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La Soirée théâtrale. L’Œil crevé

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La Soirée Théâtrale 
L’ŒIL CREVÉ

Le succès de fou rire qu’obtint, à la Renaissance, la reprise du Canard à trois becs, donna à M. Victor Koning l’idée de reprendre cette folie célèbre qu’on nomme l’Œil crevé.

Un instant, il est vrai, il hésita. C’était passer bien brusquement de l’opéra-comique bleu et rose qui avait, pendant si longtemps, fait la fortune de la Renaissance, à l’opérette échevelée avec ses baillis charentonnesques et ses gendarmes épileptiques. Peut-être valait-il mieux ménager la transition en reprenant le Petit Faust, par exemple, une folie aussi, mais une folie presque raisonnable. Seulement, on l’avait repris bien souvent ce Petit Faust, tandis que l’Œil crevé n’avait pas été joué depuis la guerre et devenait par conséquent une véritable nouveauté pour tous les jeunes gens d’aujourd’hui. Puis, raison majeure, il n’y avait pas de rôle pour Desclauzas dans le Petit Faust. Jouer une folie et se passer de Desclauzas, ce n’était pas la peine. Hervé, il est vrai, proposa de créer pour l’amusante artiste un personnage nouveau la femme du cocher. Mais l’idée parut plus originale que bonne. Ajoutons que le même Hervé, afin d’ajouter un peu de relief au rôle de la marquise que Desclauzas joue si drôlement dans l’Œil crevé, avait imaginé de lui décerner un titre bien ronflant :

Celui de présidente de l’œuvre des jeunes filles qui ont reçu une flèche dans l’œil.

C’est probablement M. Hector Crémieux qui s’est opposé à cette fantaisie. Car M. Crémieux, qui a été le collaborateur d’Hervé pour le Petit Faust, les Turcs, la Veuve du Malabar, le Trône d’Écosse, a bien, voulu se charger de cette tâche, gigantesque :

Jeter un peu de lumière et, par instants, même un peu de raison dans cet accès d’aliénation mentale en trois actes. 

Pendant qu’il y était, Crémieux s’est amusé à refaire des couplets, à en faire de nouveaux, à ajouter des personnages, des scènes inédites, et à expliquer des incidents qui jusqu’à ce jour avaient paru inexplicables.

Il a imaginé, par exemple, le personnage de Milly-Meyer le gavroche Louis XVI. C’est parce que Fleur-de-Noblesse a remarqué ce jeune homme, qui est ébéniste, qu’elle chante au second acte la valse fameuse :

Menuiserie,
Charpenterie,
Sont de la vie
Le seul bonheur !

Et cela ne lui a pas encore paru suffisant comme explication. Pour justifier les goûts communs de Fleur-de-Noblesse, fille d’un marquis, M. Crémieux fait déclarer, au dénouement, par le duc d’En-Façe, qu’il y a eu substitution d’enfant et que Fleur-de-Noblesse est d’origine roturière. Enfin, grâce à M. Crémieux, l’Œil crevé a maintenant son exposition, son milieu et sa fin, tout comme une pièce de la Comédie-Française. Nous vivons à une époque où les choses les plus miraculeuses paraissent toutes ; simples. Nous voyons, sans nous étonner, les tramways électriques, les lampes électriques, le théâtre électrique à distance, des inventions qui tiennent du prodige. Mais je ne pensais pas que je verrais jamais ce phénomène inouï des spectateurs comprenant l’Œil crevé ! 

Arrivons aux interprètes.

Jane Hading joue Fleur-de-N6bIesse. Un instant, l’an dernier, la pensionnaire de M. Koning, très souffrante, ayant la voix fortement attaquée, songea à renoncer au chant. Gondinet surtout l’encouragea dans cette résolution.

— Mettez-vous donc franchement à la comédie, lui disait-il. Je vous assure que vous avez tout ce qu’il faut pour y réussir beaucoup. Ainsi moi, je vous promets un rôle important dans les Corbeaux du Gevaudan, une pièce que je veux tirer du roman de Pontmartin.

Et pendant quelque temps Mlle Hading trouva partout, au théâtre, chez elle, sous sa serviette dans les maisons où elle allait dîner, un exemplaire des Corbeaux du Gevaudan.

Mais, à force de soins, la voix semblait revenue ; il ne restait plus guère de traces des souffrances passées ; alors Jane Hading n’a plus voulu entendre parler de comédie et elle a accepté avec empressement le rôle dans lequel nous l’avons vue ce soir.

Ses trois costumes sont des merveilles.

Le premier : amazone peluche ton bois et moire brique, grand chapeau noir à plume brique, bottes vernies ;

Le second : robe Louis XVI bleue et capucine à broderies de fleurs ;

Le troisième robe amaranthe, rehaussée de rubans roses et de dentelles d’or.

Jolly – le bailli.

Ce n’est pas sans une certaine répugnance que le désopilant comique accepta ce rôle.

— C’est triste, un bailli, disait-il. Un bonhomme tout noir !

— Mais non, mais non, lui répondait-on. Vous n’êtes pas un bailli comme les autres, vous êtes un bailli à femmes.

— Ah je suis un bailli à femmes. Eh bien, prouvez-le !

— Comment ?

— En me faisant un costume lilas avec des dentelles.

Et il a eu son costume lilas, et ses dentelles, et une perruque semblable à celles des singes-musiciens en porcelaine de Saxe.

Vauthier – le gendarme.

Une préoccupation le tourmentait : ne pas avoir l’air d’imiter Milher dans le rôle légendaire de Géromé. Il y est parvenu.

Un instant il a eu une grande idée :

— Si au lieu d’un gendarme vous me faisiez un sous-préfet ? a-t-il demandé à Crémieux. 

Milly-Meyer – Petit Léon.

Le personnage nouveau que j’ai cité plus haut, un gavroche Louis XVI.

Je n’ai pas à juger le rôle, mais le petit bonhomme est bien campé et Milly Meyer le joue avec des gestes d’ouistiti en colère tout à fait réjouissants.

— Est-ce cela au moins ? demandait-elle aux auteurs pendant les répétitions, car enfin je n’en ai jamais vu, moi, de gavroche Louis XVI ?

À rapprocher de ce mot adorable de Mlle Mariam quand on lui demanda ce qu’elle jouerait dans le Roi Carotte.

— Une fée !

— Comment, encore ? 

— Oh répliqua Mariani, mais celle-ci, c’est une fée écrite par Sardou, une fée prise sur le vif !

La marquise – Desclauzas. 

Superbe d’allures et de costumes. Je vous recommande notamment celui du second acte avec son tablier de satin jaune, sur lequel sont brodés en relief un singe, un chat et un renard en argent et de grandeur nature ; costume magnifique, d’une richesse inouïe et qui a fait sensation.

Desclauzas a été la vraie triomphatrice de la soirée ; cependant un observateur attentif eût pu remarquer comme un voile de tristesse sur la figure si joyeuse de l’excellente actrice.

C’est que... il y a une huitaine de jours à peine... quelqu’un s’est suicidé pour elle.

Un suicide par amour.

L’histoire est authentique et les courriéristes, qui ont présenté la mort de Jules comme un accident, ont eu tort de ne pas la raconter telle qu’elle s’est passée.

Car le héros de l’aventure n’est autre que Jules, le petit singe regretté de M. Cantin.

Parmi toutes les actrices qui fréquentent, l’été, la campagne du directeur des Bouffes, c’est Desclauzas que Jules avait remarquée.

Était-ce parce qu’elle est grande et forte, tandis que Jules était petit et maigre ? L’amour a toujours vécu de contrastes. Toujours est-il que Jules adorait Desclauzas, au point d’en perdre le boire et le manger, qu’il était en extase devant son nez retroussé et devant son air enchiffrené, que depuis le jour où il l’avait vue, il ne vivait que pour elle.

Mais, Desclauzas ne s’apercevait même pas de la passion qu’elle avait inspirée. Autant ses camarades étaient aimables et affectueuses pour Jules, autant elle le regardait avec indifférence. Il avait beau essayer pour elle ses agaceries les plus séduisantes, faire ses mines, soupirer en la contemplant, elle restait distraite et insensible.

Un jour, Jules surprit un bout de conversation qui lui arracha jusqu’au dernier doute celle qu’il aimait aimait ailleurs. C’était- trop de souffrance !

Desclauzas avait à son corsage des fleurs rouges que Jules connaissait bien parce que, dans son pays, on l’avait appris à s’en méfier. Des fleurs empoisonnées. Le pauvre petit singe les arracha à la bien-aimée, les porta à ses lèvres et mourut.

Voilà l’histoire vraie du trépas de Jules et voilà pourquoi il y avait un peu de tristesse mêlée à la bonne grosse gaîté de la charmante marquise.

Inutile d’ajouter, n’est-ce pas, que décors, costumes et mise-en-scène sont ravissants ?

C’est toujours ainsi à la Renaissance. 

Mais positivement on a fait des merveilles. Draner n’a jamais été mieux inspiré. Le défilé des arbalétriers avec bannières, trompettes et cornemuses ; les délicieux gendarmes avec leur papillon voltigeant au bout du tricorne ; les compagnonnes avec leurs grands chapeaux enrubannés, tout cela est amusant, original, charmant au possible.

Je sais bien aussi que cela a coûté cher :

Mais les recettes prouveront que M. Koning ne s’est pas mis le doigt dans l’Œil

Un Monsieur de l’Orchestre.

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Composer, Organist, Tenor, Theatre director

HERVÉ

(1825 - 1892)

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HERVÉ

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HERVÉ

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