Nunciata, attire Tebaldo dans un guet-apens. Tebaldo se défend et tue son agresseur. Et tandis que, dans la maison de l’ancêtre, Vanina s’inquiète de ne point voir revenir son frère, on entend des chants funéraires qui s’élèvent dans le soir et peu à peu se rapprochent ; maintenant c’est un lugubre cortège qui se présente, précédant le brancard où, sur un lit de feuillage, Léandri dort son dernier sommeil. 

Ici se place une scène grandiose et poignante. Devant le cadavre de son petit-fils, l’ancêtre, délirante de colère et de douleur, exhale sa détresse et sa haine ; et à chacune de ses plaintes, à chacune de ses imprécations, le chœur répond comme aux oraisons du prêtre répond, dans les cérémonies de l’Église, le chœur des fidèles. Ce nouveau crime sera expié dans le sang. Mort aux Pietra-Nera ! Que le bras de la sœur soit armé pour venger le frère !

Mais au moment où Vanina vient de jurer qu’elle accomplira le devoir sacré, un serviteur de sa famille souffle à son oreille le nom du meurtrier. C’est donc Tebaldo que Vanina doit frapper. 
Au troisième acte, Tebaldo s’apprête à fuir le pays, mais non sans avoir lié sa destinée à la destinée de Margarita ; et dans l’éclat d’un jour radieux, parmi les plantes et les fleurs qui environnent la chapelle où Raphaël va les unir, tous deux échangent les suprêmes serments. Mais Vanina aussi est là. Serrant dans ses mains le fusil que vient de lui remettre Bursica – un serviteur de la famille, âpre à la vengeance au moins autant que ses maîtres –, Vanina qui luttait contre le plus monstrueux devoir, vient de surprendre, en leur joie débordante, les aveux des amants. Blémissante, elle va diriger son arme vers Tebaldo. Mais l’amour l’emporte et sa main défaillante laisse tomber le fusil. Nunciata, que la hantise de la vengeance mène en ces lieux, saisit l’arme. Vanina se précipite pour prévenir Tebaldo. Mais l’ancêtre, au hasard de ses yeux troublés par l’âge, a tiré. Et c’est Vanina qu’on voit revenir ; se soutenant à peine, serrant de ses deux mains sa poitrine sanglante et tombant enfin sur le sol où elle expire. 

La balle qui devait venger le frère a tué la sœur.

La partition que Saint-Saëns vient d’écrire – en fort peu de temps, je crois – sur le livret de M. Augé de Lassus, est parfaitement digne de ses aînées : c’est-à-dire qu’on y retrouve chacune des qualités si particulières et si fortes qui caractérisent ses autres œuvres dramatiques : la vérité, la fermeté, la netteté dans le dessin des personnages comme dans l’exposé et le développement des situations ; une absolue justesse d’expression ; le sens infaillible de l’équilibre et des proportions ; une sobriété et une certitude d’effet toujours plus surprenantes ; une facilité et une clarté dans la complexité de l’écriture inégalables ; en un mot tout ce qu’ont apporté d’admirables exemples au théâtre, son organisation si variée et si puissante.

L’œuvre débute par un prélude formé de deux thèmes : le premier, mystérieux et poignant, semblable à la fatalité qui plane sur le drame ; le second, âpre, violent, heurté de dessin, obstiné de rythme et caractérisant sans doute les longues et irréductibles haines. Puis, avec le lever du jour, c’est la délicieuse symphonie qui rassemble les mille bruits de la nature et sur laquelle s’élève, en une déclamation sereine, l’hymne pieux de Raphaël ; et c’est encore, lorsque le doux ermite parle aux abeilles, la plus surprenante et la plus exquise traduction de leur bourdonnante activité. 

L’action tragique commence donc comme une pure églogue. 

Après l’arrivée de Tebaldo, après ses récits de guerre qu’accompagnent, dans l’orchestre joyeusement enfiévré, des fragments de la Marseillaise, se place maintenant la scène la plus considérable de l’acte.
Grâce à la persuasive bonté de Raphaël, la réunion des deux familles ennemies prend vite un caractère de grande et simple cordialité qui se traduit d’abord par un cœur très expressif, puis par une touchante prière où toutes les voix de l’assemblée s’unissent à la voix de l’ermite, de même qu’elles s’uniront de nouveau, et de façon si émouvante, pour supplier Nunciata de faire grâce. 

Mais après le refus implacable, après que la guerre est de nouveau déclarée, le mouvement musical, appuyé sur un thème vigoureux, s’annonce, grandit, atteint un très puissant effet, puis se radoucit jusqu’à l’idylle avec le juvénile dialogue de Tebaldo et de Margarita, et revient enfin à l’églogue avec la fin de l’acte, qui est aussi la fin du jour. 

La scène capitale de la partition occupe presque entièrement le second acte, d’ailleurs bref et d’allure très directe ; du moins l’intérêt qu’il recèle le fait-il paraître ainsi. 

Le corps de Léandri est ramené à la maison de l’aïeule, et c’est l’occasion d’un chant funèbre très poignant malgré ses lignes si simples. Mais survient Nunciata, et alors se déroule ce superbe monologue qui fait revivre les coutumes antiques, ce vocero où l’imprécation succède à l’exaltation des vertus du mort, où à travers les sanglots, éclate l’appel à la vengeance, où comme en une psalmodie le chœur répond à la voceratrice et scande ses dernières paroles : « Ils l’ont tué ! » 

On ne résiste pas à l’émotion que dégage cette page absolument noble et belle et on n’oubliera pas combien Mme Litvinne s’y montre admirable.

Au troisième acte, par le plus heureux contraste, le début de l’action se produit dans la joie du plus beau jour. Dans un décor de lumière et de fleurs, ce sont d’abord des jeunes filles qui viennent à la fontaine ; puis voici Margarita, attendant l’heure où Raphaël doit l’unir à Tebaldo. Sur ses lèvres persiste le motif du duo d’amour qu’on a entendu au premier acte ; c’est l’air sans les paroles ; c’est la manifestation de la chère et intime pensée. Enfin, voici Tebaldo ; et à les voir ainsi, dans cette atmosphère de bonheur si délicieusement traduite par la musique, on oublie que le drame veille et que la mort est proche. Après un quatuor qui réunit l’aïeule, Vanina, Tebaldo et Margarita, quatuor dont le thème initial est encore celui du duo du premier acte, où se produit une ample et chaleureuse gradation et où l’accent tragique a déjà repris ses droits, l’action se précipite, et le dénouement survient, brièvement et dramatiquement, commenté par l’orchestre. 

L’interprétation de l’Ancêtre est confiée à Mme Litvinne, à Mlle Farrar, à Mlle Charbonnel, à M. Renaud ; à M. Rousselière et à M. Lequien. C’est dire combien elle est brillante. Mme Litvinne, c’est l’ancêtre farouche, terrible, inexorable ; C’est aussi l’aïeule émouvante devant le cadavre du petit-fils, et j’ai déjà dit l’impression immense qu’elle produit dans la scène funébre du second acte. 

Mlle Farrar remplit le rôle charmant, si tendrement juvénile de Margarita et s’y montre délicieuse. Mlle Charbonnel qui possède une très belle voix de contralto, personnifie avec talent l’infortunée Vanina. 
Quant à M. Renaud, qui fut don Juan, Beckmesser, Wolfram, Henry VIII, et qui incarna plusieurs fois le diable ; M. Renaud à qui l’on peut tout demander et de qui l’on peut tout attendre, nous est apparu cette fois sous les traits d’un vieil ermite, très bon, très humain et même un peu philosophe : une manière de saint François d’Assise, car il parle aux abeilles et les appelle : « Mes sœurs ». 

Dirai-je qu’il est parfait dans cette création comme il le fut dans toutes ? 

Une très jolie voix, une belle prestance et l’uniforme d’officier du premier Empire, servent à merveille M. Rousselière dans le personnage de Tebaldo. Enfin M. Lequien tire tout l’effet possible du rôle de Bursica. 

On sait que les ouvrages représentés à l’Opéra de Monte-Carlo bénéficient des soins artistiques les plus intelligents et les plus précieux, grâce au talent de metteur en scène qui fait la gloire de M. Raoul Gunsbourg. Rien n’a donc manqué à la représentation de l’Ancêtre, ni la beauté du cadre, ni la vérité des costumes, ni la vie scénique que M. Gunsbourg sait si prodigieusement animer. Mais parmi tant d’éloges, que je suis heureux de pouvoir distribuer, une part – et non la moindre – revient à M. Jehin, à son orchestre si soigneux, de même qu’aux chœurs vaillants et disciplinés.

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Lucien AUGÉ DE LASSUS

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date de publication : 29/07/24