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Théâtre impérial de l'Opéra-Comique. Lalla-Roukh

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Théâtre impérial de l’Opéra-Comique
LALLA-ROUKH
Opéra comique en deux actes, paroles de MM. Michel Carré et Hippolyte Lucas, musique de M. Félicien David.

À moi les points d’exclamation ! À moi la cohorte flamboyante des adjectifs enthousiastes ! À moi toutes les formules laudatives ! Je n’en aurai jamais assez pour louer à mon gré ce que je viens d’entendre.

Voilà une œuvre ! Voilà un événement ! Voilà une date !

Dès le matin, il y avait foule au bureau de location et un mouvement extraordinaire régnait dans les environs de l’Opéra-Comique, qui avait perdu depuis longtemps l’habitude de cet empressement et de cette animation du public. Les inscrits, hommes et femmes, se pressaient dans les corridors. On attendait son tour pendant quarante minutes. Les uns partaient joyeux, tenant haut leur billet, comme un conscrit qui a tiré un bon numéro ; les autres, les mains dans leurs poches et la tête inclinée, s’en allaient tristement, déçus et irrités.

Pourquoi cet empressement, ce tumulte, cette impatience ? Ah ! le voici : c’est que Félicien David est un artiste convaincu, plein de respect envers lui-même, ce qui est le commencement du respect envers les autres ; un prêtre à l’église, comme dit le poëte ; un familier de la muse qui sait atteindre l’inspiration , laquelle vient toujours, et qui, l’inspiration venue, s’y applique avec le soin d’un Cellini, l’enveloppe de caresses, la pose avec amour sur un lit de roses et de jasmins, et la couvre de fines pierreries. C’est que l’existence de ce poëte sur sa montagne est celle d’une bénédiction dans sa cellule. C’est que David est un artiste sincère, naïf, dans la grande et belle acception du mot, épris religieusement de son art, qui serait sa seule passion, si ce créateur n’aimait passionnément les fleurs et les oiseaux, fleurs vivantes, fleurs de la nature, qui s’accordent si bien avec les fleurs de l’art, qu’à proprement parler sa passion reste la même en changeant d’objet. C’est, enfin, que David est aimé et honoré autant qu’il est admiré et acclamé.

Venons à l’œuvre nouvelle du glorieux maître, dont la couronne a déjà tant de fleurons, et parlons de Lalla-Rookh, ou, comme dit l’affiche, pour éviter les prononciations dissonantes, Lalla-Roukh.

La fille du roi de Delhi, confiée aux soins de l’ambassadeur Baskir, et accompagnée d’un cortège imposant de guerriers, de musiciens, d’almées et de jongleurs, se rend à Samarkand, où elle doit épouser le roi de la grande et petite Boukharie…

Nous sommes dans la vallée de Cachemire. Oh ! le beau pays, la riante et plantureuse et opulente vallée ! Des aloès, des cactus, des bananiers, des lianes fleuries jusqu’au sommet des arbres gigantesques. Et, au fond, quel beau lac ! On s’y baignerait en hiver. Les étoiles pourraient s’y laisser choir, croyant voir l’azur du ciel. Quel artiste aussi que M. Perrin, car le vrai décorateur, c’est lui !

L’avant-garde de la caravane princière est arrivée, on chante :

C’est ici le pays des roses.

Et tout en chantant on dresse la tente de Lalla-Roukh. Je courais ménager mes ressources, mais comment faire ? Il me faut bien déclarer que ce chœur d’introduction est admirable. À ces accords d’une large et puissante morbidesse, je me reconnais tout de suite en visite chez Brahma. Bien des gens auraient voulu faire répéter ce premier chœur ; mais l’enthousiasme est si mal porté ! Je confesse ma lâcheté, je n’ai pas crié bis, et j’en avais cependant une furieuse envie.

Mais que nous veut cet Indien couché à gauche du spectateur et qui a l’audace de dormir si près de l’endroit où il ne pouvait pas se douter, l’infâme, qu’on allait poser la tente de l’incomparable Lalla-Roukh ? Veux-tu te réveiller et t’en aller bien vite, de peur que tes regards ne profanent, ô sacrilège ! l’adorable visage de la Perle des Indes, sœur jumelle de la Perle du Brésil, et plus ravissante encore, qui ne peut tarder à paraître. Ainsi parlent ou à peu près les gens de Lalla-Roukh ; et ils secouent le dormeur de la belle façon ; et il leur répond de même. Qu’il vienne votre maître (il s’agit de Baskir) ; il trouvera à qui parler. Bravo, l’Indien ! À lui seul, n’ayant qu’une guzia (lisez mandoline) pour arme offensive et défensive, il fait reculer tous ces matamores pourvus de grands bâtons de voyage, que j’appellerais des gourdins, si je ne craignais de faire une personnalité à l’endroit de l’un des acteurs de la pièce, qui n’est pas le moins bon. Vous comprenez bien qu’il y a là un ensemble, et j’ose dire un très-bel ensemble, énergiquement rhythmé, tumultueux et limpide ; et si j’en dis pas plus, c’est toujours, vous pouvez le croire, pour économiser mes munitions. Tant il y a cependant que le pauvre Indien, le pauvre poëte, le pauvre chanteur, car ce vagabond est un chanteur et un poëte, s’éloigne ; mais, soyez tranquille, vous le reverrez, et surtout, ce qui vaut mieux, vous le réentendrez.

Voici une marche élégante. Ce ne peut être que la princesse. C’est elle, en effet, précédée de son cortège. Notez, en passant, que les costumes sont d’une richesse fabuleuse. Il ne tient qu’à M. Perrin de remporter la grande médaille d’or pour les étoffes de l’Inde à l’exposition de Londres.

La princesse est en palanquin, à l’ombre d’un parasol, qui protège son teint rose-thé. Mlle Cico, au lieu de réaliser le personnage l’idéalise. C’est un rêve de poëte sous les traits d’une jeune fille. Toute description est impossible ; on ne décrit pas le charme exquis. Comment cette fluidité et cette transparence ont pu prendre former, on se le demande sans pouvoir l’expliquer. Suavité, immatérialité, cherchez, inventez les mots, vous ne parviendrez pas à faire comprendre ce type de suprême distinction : appropriation merveilleuse de la personne au rôle, dont nulle autre artiste aujourd’hui ne saurait approcher.

On sert un déjeuner de fleurs à la princesse, qui se nourrit de parfums, comme on se nourrit peut-être dans une planète moins grossièrement conçue que la nôtre (Dieu le veuille !), et pendant ce repas éthéré, les aimés exécutent des danses sur des motifs, comme David seul en sait trouver, d’une couleur saisissante, et qui font que ceux qui n’ont jamais vu l’Orient le reconnaissent tout de suite.

Lalla-Roukh a déjà fait comprendre en quelques mots qu’elle a souvent entendus dans les jardins de Delhi un chanteur dont la voix a laissé un vivant écho dans son cœur. Le chanteur, comme de raison, c’est le vagabond, le dormeur de tout à l’heure, et tenez, le voilà debout, au fond de la scène, qu’il domine.

Encore ce chanteur maudit,

s’écrit Baskir, qui répond sur sa tête de l’innocence de la royale fiancée. Il veut le faire chasser ; mais la princesse ordonne qu’il reste, et voilà un quatuor d’une coupe magistrale, bientôt suivi de trois couplets que le vagabond chante malgré Baskir, de plus en plus inquiet et furieux, et il fait bien de les chanter, car ils sont délicieux, et on les chantera longtemps après lui.

Ô fleurs qui parfumez la pleine,
Ne gardez-vous pas son haleine ?
Ma maîtresse est venue ici !
Oiseaux, vous avez dû l’entendre ;
Car, dans vos concerts amoureux,
Je retrouve sa voix si tendre…
Beau cygne, indique-moi sa trace ;
Pour jouer sur le lac ainsi,
N’as-tu pas dérobé sa grâce ?
Ma maîtresse est venue ici !

Voilà d’assez jolis vers, n’est-ce pas ? Seulement, je n’aime pas lac ainsi ; j’aurais préféré

Pour le jour dans l’onde ainsi,

quoique dainsi ne soit pas non plus très euphonique. Que vous dirai-je de la musique ? La mélodie à ce degré passe par les sens, puisque enfin il n’y a pas d’autre porte, mais ne s’arrête qu’à l’âme et y va tout droit, parce qu’elle en vient. Si les anges parlent d’amour, voilà comment ils doivent en parler. David les aurait-il entendus ?

Baskir jette une bourse au chanteur comme il lui jetterait une pierre. Mais lui, s’adressant aux gens du cortège :

Amis, à vous cet or !

Il a vu tomber une fleur des mains de Lalla-Roukh, et ne veut pas d’autre récompense. « Je la lui donne », dit la princesse, et si Baskir ne meurt pas d’apoplexie au moment même, c’est sans doute parce que ce n’est pas les mœurs du pays.

La princesse, après ce beau trait, entre sous sa tente, qui doit être un réduit fort coquet, si l’on en juge par ce qu’on voit, et Baskir se promet d’exercer une surveillance féroce. Noureddin (le chanteur) est allé dans cet intervalle griser l’escorte avec un certain vin de Chiraz, qui vaut son pesant d’alcool et d’opium.

Malheureusement pour son rôle de surveillant farouche, Baskir est épris de Mirza, la confidente de la princesse, qui, sous les traits de Mlle Bélia, est bien la créature la plus mutine et la plus affriolante qui se puisse voir, et qui chante d’une voix agile et bien timbrée des couplets d’une vive et spirituelle facture, qu’on lui a redemandés, et dont voici le refrain :

En vain la vieillesse
Veut faire sa cour ;
C’est à la jeunesse
Que sourit l’amour !

Il n’y a tel que les gens de génie quand ils daignent avoir de l’esprit. Sur ces quatre vers, David a tiré un feu d’artifice ; autant de mots, autant de fusées.

Baskir, qui ne laisse pas rebuter, confie à Mirza qu’il compte faire une promenade de deux heures sous les bananiers, au bord du lac, et qu’il serait enchanté si elle voulait bien lui tenir compagnie ; puis il va donner ses ordres pour la garde du camp. Nourreddin a tout entendu. Moyennant un collier de perles, vrai présent de roi, il obtient que Mirza ira sous les bananiers se moquer du vieux Baskir, et l’y retiendra le plus longtemps possible. Il serait assez naturel et même assez humain, vu l’état inflammatoire où il se trouve, de lui faire prendre un bain dans l’onde bleue ; mais on ne pense pas à tout.

Lalla-Roukh sort de sa tente, et Nourredine lui laisse le temps de chanter son air. Ici les applaudissements éclatent comme un ouragan. Jamais, ni dans le Désert, ni dans l’Éden, ni dans aucune autre de ses œuvres, David n’a été aussi merveilleusement inspiré par la poésie des nuits splendides d’Orient. Oui, certes, l’air, admirablement chanté par Mlle Cico, sur ces paroles :

Charmante vallée,
De fleurs étoilée, etc.

l'emporte encore sur la célèbre romance de l’auteur :

Ô belle nuit !…

Tout ce qui se murmure sous le ciel étoilé dans ces beaux pays aimés du soleil et de la rosée, David l’a entendu et nous le fait entendre. S’il ne l’avait pas entendu, il l’aurait deviné. Rêve ! extase ! vision ! On est transporté à travers les espaces sans bornes ; on est bercé, magnétisé, ravi. Si ce n’est pas encore le ciel, ce n’est plus la terre. Il y a là trois notes douces de clarinette, qui reviennent en se faisant écho, et qui sont comme une aspiration mélancolique et timide de la plus humble créature à la vie des étoiles : trois perles détachées du voile de la nuit ! Nulle tension, nulle impression violente ; une mélodie large et fondue ; un souffle embaumé qui passe doucement comme une caresse, et qui finit trop tôt après avoir duré longtemps !

Noureddine se jette aux pieds de la princesse, et tout le monde en ferait autant. Lalla-Roukh est effrayée, presque indignée, bientôt apaisée cependant. Et comment refuser son pardon, à ce jeune et beau chanteur, qui affronte la mort certaine pour respirer une seule fois, et encore à distance, le souffle de la bien-aimée ? Voilà un duo ! Allez l’entendre, lecteur. Je n’en veux rien dire. Aussi bien cette admiration à jet continu commence à me lasser moi-même.

Fuyez ! – Jamais ! – Ils viennent. – Qui ? – Les gardes de Baskir ; c’est la ronde de nuit. Cachez-vous. Je le veux. – Il obéit. Et voici venir, en effet, pendant que le doux fantôme disparaît sous le pli de sa tente, voici venir la garde avinée et titubante. Le chiraz a opéré. Les lanternes dansent la sarabande, et les fers de lance s’entre-heurtent aux rayons de la lune.

Ah ! le bon vin ! l’excellent vin !

C’est entendu, c’est convenu. Mirza continue à roucouler au loin. Le vieil amoureux, dans un dernier scrupule, appelle la princesse, qui répond comme en rêve :

Cher Baskir, bonne nuit !

Il a fait son devoir, il est content, et peut vaquer à ses affaires. L’œil en flamme, le cœur joyeux, l’échine courbée, les jambes écartées, comme il convient à un vieillard de comédie, il s’achemine à la voix de la cruelle confidente. Noureddin s’avance avec précaution, un beau bras blanc, qui pousserait à l’anthropophagie, soulève la portière de la tente ; les deux gardes, au souvenir de la recommandation de Baskir, murmurent une dernière fois :

Qu’il tombe sous nos coups !

et tombent eux-mêmes en léthargie. Nourredin est à genoux, en adoration. Lalla Roukh se laisse glisser vers lui, car on ne peut pas dire qu’elle marche, et s’arrête avec un geste plus chaste encore qu’amoureux. L’honneur est sauvé ! Tout le monde est ivre, les soldats, Lalla, Nourredin, le public, et une immense acclamation couvre les dernières notes de l’orchestre.

Au second acte, nous sommes dans la banlieue de Samarkand, et peu s’en faut que nous ne voyions le tombeau de Tamerlan. Le roi de Boukharie a un palais d’été, tout comme l’empereur de la Chine, qui n’en a plus, et c’est dans ce palais qu’il va recevoir la princesse des mains de Baskir, qui ne cache pas sa joie d’en être bien bientôt débarrassé.

Lalla-Roukh se rappelle la nuit de la vallée de Cachemire :

Nuit d’amour,
Nuit parfumée !

et pense avec désespoir qu’elle est promise à un autre, qu’elle déteste sans le connaître, tout roi qu’il est ; car celui-là seul est roi qui est aimé. Mais son parti est pris :

Bientôt va paraître
L’époux glorieux
Qui se dit mon maître
Et règne en ces lieux.
Je l’attends sans crainte,
Comme sans amour ;
Plus de lâche feinte,
Ni de vain détour !
Je veux tout lui dire ;
Son regard moqueur
Bientôt pourra lire
Au fond de mon cœur.

Pourquoi moqueur ? Il est probable que le grand roi de Samarkand n’aura guère envie de rire et de se moquer. Passons. L’allegro qui vole sur ces vers est d’une résolution, d’une crânerie, d’une bravoure admirables, et Mlle Cico, dont le naturel est une des premières qualités, le dit à merveille.

La princesse déclare à Mirza, dont l’entrée coupe court aux applaudissements de toute la salle, que décidément elle ne veut pas de la couronne diamantée de Boukharie, et qu’elle préfère une couronne de roses avec celui qu’elle aime. Elle veut vivre

Loin du bruit, loin du monde,
Dans une paix profonde.

En vain, Mirza, qui ne dédaigne pas les colliers et encore moins dédaignerait une couronne royale, répond-elle :

Loin du bruit, loin du monde,
Dans une paix profonde,
Les plus tendres amours
Ne durent pas toujours.

Lalla n’écoute même pas ; son parti est pris ; celui du public aussi, qui est d’applaudir à outrance, et qui veut entendre encore une fois ce magnifique duo, qu’il redemande avec insistance. Mais M. Tilmant s’embrouille dans les feuillets du manuscrit ; on entend un formidable non, et Gourdin entre en scène plus vivement que son âge ne le comporte, comme s’il était poussé par quelqu’un. Les soupçons se portent généralement sur David, qui n’aime pas les bis, parce qu’ils fatiguent les chanteurs et le public. C’est trop de bonté et de prévenance.

Voilà donc Baskir-Gourdin en scène. Il arrive bien. La princesse lui déclare sa résolution, et lui ordonne d’en faire part au roi, dès que celui-ci paraîtra. C’est un coup de massue, un coup de foudre. Jamais, s’écrie Baskir effaré, jamais ! Hé bien ! je parlerai, moi ; je dirai que, dans la nuit de la vallée de Cachemire, pendant que vous couriez les aventures, un homme était à mes pieds. – Le chanteur ? – Lui-même ! – Oh ! le scélérat ! si je le tenais ! – Réfléchissez, dit la princesse, et elle s’éloigne, laissant le malheureux dans la plus affreuse perplexité. S’il parle, il est perdu ; s’il ne parle pas, elle parlera, et se sera tout de même. Il flotte éperdu entre le pal et la corde.

Ô funeste ambassade !
Me voilà bien malade !
Je fais naufrage au port !

Cet air de Gourdin, qui exprime le désespoir comique, joint les contraires par une soudure imperceptible ; il est d’une verve entraînante, et l’acteur le chante d’une manière à prouver que s’il est bien malade, ce n’est pas du larynx : il a été accueilli par une double ovation.

Il n’y aurait qu’un moyen de salut pour Baskir, ce serait que l’odieux suborneur fût dans ses mains. Sa vie alors répondrait du silence de la princesse. C’est tout plaisir dans les opéras comiques : il n’y a qu’à parler. Une mélodie se fait entendre à point nommé. C’est lui ! c’est Noureddin ! c’est l’ensorceleur enragé ! À moi les gendarmes ! Ils arrivent avec leurs grands couteaux indiens et leurs fronts sinistres. Cachez-vous, et dès qu’il paraîtra :

Qu’il tombe sous vos coups !

C’est son refrain et sa toquade. Mais Mirza, qui n’est pas femme à se laisser surprendre, n’a qu’un mot à dire pour changer sa résolution. Tuez-le, et ma maîtresse vous fera pendre, c’est moi qui vous le dis. – Je n’en sortirai pas, s’exclame le pauvre ambassadeur, et il demande à réfléchir. Bien lui en prend, car il trouve un expédient admirable, ce qui fait qu’il accueille Noureddin avec toutes sortes de sourires et de câlineries. Il s’assied en face de lui, et lui sert d’un vin merveilleux, qui devait être bu à la noce du roi, et dont il s’humecte suffisamment. En deux mots, voici ce qu’il propose : Noureddin restera avec eux ; grâce à ses talents il se fera bien venir du roi, verra la princesse quand il lui fera plaisir, et servira les vues ambitieuses du vieux coquin. – Et le roi ? demande Noureddin. – Il sera notre ami, répond Baskir. Il faut entendre Gourdin dire cette simple phrase. La salle éclate. Cet acteur, qui était hier au Conservatoire, qui a l’air d’un collégien, ce dont on ne se douterait jamais, à voir sa sénilité de commande, et qui débutait l’an dernier, dans Maître Claude, le charmant opéra comique de Jules Cohen, est un chanteur et un comédien accomplis. Il est né ce qu’il est. Dans aucun théâtre il n’existe un comique plus franc, plus naturel et d’une gaieté plus communicative. J’ai entendu des amateurs émérites le comparer à Lesage, dont je ne puis parler que par ouï-dire. Mais je n’ai besoin de le comparer à personne pour le trouver parfait. Je voudrai dire épatant ; mais que dirait à son tour l’Académie française ?

Noureddin hasarde une réflexion :

Mais du grand roi de Boukharie,
La couronne serait flétrie
Par ce mystérieux traité.

Peuh ! répond l’effronté Baskir, n’est-ce que cela ?

Tant pis, ma foi,
Pour ce bon roi !
Dans cette affaire,
Sachons nous taire.
S’il est dupé,
S’il est trompé,
Que nous importe ?
Faisons en sorte
Que vos amours
Durent toujours.

Et Noureddin de se mettre à l’unisson, mais pas pour de bon, comme bien vous verrez.

Le duo écrit sur cette donnée est prodigieux d’entrain, sans jamais approcher de la vulgarité, qui est, du reste, l’antipode de la musique du maître : il deviendra ou plutôt il est né classique. C’est une grande page, et une page étincelante.

Tout s’arrange donc. Baskir est ravi. Il ne sera ni étranglé ni empalé, et les prospérités en gerbes naîtront sous ses pas. Il sort et la princesse entre, mais froide, sévère, blessée. Elle a entendu le honteux marché qui vient de se conclure. Le malentendu ne dure pas longtemps. Tout s’explique. Noureddin pouvait-il parler un autre langage au misérable Baskir ? Il est blanc comme neige ; elle n’a pas à rougir de lui, lui non plus.

Ici, je n’ai pas bien compris pourquoi Noureddin fait du chagrin à sa bien-aimée, et pourquoi il s’éloigne, à moins que ce ne soit tout simplement pour aller changer de costume ; car vous vous doutez bien, n’est-ce pas, que ce personnage, tout poëte et chanteur qu’il soit, n’est pas précisément un vagabond. Le fait est que le roi de Boukharie et lui sont absolument inséparables, et tout à l’heure le vieux Baskir sera bien attrapé. Toujours est-il que sur ces vers :

Fuyez, il est temps encore,
Fuyez un fou qui vous adore…
Mais pensez au pauvre chanteur…

Nourredin exhale une dernière mélodie d’une tendresse ineffable. Avant cette mélodie, il y a nécessairement le duo d’amour de la fin, qui vaut le reste, sauf peut-être l’allegro, qui m’a paru manquer d’originalité. Je le dis tout net et je suis bien aise de la dire, au risque de me tromper, ne fût-ce que pour rompre la monotonie de l’admiration, j’aurai voulu l) quelque chose comme :

À toi je m’abandonne,

de la Perle du Brésil, ou :

Allons au ciel aimer ensemble,

d'Herculanum ! Ce sont là des amours ! ce sont là des élans !

Mais voilà, fort à propos, une marche éclatante qui jette à toute volée les notes triomphales. C’est le cortège exorbitant du roi de Boukharie et ce monarque lui-même, rayonnant de pourpre et d’or, c’est-à-dire le chanteur rendu à sa première profession et ayant échangé la mandoline contre le sceptre, quitte à la reprendre à ses moments perdus. Stupéfaction, éblouissement de Lalla-Roukh, qui, au fond, n’est pas fâchée que son fiancé cumule la grandeur suprême et la poësie. Terreur et abêtissement de Baskir, qui n’a plus que la force de tomber à genoux et de crier : Grâce !

Le bonheur rend clément, et l’héritier des Gengis-Khan et des Tamerlan pardonne, à une condition cependant, c’est que Mirza suivra l’infidèle serviteur. Pourquoi ? Est-ce pour la punir d’avoir si bien dit et chanté son rôle ? Je me vengerai sur lui, dit la pauvre Mirza. C’est quelque chose, mais c’est peu, et je la plains si elle n’a pas d’autre dédommagement.

Dieu me pardonne ! je n’ai pas encore nommé Montaubry, qui tient pourtant une si grande place dans l’exécution de l’œuvre rare. C’est que tout a été dit et redit sur le talent de Montaubry, sur sa voix, charmante, puissante au besoin, dont il fait trop ce qu’il veut, sur son jeu élégant et facile, dont il est trop sûr, et jusque sur ses mains, qu’il regarde trop souvent. Montaubry, c’est l’incarnation de l’opéra comique sous les traits un peu incertains d’Endymion. Je n’ai pas besoin de dire que le soleil brille, d’autant qu’il faudrait absolument lui trouver une tache. La tache, visible seulement à de certains moments, consisterait ici dans quelque tendance à l’afféterie, chose tout à fait incompatible avec la musique du maître, laquelle est simple dans sa richesse et dédaigne les artifices. Il est possible que David ait de la corde en poche, et ce serait de la corde de pendu, mais il n’y a pas de ficelle ; il n’en faut donc pas avec lui, et par exemple, on peut bien prolonger à l’infini du souffle la note sur une voyelle, mais il ne faut pas quintupler cette voyelle, ou la couper en morceaux, ce qui est le comble de l’inhumanité, encore moins parler ou chanter favanale, et dire par exemple : empi-vi-vi-vi-re, pour empire.

Ce que j’aime, ce que j’adore dans Mlle Cico, dont le début est une victoire, c’est qu’elle chante simplement et ne cherche pas à changer sa voix : elle la donne comme le bon Dieu la lui a donnée, avec sentiment, avec tendresse, quand il le faut, toujours avec distinction. La passion viendra plus tard, comme l’esprit vient aux filles. Il est toujours assez tôt. Sous ces magnifiques costumes d’Orient, pour lesquels elle semble née, avec ce beau profil à peine busqué par la légère inclination du front, avec ses longs yeux noirs un peu voilés, avec ses mains blanches aux longs doigts fluides, Mlle Cico atteint au charme d’une vision.

Ai-je parlé de l’orchestration ? C’est de la malines à flots, comme dans la corbeille de Lalla-Rukh : ce qui me fait apercevoir, par parenthèse, que je n’ai point cité le chœur mélodieux que chantent les suivantes en offrant à la princesse les présents du roi de Boukharie. Mais peut-on tout citer ? Autant vaudrait compter les grains du sablier.

La mise en scène est splendide. Je dis le mot, quoiqu’il soit banal, mais je n’en trouve pas d’autres, et il n’a jamais été plus juste. Je soupçonne fortement M. Perrin de descendre

Comme le roi Luis descend de Pharamond,

d'un de ces grands édiles romains, qui mettaient dans une fête l’or qui aurait suffi à la subsistance d’un peuple. Je ne les en blâme pas. Le beau n’est-il pas un aliment, et le plus exquis, le plus pur ? J’ai un seul détail à relever dans cette opulente et habile mise en scène. Les lanciers-gardes du cortège royal, que j’appelle ainsi à tout hasard, ne sachant pas au juste à quel corps ils appartiennent, défilent une première fois et se dépêchent bien vite de gagner le fond du théâtre pour revenir faire la haie sur le passage du roi. En vérité, le cortège est assez nombreux, assez éblouissant pour qu’on puisse se passer de ce petit artifice.

On me permettra de terminer par quelques mots à l’adresse du directeur de ce journal. Ce sera mon couplet final. Mon cher directeur, en me chargeant de rendre compte à ma manière, c’est-à-dire avec mon sentiment pour toute science et tout bagage, de l’œuvre nouvelle de David, vous l’avez appelée un « merveilleux chef d’œuvre, » et quoique le mot soit venu souvent au bout de ma plume, je l’ai remis chaque fois dans l’encrier pour vous en laisser l’honneur. Le public ratifiera votre jugement, et l’avenir, cette grande cour d’appel qui n’applique qu’une seule peine, mais terrible, le silence et l’oubli, ne le réformera pas.

Charles Beaugenêt.

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Composer

Félicien DAVID

(1810 - 1876)

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publication date : 21/09/23