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Une visite au Maître Massenet. Roma – Amadis – Panurge

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Une visite au Maître Massenet
Roma – Amadis – Panurge

On oublie très facilement les difficultés que présente un voyage en un coin retiré du département de Seine-et-Marne, quand le but vous offre le rare plaisir de passer quelques heures avec l’un des représentants les plus glorieux de la musique française. En arrivant à Egreville, sous les frais ombrages tout parfumés par les fraîches senteurs d’une abondante rosée que l’ardent soleil n’avait pu encore complètement absorber, je me sentis bien vite remis par le calme reposant de cette tranquille nature, et c’est le cœur plein de joie et d’émotion, que je m’acheminai vers la retraite où se cache le maître Massenet.

Elle a à la fois un aspect rustique et seigneurial. Elle est accueillante comme toutes ces vieilles demeures des temps passés, qui s’enveloppent de lierre pour voiler leur vétusté : et avec ses jolis détails d’architecture, sa tourelle massive dont la base puissante s’appuie sur un verdoyant tapis de verdure qui garnit le fossé, elle garde un air de fierté féodale.

Point de poterne ni de pont-levis à franchir, mais une simple grille au travers de laquelle on aperçoit l’ensemble du château. Tout est silence en cet agréable séjour. On dirait que la nature elle-même se recueille pour laisser le maître tout à son inspiration. Seuls, quelque aboiement lointain et la chanson monotone des moissonneurs qui travaillent aux alentours du domaine rapportent une note vivante dans le doux bruissement de l’air qui circule sous les immenses allées bordées de hauts massifs de buis.

Le maître m’attend ; il a bien voulu lever pour Comœdia l’impitoyable consigne qui le défend contre l’audace des reporters. Toujours vif et alerte, aimable et loquace, ayant à peine achevé de narrer un fait, que déjà il a mille choses à vous dire, mille questions à vous adresser ; il garde une activité étonnante et un enthousiasme débordant de jeunesse. Et, dans la grande chambre Empire, remplie de meubles rares, où s’étalent partout les manuscrits et les épreuves, c’est pour moi, pendant quelques heures, la conversation la plus agréable qui soit ; conversation dans laquelle la verve aimable, et intarissable de l’auteur de Manon s’agrémente par instants d’une légère pointe de moquerie dont le piquant, toujours amusant, n’est jamais acerbe.

J’aurais voulu me laisser aller au gré de ce flot pittoresque qui vous porte magiquement sur un océan d’idées, de souvenirs et de projets ; mais je ne devais pas penser à mon seul plaisir. C’était pour nos lecteurs que j’étais venu à Egreville, et je devais procéder avec ordre, afin de pouvoir rassembler plus facilement, les lambeaux de cette conversation dont la narration peut difficilement faire apprécier le côté vivant et attractif.

*

Le compositeur de Werther et de Manon, l’auteur d’œuvres si différentes, comme Esclarmonde et Le Jongleur de Notre-Dame, est certainement celui de tous les musiciens actuels qui a su le plus faire vibrer l’âme du grand public. Celui-ci se demande donc chaque année quelle œuvre nouvelle surgira du cerveau de son favori. C’est pour le renseigner que j’ai sollicité du maître la faveur de voir s’ouvrir devant moi les portes de sa retraite.

Il fut d’abord question, je puis dire qu’il ne fut presque entièrement question que de Roma. En effet, cette œuvre va se jouer à Paris et à Monte-Carlo. Ce sera donc avec la Déjanire, du maître Saint-Saëns, l’événement le plus important de la saison, puisqu’il s’agit de l’apparition de deux œuvres dont les auteurs sont deux des musiciens les plus illustres de l’École Française.

– Roma, me dit le maître, est un opéra en cinq actes dont le poème d’Henri Cain est tiré de la sublime Rome vaincue, d’Alexandre Parodi. Il sera joué à Monte-Carlo fin février, et de suite après à l’Opéra. C’est, hélas ! vers cette époque que j’atteindrai ma soixante-dixième année.

– Pourquoi, hélas ! cher maître, répliquai-je, vous n’avez rien à regretter, car peu d’existences furent, aussi complètement que la vôtre, couronnées de succès.

– Je ne regrette rien, me répond mon interlocuteur, j’ai puisé toute ma joie en ce monde dans un labeur incessant. J’ai beaucoup travaillé et je ne sens pas trop le poids des ans sur mes épaules. Et puis j’ai quelque satisfaction : On me joue un peu, ajoute-t-il, souriant, en me lançant un regard brillant de malice.

Mais, nous revenons à Roma, et je demande au maître comment l’idée de cette œuvre naquit en son esprit.

– En 1902, me répond-il, j’assistai au Théâtre-Français, à la reprise de Rome vaincue. J’en ressentis une profonde impression. J’avais connu autrefois Parodi, qui était un homme admirable pour qui j’avais la plus profonde admiration. Il m’avait proposé un ouvrage au sujet duquel nous ne nous étions pas entendus, mais il était dit que nous collaborerions. Après la représentation dont je vous parle, j’achetai le poème, et je me rappelle qu’en repartant à Egreville avec ma femme, dans le train qui nous emportait, nous fûmes émus jusqu’aux larmes en lisant le quatrième acte. Ah ! quelle situation ! Quelle grandeur tragique !

Je fis aussitôt un plan de l’ouvrage tel que je le comprenais, j’écrivis aux héritiers de Parodi pour demander leur autorisation, et, j’étais tellement enthousiasmé, que je n’attendis pas leur réponse pour commencer ; je me mis donc de suite à travailler à ce fameux quatrième acte qui m’avait si fortement ému. Mais, je ne reçus aucune réponse. Sur ces entrefaites Catulle Mendès, qui avait été particulièrement dur pour moi, devint plus tendre, et il m’apporta le poème d’Ariane. Les années se passèrent, j’abandonnai Roma jusqu’en 1908, époque à laquelle ayant eu l’occasion d’en parler à Henri Cain, plus heureux que moi, il m’obtint de suite l’autorisation que je désirais. Ma nouvelle œuvre était finie en 1909, et, c’est à Monte-Carlo, dans une chambre d’hôtel, que je la terminai en composant l’ouverture ».

J’aborde une question brûlante. Le Maître Massenet suit de très près l’évolution de la musique moderne. A-t-il sacrifié aux nouveaux dieux comme jadis pour Wagner qui l’influença d’une manière très évidente à une époque de sa vie ; va-t-il offrir à notre oreille l’effleurement des rythmes imprécis, et le chatouillement délicat des accords de neuvième suraugmentée. Il devine ma question, et y répond avant même que je l’aie posée.

– J’ai pour habitude, dit-il, de m’identifier le plus possible avec mon sujet. Pas de procédé préconçu, mais son adaptation d’après le caractère et l’esprit d’un sujet.

« J’ai écrit Roma d’une façon anti-moderne parce que j’ai senti que ma musique devait être en rapport avec le sujet, les situations et les personnages. C’est une tragédie antique où tout est franc, net et précis, et mes personnages parlent en cadence, sur les accords les plus parfaits qui soient.

J’ai pensé aussi un peu aux interprètes que je désirais. J’avais eu l’occasion d’entendre Mme Kousnezoff dans Thaïs, et j’avais été émerveillé de sa voix si brillante et de sa merveilleuse intelligence. C’était l’interprète rêvée pour le rôle de Fausta, la vestale coupable, rôle tout de sentiment et de violence dans l’amour. Mme Kousnezoff, qui est la fille d’un peintre, et qui en matière artistique, a une grande compétence, saura, j’en suis sûr, faire ressortir avec beaucoup de vigueur le caractère de ce personnage.

Pour Mlle Lucy Arbell, j’ai écrit le rôle de Posthumia, l’aïeule aveugle. Il est poignant, et aussi dramatique que possible dans la scène du quatrième acte, quand elle vient devant le Sénat Romain, ignorant qu’elle se trouve dans une assemblée justicière, cherchant à deviner ce qui se passe dans les ténèbres où elle est plongée, serrant sur son sein sa petite fille Fausta couverte du voile des condamnées à mort, devinant vaguement la sombre horreur d’un drame terrible. Mlle Arbell aura l’occasion d’y faire valoir entièrement ses superbes qualités de tragédienne. Tenez, la voilà, cette scène, continue le Maître en m’apportant un manuscrit, écoutez si c’est beau. » Et, comme un Mounet-Sully qui jouerait le dernier acte d’Œdipe, il la déclama entièrement avec des cris, des sanglots entrecoupés de silences qui me firent réellement frissonner.

Puis il me parla des autres interprètes. De Mme Julia Guiraudon qu’il est heureux de voir revenir au théâtre, et à qui il confie le rôle de Junia, jeune vestale, toute de pureté et d’innocence ; de Mme Eliane Peltier dont la carrière s’affirme de plus en plus brillante à l’Opéra-Comique, et qui créera la grande vestale à Monte-Carlo ; de Muratore, dont le succès dans Ariane l’a décidé de suite à lui confier le personnage de Lentulus tribun légionnaire, amant de Fausta ; de M. Delmas, l’une des gloires de notre Opéra, qui créera Fabius, le sénateur, père de Fausta, et des excellents artistes que sont MM. Gresse et Noté, qui tiendront, le premier, le rôle du Souverain Pontife, le second, celui de l’esclave gaulois.

J’apprends encore la désignation des actes : Premier : Le forum ; deuxième : l’Atrium des vestales ; troisième : le Bois Sacré ; quatrième : Le Sénat Romain ; cinquième : le Champ du supplice. Au troisième, il y a une cérémonie religieuse. C’est la scène de la purification du temple de Vesta. L’on purifie les arbres, le temple, l’air, tout ce qui a vu accomplir la profanation. Une ouverture précède le premier acte, et avant le cinquième il y a un entr’acte vocal. Les chœurs chantent a cappella derrière le rideau, ils sont seulement soutenus par des accents de trompettes.

J’aurais voulu parler au Maître, d’Amadis dont je connais l’existence, et de son Panurge qu’il prépare pour la Gaîté-Lyrique et qui passera pendant la saison 1912-1913 ; mais Roma nous a beaucoup occupés, le temps passe, et je me vois forcé d’abréger mes questions. Cependant j’insiste sur l’étonnement que j’ai éprouvé, en apprenant que le Maître avait dans ses cartons une œuvre terminée depuis longtemps. […]

L. BORGEX.

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