Musique. Thaïs
MUSIQUE
OPÉRA. — Thaïs, de M. Jules Massenet.
Qui aurait pensé jamais qu’on put trouver matière à drame lyrique dans Thaïs, le subtil et philosophique « conte » d’Anatole France ? Il a dû en éprouver quelque surprise, celui-là même dont le raffiné scepticisme perce jusque dans ses Vies de Saints. Thaïs, d’ailleurs, à l’en croire, a été béatifiée au même titre que Marie-Magdeleine, et comme il se pique de scrupule, il indique les sources où il a puisé. Le librettiste, Louis Gallet, ne s’en est naturellement pas mis en peine. En quête d’adaptation théâtrale, Thaïs lui a agréé dès l’abord, moins peut-être par l’intérêt qui en devait ressortir, que parce que le sujet offrait à l’inspiration de Massenet un nouveau champ d’études, approprié à son genre très spécial de talent. Il n’y a guère, en effet, qu’une question de nuance entre la Salomé, d’Hérodiade, la Sita, du Roi de Lahore, et la courtisane Thaïs. Elle est pareillement proche parente de Manon. Cela n’a pas échappé à l’esprit observateur de M. Louis Gallet. Ce dont il faut aussi lui faire honneur, c’est d’avoir rompu avec la tradition, en mettant au rancart les manières de rimes que les paroliers avaient accoutumé de fournir aux musiciens, sous couleur de poésie, et qui donnent raison la plupart du temps au mot de Rivarol : C’est de la prose où les vers se sont mis. Empruntant certaines rigueurs à l’art poétique, comme il nous l’a dit, M. Louis Gallet, tout en s’interdisant l’hiatus, ce qui nous paraît d’un zèle excessif, recherche la sonorité et l’harmonie des mots, observe le nombre et le rythme, s’efforce de contenir l’idée dans les limites métriques, en s’affranchissant seulement de l’obligation absolue de la rime.
Voilà qui nous plaît infiniment. Ce qui nous chagrine, c’est de voir Massenet, doué presque à l’égal des maîtres de l’école française, tourner toujours dans le même cercle. On lui voudrait plus de vigueur caractéristique, adéquate aux situations, sinon plus de souplesse dans l’imagination, quelque chose de plus viril et de moins conventionnel. Le reproche justifié qu’on faisait autrefois à Auber, dont la fécondité dépassait de beaucoup la sienne, lui pourrait être appliqué. Ce qui frappe surtout dans son œuvre, c’est cette faculté singulière qu’il a de se reproduire sans jamais rien perdre de ses avantages. Il ne se transforme pas, il varie, il chante toujours les mêmes choses sur d’autres airs, et le public trouve cela fort de son goût. Thaïs ressemble à s’y méprendre à ses autres héroïnes et à l’ascétisme près, le moine Athanaël, le Paphnuce d’Anatole France, ne laisse pas de rappeler, surtout dans son égarement dernier, le Des Grieux de l’abbé Prévost. Ce sont de part et d’autre dialogues coulés dans un moule identique.
Laissant de côté les rôles accessoires, purement figuratifs, nous ne voyons dans Thaïs que deux personnages auxquels on se puisse intéresser, à savoir Thaïs elle-même et Athanaël. Cet Athanaël, touché de la grâce et qui vit en cénobite dans le désert, a fait autrefois la fête à Alexandrie, en compagnie de son ami, le philosophe épicurien Nicias. Or, il advient qu’un jour, après avoir conféré avec ses frères des débordements du siècle, un songe lui vient qui lui fait apparaître, dans des poses non équivoques, l’impudique courtisane. Il s’en ouvre à son père et lui fait part de sa résolution de ravir à Satan, à ses pompes et à ses œuvres, cette âme égarée. Il veut l’aller surprendre au milieu de ses orgies et la ramener à Dieu ; mais le vieux Palémon, qui paraît en savoir long sur les sombres artifices du Malin, essaie de l’en dissuader.
Ne nous mêlons jamais, dit-il doctoralement, aux gens du siècle ; craignons des pièges de l’Esprit.
Il n’importe, Athanaël partira pour Alexandrie, enveloppé de son habit de bure et la poitrine couverte d’un cilice. Il rencontre, dans sa demeure, le sybarite Nicias, l’amant d’une heure de Thaïs, lequel le croit désabusé et s’esclaffe de rire lorsqu’il lui fait part de ce qu’il considère comme un extravagant projet. Il se prête néanmoins à l’exercice de son apostolat ; et, tout aussitôt, des esclaves revêtent ce convertisseur d’un nouveau genre d’une somptueuse robe d’Asie et le chaussent de sandales d’or. Ce sont les charmantes Jane Marcy et Héglon qui drapent ainsi de pied en cap celui qu’elles appellent rieusement le Satrape. Il y a là un jeu de scène fort piquant et dont Massenet a tiré un très spirituel parti.
Mais voici venir Thaïs, précédée des groupes de comédiennes et d’histrions, et qui s’avance, ses beaux bras appuyés sur les épaules des esclaves. Athanaël la regarde dans l’attitude de ces deux hommes du tableau de Couture, adossés à l’angle d’un portique, témoins désolés de l’orgie romaine. Cette vision, renouvelée du songe, laisse dans son ferme propos le cœur bronzé d’Athanaël ; mais il a peur pourtant de fléchir, et nous l’entendons murmurer : « Souffles de Dieu, parfumez du battement de vos ailes l’air corrompu qui va m’environner. » Et de fait, on sent, en dépit de son ardente prédication, qu’Athanaël n’a pas encore complètement dépouillé en lui le « vieil homme » ; si bien que Thaïs lui lance ce défi : — Ose venir, toi qui braves Vénus !
Vous pensez bien qu’Athanaël ne manquera pas au rendez-vous. C’est dans son palais qu’il la rejoint. Thaïs est vaguement inquiète. Elle a beau se contempler amoureusement dans son miroir ; les paroles de l’étranger, si nouvelles pour elle, ont changé son « état d’âme ». Il suffit d’une rescousse pour l’envahir d’une sorte de doux effroi. — « Fais-moi connaître, s’écrie-t-elle enfin, — et ce revirement subit a impressionné diversement les auditeurs — cet amour mystérieux, c’est-à-dire l’éternelle béatitude, et je suis à toi ! » Là est le point culminant du drame. Il n’est pas marqué dans l’accent, musicalement parlant, au coin d’une bien forte conviction.
Peut-être ignorez-vous de quelle étrange façon finit le drame. Rappelez-vous la prophétie de Palémon, le père d’Athanaël, paraphrasant le mot de l’Ecriture : « Celui qui s’expose au péril périra. » Il avait dit vrai et vu juste le vieux cénobite. Thaïs, en effet, cédant aux éloquentes exhortations du moine, se convertit, et Athanaël, tenté comme Saint-Antoine par les plus lascives provocations retombe dans le péché. Il a encore là, dans le désert où il est retourné, de démoniaques visions. Tantôt les « esprits de l’air » se meuvent autour de lui et obsèdent son sommeil, tantôt quelque ronde infernale l’emporte « dans le tourbillon des vices. » Puis c’est le tour de la divine Thaïs, Thaïs sanctifiée qui lui apparaît au loin, le front lumineusement auréolé. Il voudrait atteindre et étreindre cette chère ombre ; mais moins heureux que le Fernand de la Favorite, il ne rompt ses liens monastiques que pour entendre s’exhaler des lèvres de Thaïs le cantique d’éternelle félicité dans le royaume céleste.
Dans l’œuvre monocorde de Massenet, sensiblement inférieure, à notre sens, à Manon et à Werther, il va sans dire que certaines pages ont un particulier relief, et alors même qu’elles font l’effet de réminiscences, ont encore, grâce à une orchestration savamment originale, une saveur de haut goût. Tels cet air du Miroir, que nous avons déjà cité, les préludes symphoniques des premier et second actes, très fouillés et d’une inspiration soutenue, et surtout le duo final de Thaïs et d’Athanaël, dans lequel fait écho, avec une sincérité d’expression qui n’est pas sans grandeur, l’aspiration au ciel de la courtisane régénérée et le cri sacrilège du moine ne rêvant plus que jouissances terrestres. Cela est du grand art. En somme, malgré et quoique, comme disait le père Dupin, il est bien, clair que la veine mélodique de Massenet ne s’est pas, dans Thaïs, épanchée à larges flots. Sa muse évoquée n’a répondu que par à-coups à l’appel du maître.
La sculpturale Sybil Sanderson ne se borne plus, comme naguère, à lancer à profusion des notes à rendre jalouse la Nilsson de la Flûte enchantée. Elle chante maintenant à ravir. Avec quelle finesse de diction et quelle grâce alanguie elle a nuancé le récit du Miroir : « O mon miroir fidèle, rassure-moi. Dis-moi que je suis belle, et que je serai belle éternellement ! » Cet « éternellement » elle l’a ponctué du plus suggestif des sourires. La création de Thaïs tire décidément de pair l’artiste de prédilection de Massenet.
Delmas a grand air sous le froc d’Athanaël. Sa voix, d’un métal solide, a de vibrantes sonorités. Il a, par surcroît, ce mérite, devenu rare, de phraser largement, à la manière de Faure, et d’articuler les mots de telle sorte qu’on les entende sans effort. On l’a vivement et justement applaudi.
Il n’y a pas pour la svelte et toute gracieuse Rosita Mauri d’effet sensationnel à produire dans le ballet de Thaïs, aussi peu enlevant que possible, selon notre humble avis ; mais elle n’a eu qu’à esquisser quelques pas, d’une aérienne souplesse, accompagnés de triomphants ronds de jambes, pour le faire trouver exquis.
Il est à peine besoin d’ajouter que l’orchestre de l’Opéra, sous l’habile direction de Taffanel, a joué Thaïs en perfection.
ELY-EDMOND GRIMARD.
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Jules MASSENET
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publication date : 31/10/23