Les Bayadères
Les voyageurs et les historiens ont parlé très diversement des bayadères ; les uns les ont présentées comme des chefs-d’œuvre de grâce et de beauté, entourés de tous les prestiges du luxe et des talents ; les autres n’ont vu en elles que des prostituées qui, pour quelques pièces d’argent, dansent dans les fêtes publiques et particulières. Le fait est que l’existence des bayadères est liée à la religion des brames. On lit dans un de leurs poèmes historiques et sacrés, nommés Paranas, qu’il prit un beau jour fantaisie à Schirven, l’une des trois personnes de la divinité des Indes orientales, de s’emparer de la figure et des passions humaines de Devendren, raja célèbre, afin de s’assurer par lui-même si les hommes étaient plus heureux en amour que les dieux.
Ainsi métamorphosé en homme, Schirven avait un très grand nombre de concubines, mais ses peuples désiraient qu’il prit une épouse, qui lui donnât un successeur légitime. Quelle beauté pouvait être digne de son choix ? Tout dieu qu’il était, le cœur des femmes ne s’offrait à ses yeux que comme un dédale impénétrable. Pour connaître la femme capable de l’aimer pour lui-même, il s’avise de feindre qu’il touchait à sa dernière heure, et dit à ses douze cents maîtresses rassemblées autour de son lit de mort, qu’il donnait sa main à celle d’entre elles qui ne serait pas effrayée de l’obligation de le suivre dans l’autre monde. Un silence imperturbable fut la réponse de ces dames ; l’honneur de se marier avec un raja au milieu des flammes d’un bûcher n’en séduisit aucune.
Soudain une jeune bayadère s’avance au milieu de l’assemblée muette ; elle déclare à Schirven qu’elle est prête à payer de sa vie l’insigne faveur de porter un seul instant le nom de son époux. Cette bonne fille obtient ce qu’elle désire. Bientôt le raja meurt, et fidèle à sa promesse, la bayadère monte sur le bûcher près du corps du prétendu défunt. Mais, ô prodige ! les flammes s’éteignent ; Schirven paraît debout, tenant dans ses bras sa courageuse épouse, et se fait connaître pour un dieu. En quittant le séjour des mortels, pour y perpétuer le souvenir de son amour et de sa reconnaissance, il voulut qu’à l’avenir les bayadères fussent attachées au service de ses autels, que leur profession fut honorée, et qu’elles portassent le nom de devudassis, ou devaliales(favorites de la divinité), nom auquel les Français ont substitué celui de bayadères, du mot belladeiras(danseuse), que les Portugais avaient employé pour désigner cette classe de femmes.
Telle est la fable sur laquelle repose l’état des bayadères ; telle est la source où M. Jouy a puisé le dénouement et quelques-unes des situations de son opéra. Il en a emprunté, ajoute-t-il, l’idée principale du conte de Voltaire, intitulé l’Éducation d’un prince, et les détails en ont été pris à Bénarès même, ville sur le Gange, réputée sainte par les Indiens.
Cette ville de Bénarès, ainsi que celles de Jagrenat, de Sonna-Sendi, sont celles dont les temples offrent le plus de bayadères ; on en compte jusqu’à 150 dans un seul, et toutes aussi belles que richement parées. Elles doivent être représentées au brame supérieur par leurs parents, avant l’âge nubile. Dès qu’elles sont reçues, on les marque au-dessous du sein gauche du sceau du temple où elles doivent rester 15 ans, et on leur donne des maîtres de danse et de musique. Leur danse est presque toute pantomime ; elles peignent les ardeurs du désir et les transports de l’amour par les mouvements les plus lascifs. Les privilèges honorifiques dont elles jouissent paraissent inconciliables avec le dérèglement de leurs mœurs, et attestent la corruption que les prêtres de l’Inde ont alliée à la superstition. Seules, avec le brame supérieur, elles peuvent s’approcher du prince, et s’asseoir en sa présence ; dans les cérémonies publiques, elles occupent les premières places, etc. M. Jouy prétend qu’il y a des rapports frappants entre ces courtisanes et les vestales romaines, dont la chasteté était le premier devoir : nous doutons bien que cette opinion paradoxale trouve des partisans.
Mlle Candeille avait déjà fait voir une bayadère sur la scène. Sa pièce, intitulée La Bayadère, ou le Français à Surale, sujet oriental, en 5 actes et en prose, fut représentée au théâtre Français, en 1795. L’auteur jouait elle-même le principal rôle. Jamais ouvrage ne reçut un accueil plus épouvantable.
L’ouvrage de M. Jouy a pour but d’enrichir notre opéra d’un nouveau genre de merveilleux : après ceux de la mythologie païenne, de la mythologie des Bardes, et celui de la Bible, qu’on aurait pu se dispenser d’y introduire, il a voulu nous faire connaître celui de la religion de Brama. Examinons si cette tentative est heureuse.
Au lever du rideau le théâtre représente la varangue, espèce de salon du zénana (logement des femmes), formé dans sa partie inférieure de portiques ouverts qui laissent voir les jardins. Une galerie circulaire et praticable règne au-dessus des portiques, et conduit aux appartements. Les femmes sont distribuées, les unes sur la galerie, où elles vont et viennent ; les autres dans varangue, s’occupent de leur toilette devant des glaces que des esclaves leurs présentent ; d’autres dansent, jouent de la lyre, etc. Les trois favorites sont assises sur des carreaux ; on brûle devant elles des parfums ; et de jeunes filles esclaves rafraîchissent l’air avec de grands éventails de plumes d’oiseaux. Rustan annonce aux favorites que le jeune Rajah Démaly,
Parmi tant de beauté qui peuplent ce séjour,
Va choisir sa première épouse.
À cette nouvelle, chacune de ces femmes se flatte de l’emporter sur ses rivales, quand paraît Démaly. À son arrivée, les favorites se lèvent, les esclaves se prosternent. Le Rajah dit galamment aux femmes rassemblées qu’il est fort embarrassé de choisir entre elles, parce que
Le cœur se décide avec peine
Quand tout ce qui l’entoure est digne de son choix.
Après ce compliment il les congédie.
Démaly resté seul avec Rustan, se plaint de ne pouvoir être heureux lui-même en faisant le bonheur de ses sujets. Il fait ensuite confidence à Rustan qu’il adore Laméa, jeune bayadère,
Le chef d’œuvre des cieux,
De grâces, de talents le plus rare assemblage.
Les bayadères entrent et défilent devant les prince au son des instruments des jongleurs ; elles exécutent des pas ; on entend en même temps des chants voluptueux dont le but est d’endormir davantage le cœur du rajah, que ses ministres craignent de voir s’éveiller au flambeau de la vérité. Laméa cherche au contraire à allumer l’amour de la gloire dans le cœur du monarque. Tout-à-coup les cris du peuple et un chef indien annoncent que les Marattes assiègent les remparts.
Au second acte, le théâtre représente le bois sacré qui entoure la grande pagode de Bénarès : à droite un arc de triomphe conduit à la place publique. Laméa fait prêter aux chefs indiens le serment de se dévouer pour le salut de l’état et du prince. Olkar est maître ; il veut plaire à Laméa ; elle lui prépare une fête, et c’est dans cette fête que la vengeance le frappera. À l’approche de ce vainqueur et de sa suite, Laméa et les chefs indiens se retirent. Olkar fait part à son confident qu’il a retardé le pillage afin de pouvoir s’emparer du bandeau de Wisnou, que Démaly tient caché ; il espère que Laméa le lui livrera. Il lui permet de voir le rajah ; elle profite de cette entrevue pour lui faire part du dessein formé de le sauver.
Le théâtre change, et représente la place publique de Bénarès ; le Gange coule dans le fond, et sur l’autre bord dans le lointain, on aperçoit une partie du camp des Marattes : les vainqueurs exécutent des évolutions militaires ; Olkar entre suivi de ses guerriers, qui trainent après eux les Indiens esclaves. La mélodie la plus voluptueuse annonce l’entrée des bayadères. Ces dernières emploient tous les moyens de séduction pour enivrer les vainqueurs, et réussissent à les désarmer.
On entend bientôt un bruit de guerre, que les bayadères s’efforcent de couvrir par leurs chants. Le jour s’éteint peu à peu ; on aperçoit des signaux de feux sur le haut des pagodes. Un officier maratte accourt annoncer que les fers du prince sont brisés, qu’il a rallié les troupes fugitives, et qu’il marche à leur tête. Les bayadères s’enfuient ; les Marattes sont épouvantés ; Olkar furieux s’empare du sabre d’un Maratte, et s’élance avec les siens, pour combattre Démaly.
Au troisième acte, le théâtre représente une des salles du palais, attenant à la grande galerie du trône, dont elle n’est séparée que par une draperie mobile. Démaly a vaincu Olkar. Ce dernier est dans les fers. Tant de gloire est due à Laméa. Le rajah lui offre sa main pour récompense. Elle refuse énergiquement cet honneur pour ne pas flétrir la gloire du monarque. Démaly insiste par les discours les plus passionnés et les plus touchants ; Laméa reste inébranlable, fait au rajah de tendres adieux et sort. Les trois favorites reprennent quelque espoir.
Ô douleur ! on apprend qu’une blessure que le prince a reçue d’Olkar pendant le combat a été faite avec une flèche empoisonnée ; ses yeux vont se fermer pour toujours. Cependant si avant de rendre le dernier soupir, il ne se mariait pas,
Le dieu du Gange à l’heure solennelle,
Fermerait à ses vœux la demeure éternelle.
Comme il est question d’être brûlée sur le même bûcher que le défunt, c’est à qui de ces dames rejettera sur ses rivales ce cruel honneur. Laméa se présente : elle adore Démaly ; elle supplie les favorites de ne pas lui ravir le bonheur de le suivre au tombeau. Hyderam fait quitter à Laméa ses bijoux et sa parure, dont elle n’a pas besoin pour passer la rive fatale. Les jeunes filles substituent la couronne nuptiale au réseau d’or qui orne ses cheveux. Les brames lui présentent le poignard de diamant, et les symboles de la royauté ; la voilà femme du rajah.
Soudain le théâtre change ; la tapisserie qui en formait le fond se lève : on voit Démaly sur un trône étincelant de pierreries. Toute sa cour est rangée autour de lui : les esclaves sont prosternés à ses pieds. Etonnement, transports de joie de Laméa et du peuple, en apprenant que le danger de ce monarque chéri était feint. Démaly a reçu le serment de Laméa, ce serment est irrévocable ; elle sera son épouse.
La pièce se termine par une fête indienne, dont l’objet principal est le mariage de Démaly et de Laméa.
Tout ce que l’imagination et l’art peuvent concevoir pour donner de l’éclat et de la pompe théâtrale à un opéra se trouve réuni dans celui-ci ; les tableaux énergiques et mâles, les tableaux gracieux et riants s’y succèdent avec une profusion surprenante. Plusieurs situations intéressent et sont d’un bel effet dramatique. La versification du poème se distingue par la facilité et l’élégance.
Cependant cet ouvrage est faible de fond, et doit la plus grande partie de son succès à la magie du spectacle. La musique ne peut pas être jugée d’après une seule représentation : nous dirons seulement qu’elle a paru en général trop bruyante, et plus savante qu’expressive ; plusieurs morceaux ont pourtant été applaudis vivement. Le ballet du 2e acte, où les bayadères séduisent les Marattes, et celui du 3e acte, ont réuni tous les suffrages. On a regretté de ne pas y voir la plus ravissante des bayadères, Mme Gardel. La décoration de la place de Bénarès et celle de la fin sont magnifiques.
Les auteurs ont été demandés avec transports, et l’on est venu nommer M. Jouy, pour le poème ; M. Catel, pour la musique ; pour les ballets du 1eret du 2e acte, M. Gardel, et pour celui du 3e acte, M. Milon. Mme Branchu a joué et chanté le rôle de Laméa d’une manière admirable ; Nourrit a chanté aussi très agréablement celui de Démaly. Nous reviendrons sur cet opéra.
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publication date : 16/10/23