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Les Barbares à l'Opéra

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LES BARBARES À L'OPÉRA
Tragédie lyrique en trois actes et un prologue, poème de MM. Victorien Sardou et P.-B Gheusi, musique de M. Camille Saint-Saëns.

Le Figaro me fait l'honneur de me confier, à dater de ce jour, la tâche de rendre compte des choses de la musique, tâche difficile entre toutes, puisqu'elle fut remplie durant sept années par un compositeur éminent dont la sincérité et la puissante personnalité ont forcé le respect et l'estime de tous : j'ai nommé M. Alfred Bruneau. S'il est dangereux pour un critique de succéder à un artiste si vigoureux et si personnel, du moins j'espère que l'on me tiendra compte des efforts que je ferai pour remplir ma mission d'une façon digne d'un grand organe comme le Figaro. Avant de commencer, je tenais à adresser à mon prédécesseur l'expression de ma sympathie confraternelle.

Mon maitre et ami, M. Gustave Larroumet, a raconté ici même, il y a deux jours, comment l'œuvre de MM. Sardou, Gheusi et Saint-Saëns, d'abord conçue en vue du théâtre romain d'Orange, fut ensuite transformée pour être représentée à l'Opéra.

Il a même fait une rapide esquisse du livret de MM. Sardou et Gheusi, copieusement analysé d'autre part chez presque tous nos confrères. Chacun en a signalé les anachronismes commis volontairement par les auteurs particulièrement en ce qui touche le théâtre d'Orange qui ne parait avoir été édifié que sous Marc-Aurèle ; tout le monde a saisi l'occasion de disserter, histoire romaine en mains, sur l'invasion des Cimbres et des Teutons qui, un siècle avant l'ère chrétienne, chassés de leur pays par un débordement de la Baltique, descendirent vers le Sud, exterminèrent six armées de légionnaires, et, dévastant tout sur leur passage, arrivèrent jusqu'à Orange. Tout a donc été dit sur le poème, et me voici dispensé d'y revenir.

Je noterai seulement que les Barbares sont précédés d'un prologue où un récitant, selon le mode antique, vient résumer le drame – lui aussi ! – en ses grandes lignes. Puis je fixerai un autre détail, non encore signalé ici, qui explique le calme de Floria contrastant avec l'épouvante régnant autour d'elle à l’entrée des hordes sauvages dans le théâtre où l'on suppose qu'elles vont se livrer à un effroyable carnage : c'est que non seulement les présages de Vesta ont promis à Floria la délivrance de la ville, mais que la prêtresse sait encore que les barbares adorent le feu. Alors, lorsque ceux-ci vont se ruer sur les Gallo-Romaines, la vestale attise le feu sacré de ses baguettes d'or ; les flammes qui jaillissent saisissent les Germains d'un religieux effroi ; ils y voient une manifestation de Thor, le dieu du Feu, et ils n'osent plus avancer. On sait le reste. Marcomir, chef des barbares, est subjugué par la beauté de Floria ; il lui dit son amour ; la vestale se laisse peu à peu attendrir, et tombe finalement dans les bras de son vainqueur. Floria va quitter Orange pour suivre Marcomir ; mais Livie a reconnu dans le chef germain le meurtrier du consul Euryale, son époux, tombé la veille dans la terrible mêlée, et elle le frappe au cœur au moment où il va partir avec Floria. C'est ainsi que Vesta vengea l'outrage fait à son culte.

*

Les protagonistes du drame lyrique reprocheront sûrement à ce poème sa trop grande simplicité. L'action s'y réduit en effet à une catastrophe accompagnée d'incidents secondaires : les situations y sont même parfois mollement nouées ; et, pour dire vrai, on eût tout de même désiré que le mouvement flexible de la vie remplaçât de temps en temps la rigidité des situations. On ne manquera pas non plus d'en signaler le côté nettement conventionnel, qui fait parfois ressembler cette tragédie lyrique à un opéra du bon vieux temps. Toutes ces critiques auraient une juste portée si le poème de MM. Sardou et Gheusi avait mis quelque obstacle à l'inspiration de M. Saint-Saëns. Il se trouve, au contraire, que la partition du maître l'éclaire d'une lumière sereine. Rien d'inaccessible ne se rencontre dans le poème : il en résulte que pas une outrance lyrique ne nous offusque dans la partition, dont la transparence, le style solide et souple à la fois évoque les discrétions attiques. Alors, que voulez-vous ? je me laisse gagner par le charme délicieux qui se dégage de cette musique, et, le cœur et l'esprit ravis, j'oublie en l'écoutant les discussions qui se sont élevées à l'entour du drame lyrique.

D'ailleurs, qui a raison, de ceux qui, pourtant remplis de talent mais entrainés comme à la remorque du puissant maître d'Outre-Rhin, ne purent nous donner que des œuvres de reflet, ou de ceux qui, comme Saint-Saëns, surent rester fidèles aux pures traditions de notre race ? Qui a raison de ceux qui, sous le couvert d'une fausse psychologie et sous prétexte de nous servir une « tranche de vie », ont peu à peu conduit l’art musical dans l'impasse du réalisme bas et laid, ou de ceux qui, comme Saint-Saëns encore, sont restés les adorateurs de la forme et de la beauté ? Moi, je n'hésite pas, je vote pour Saint-Saëns ; je vote pour le maître qui a continué la grande lignée classique des Haydn et des Mozart, pour le musicien le plus complet que nous ayons eu en France depuis Berlioz, pour l'artiste impeccable qui représente si hautement l'école française, au-delà de nos frontières. Et si nous nous plaçons sur le terrain de l’art absolu, je ne connais pas beaucoup de compositeurs qui, depuis les grands maîtres, aient pu produire indifféremment, comme l'a fait Saint-Saëns, une œuvre aussi exclusivement musicale de forme et d'idée qu'un septuor, un quintette, un trio ou une symphonie.

Mais nous voici loin des Barbares : revenons-y. Une maîtrise qui tient du prodige, une inspiration presque toujours égale, une grande pureté de forme et une clarté bien française, telles sont les principales caractéristiques des Barbares. L'œuvre débute par un vaste prologue, admirable symphonie dont va s'enrichir le répertoire des grands concerts, et où le drame nous apparaît en une sorte de synthèse instrumentale. Car je ne vous l'ai pas encore confié : il y a des leitmotive dans les Barbares – quatre ou cinq seulement, – et non point des leitmotive réduits à des proportions infinitésimales qui nous obligeraient à les déchiffrer comme un logogriphe ou une devinette, mais de vrais thèmes, francs et expressifs, et c'est sur ces thèmes nuancés, variés, contrepointés avec un art infini qu'est bâti tout le prologue.

Toute la partie du premier acte, servant en quelque sorte d'exposition à l'ouvrage, est d'une très grande sobriété en même temps que d'une sévérité d'écriture voulue, ce qui fait que certains auditeurs l'ont trouvée lente. On dirait, en effet, que le compositeur a volontairement assombri les premières scènes pour obtenir un heureux contraste avec la rencontre de Marcomir et de Floria. Mais, à partir de là, le charme musical opère. Ecoutez la délicieuse phrase du violon accompagnant la question de Marcomir à Floria, celle non moins exquise du hautbois et du cor soulignant les réponses de la prêtresse de Vesta, et surtout la large mélodie qui monte de l'orchestre lorsque Marcomir a chassé ses guerriers du théâtre et que le héros et la vestale se contemplent silencieusement. C'est non seulement dans la santé classique qui anime son quatuor et dans l'admirable disposition de ses groupes sonores, mais encore dans ces petits détails de la coloration harmonique, comme une note de cor, de hautbois, ou une envolée de harpes, toujours évocatrices d'un sentiment ou d'une sensation, que Saint-Saëns se révèle le premier symphoniste de notre temps.

Pourtant ces sereines beautés de la fin du premier acte ne sont rien encore si on les compare à celles dont déborde la scène d'amour qui termine le second acte. Les cris de mort ont cessé dans la ville, et Marcomir fait à Floria l'aveu de son amour. La terreur est encore au cœur de la vestale, et l'orchestre a repris le motif – légèrement changé de rythme – que nous avons entendu lorsque Scaurus a ramené le corps ensanglanté d'Euryale ; mais la confiance renaît peu à peu dans l'âme de la prêtresse, la tendresse croissante du héros amollit son cœur ; l'orchestre se fond, et elle s'abandonne dans les bras de son vainqueur. Alors, par une merveilleuse habileté de technique, l'invocation à Freia que chantent Marcomir et Floria est accompagnée par l'invocation à Vénus chantée auparavant par Livie ; une atmosphère d'amour monte de l'orchestre devenu plus chaud, plus caressant ; le ciel est rempli d'étoiles : les deux amants peuvent s'aimer. Cette page est la perle inestimable de cette partition qui en contient d'autres de valeur, comme l'air du Récitant, les mélodies éplorées de Livie dont la dernière, au troisième acte, sert de thème à la marche funèbre accompagnant le convoi d'Euryale ; et au troisième acte encore, la curieuse page symphonique décrivant le départ des barbares, les chœurs des hommes et des femmes, les airs de ballet, enfin la pittoresque farandole reconstituée d'après les rites latins, et que les fifres, les hautbois, les cliquettes et les tambours de basque animent et précipitent dans un mouvement vertigineux. Cette danse, admirablement réglée, a obtenu un énorme succès, moins grand encore cependant que celui remporté par l'adorable scène finale du deuxième acte.

Il me reste à complimenter tous les interprètes de cette belle œuvre qui honorera l'art français : Mlle Hatto, hiératique dans le personnage de Floria et dont la voix s'est assouplie et a gagné en volume ; Mme Héglon, dramatique à souhait, superbe d'attitude en Livie, et qui a dit avec un art consommé les strophes à Vénus et les adieux à Euryale ; M. Delmas, qui a peu à chanter, bien que remplissant les deux rôles du Récitant et de Scaurus, mais ce peu est si beau, surtout dans le prologue, que notre grand artiste a pu nous faire admirer une fois de plus la générosité de sa voix et la netteté de sa diction ; M. Vaguet, qui incarnait Marcomir, et nous a ravis par la beauté de son style, et le charme qu'il sait mettre à tout ce qu'il chante ; MM. Riddez et Rousselière tous deux remarquables dans les rôles d'Hildebrath et du Veilleur. N'oublions pas M. Taffanel dont l'orchestre a été parfait ; M. Paul Puget qui avait stylé les chœurs ; MM. Catherine et André Gailhard qui ont préparé les études de chant ; M. Lapissida qui a habilement réglé toute la mise en scène ; le ballet de M. Hansen, les décors de M. Jambon, et les costumes de M. Bianchini. Enfin, pour finir, félicitons M. Gailhard, le directeur de l'Opéra, qui fut l'âme des études des Barbares et les surveilla du premier jour au dernier, d'avoir monté avec tout le soin qu'elle méritait cette œuvre de haute tenue dans laquelle se manifeste le beau purement musical, tel que les grands maîtres l'ont compris, et tel que les vrais artistes le maintiendront toujours.

Charles Joly.

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Composer, Organist, Pianist, Journalist

Camille SAINT-SAËNS

(1835 - 1921)

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publication date : 22/12/23