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Musique / La Soirée parisienne. Le Roi d'Ys

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MUSIQUE
Opéra-Comique (place du Chatelet) : Le Roi d’Ys, drame lyrique en trois actes et cinq tableaux, paroles de M. Blau, musique de M. Lalo.

Il y a bien longtemps que les artistes ont pour M. Edouard Lalo le respect et l’admiration qu’on doit aux maîtres. Tous les orchestres des grands concerts ont exécuté ses œuvres symphoniques ; on le tient avec raison pour un compositeur de hautes tendances et de forte personnalité, pour un merveilleux inventeur de rythmes, pour un coloriste admirable, en un mot pour un des chefs les plus vaillants et les plus brillants de l’école française. Malheureusement, les circonstances l’avaient tenu, jusqu’ici, à l’écart du théâtre c’est-à-dire à distance de la foule et tout le monde n’était pas sans défiance à l’endroit de ses aptitudes scéniques. Le seul opéra qu’il eut écrit anciennement la Conjuration de Fiesque, n’a pas été représenté ; son ballet de Namouna n’a séduit que les raffinés ; et puis c’est un préjugé répandu qu’on ne saurait composer également de belles œuvres de concert et de beaux drames lyriques. Mais, tandis que l’on raisonnait, l’auteur de la Rapsodie norwégienne et de la Symphonie espagnole vient de prendre, tout d’un coup, possession de la scène magistralement et triomphalement, et le Roi d’Ys le classe au premier rang de nos musiciens dramatiques. 

Car, on ne saurait s’y méprendre, la représentation qui s’achève a mis en lumière une grande œuvre et consacré une noble renommée. Du premier coup d’archet au dernier accord, un robuste et original talent s’est affirmé avec autant de diversité dans ses ressources que d’autorité dans sa manifestation. Le public n’a pas été seulement charmé par des mélodies d’un tour net, il a été pris par une musique si sincère, si énergiquement conforme aux situations, qu’elle fait éclater, à chaque instant, les formes convenues de l’opéra et s’élève, en plusieurs scènes – notamment au second et, au troisième acte – à Ia tragédie lyrique. Le puissant effort du compositeur le pousse en dehors des traditions. Son œuvre, conçue et exécutée de bonne foi, sans esprit de système, avec l’exclusif désir d’exprimer aussi nettement que possible des caractères en action, d’évoquer des personnages, dans une atmosphère de vivantes et parlantes sonorités, commence, tout simplement, en opéra, et s’élargit, s’agrandit, s’unifie, s’identifie davantage avec le drame, s’affranchit de plus en plus des artifices, à mesure que se développent les péripéties. Un souffle musical soutenu, un sens passionné de la vie et du mouvement ; une rare noblesse d’imagination, une variété d’idées remarquable, une science profonde et parfaitement libre en ses combinaisons, une richesse d’instrumentation prestigieuse : telles sont les qualités générales qui se marquent dans le Roi d’Ys

Mais, par-dessus tout, nous y signalerons trois ou quatre scènes vraiment admirables, d’un jet si fort, d’une vérité si vive que les spectateurs les plus réfractaires à l’idéal du drame lyrique en ont été saisis. Un de nos confrères, extrêmement attaché aux termes traditionnels et que le hasard avait placé près de moi, n’a pu s’empêcher de dire, après la scène finale du troisième acte : « L’identincation de la musique et du poème est frappante en ce que nous venons d’entendre. Il serait impossible de les désunir et, pour la première fois, j’ai compris ce que cherchent nos jeunes musiciens. » Le résultat, en somme, est considérable, nous avons une grande joie à le constater.

I

Le poème de M. Edouard Blau est une ingénieuse transformation d’une légende bretonne. Je renvoie les curieux des traditions populaires au Baezaz-Breizs de M. de la Villennarqué, où se trouve un beau chant breton sur la ruine de la ville d’Ys, engloutie sous la mer. Il ne m’appartient, ici, que de résumer le drame qu’on nous offre et je me plais à reconnaître, tout d’abord, que les événements imaginés par M. Blau ont, dans leur simplicité, de l’intérêt lyrique et de la grandeur.

De longues guerres ont déchiré l’antique royaume de Gradlon ; mais, grâce à Dieu et à saint Corentin, patron des terres de Bretagne, la paix est signée quand le rideau se lève. Le chef des ennemis, le prince Karnac, aux longs cheveux, a vu la belle Margared, l’aînée des filles du roi d’Ys, et, sentant s’émouvoir devant elle son rude cœur d’homme de guerre, il l’a demandée en mariage. Aujourd’hui même, en présence des guerriers et du peuple en liesse, doit être bénie leur royale union. Nous sommes dans les jardins du palais, au-dessus de la ville joyeuse et de la mer bleue, majestueusement tranquille à perte de vue. C’est fait des lamentations on n’aura plus à craindre les batailles, tout le populaire est heureux. Au loin retentissent les trompettes. C’est le prince Karnac qui s’annonce et l’on se porte à sa rencontre pour l’accueillir, pour l’acclamer.

Mais, au moment même où s’éloigne la foule, Margared, au bras de Rozenn, sa jeune sœur, descend lentement, comme accablée sous un faix de douleur, les marches de granit du palais. Qu’a-t-elle donc ? Pourquoi ce chagrin qui la ronge quand le bonheur rit autour d’elle ? Margared se redresse avec orgueil à cette question. Non, nulle mélancolie n’est en elle. Elle est fière, elle lève la tête, elle pousse un cri superbe qui n’accuse que trop l’amertume de son cœur. Pourtant, aux supplications touchantes de Rozenn, peu à peu, elle se laisse attendrir. Si la tristesse la déborde, c’est qu’une rayonnante image est dans son souvenir. Celui-là est parti pour jamais qu’elle avait choisi pour époux… « Ma sœur, fait Rozenn, il reviendra peut-être ; tu n’es pas encore l’épouse de Karnac… Peut-être le héros que tu pleures s’est-il embarqué sur le navire de Mylio, notre ami d’enfance… » À ce nom, Margared a tressailli : « Hélas ! Hélas ! je dis qu’il ne reviendra plus… »

Des suivantes, ici, s’avancent et coupent court aux confidences désolées. Il est temps que la princesse revête ses grands voiles de mariée. Margared les suit, de l’air d’une victime, et Rosenn demeure seule, sous les grands arbres, en proie à sa rêverie. Elle n’a point compris que Mylio est le héros que sa sœur adore mais elle sait bien qu’elle l’adore elle-même, et qu’elle en est aimée. Mylio n’est pas mort… ce n’est pas possible. Elle l’appelle à haute voix, sous le grand ciel calme, à la face de la nature éblouissante. À minuit, une voix s’élève ; un jeune guerrier accourt c’est Mylio délivré de sa captivité.

Plus proches retentissent, à présent, les fanfares. Voici Karnac qui entre, cuirassé d’argent, le casque en tête, chevelu, la lèvre ornée d’une longue et retombante moustache, suivi de ses chevaliers armés comme lui, et dont les cimiers se hérissent de cornes dorées ou s’ombragent de deux ailes d’épervier qui tremblent. Sur l’escalier de granit apparaît, aussitôt, le vieux roi à la barbe blanche, en manteau de brocart, vénérable sous sa couronne aux fleurons de pierres précieuses et conduisant par la main la sombre Margared. Les trompettes emplissent l’air d’héroïques appels en l’honneur des deux souverains. Tout le peuple, transporté, fait serment d’honorer Karnac et de lui obéir. C’est l’instant de se rendre à la chapelle. Soudain, Margared se raidit et jette à tous ces paroles, qui font naître la stupeur « Arrêtez ! je ne serai point l’épouse de cet homme. » Elle vient d’apprendre de Rozenn le retour de Mylio. Elle ne consommera pas son odieux sacrifice.

L’injure est mortelle. Les chevaliers de Karnac poussent des cris de vengeance Karnac fait tomber aux pieds du vieux roi son gantelet de fer. Mais quelqu’un est là pour le relever c’est Mylio. Que la guerre se rallume ! qu’elle soit sans trêve ! Mylio a foi dans la victoire et le défi est sanglant qu’il lance à son ennemi :

Va, ton lit nuptial est au pied de ces tours !

*

Au début du second acte, les armées sont en présence on va s’entretuer dans la campagne. Les fanfares, les tambours entrecroisent, au lointain, leurs sonorités tragiques. Pareil à une statue, Margared ne quitte point la galerie du palais, d’où l’on aperçoit l’horizon sillonné de soldats en marche. Ah ! combien elle souffre ! Mylio aime Rozenn : elle le sait, elle le voit. Il n’a de regards, il n’a de sourires que pour elle ! Sa passion s’exalte dans le déchirement. Tout la trahit ; l’espoir lui manque. Elle se vengera épouvantablement !

Le roi vient avec Mylio et Rozenn. La sœur farouche, à l’ombre d’un pilier, assiste à leur entretien chaque mot qu’elle entend aigrit sa souffrance, enflamme sa colère. Voyez ! Rozenn pleure ; la chance des combats la glace d’horreur. Le jeune héros la rassure : il a passé la nuit en prière au pied de l’autel de saint Corentin ; le triomphe lui est promis ; il reviendra pour être l’époux de celle qui est l’âme de son âme et la lumière de ses yeux. Mais l’heure passe ! l’heure passe !... Entendez encore ces fanfares. Aux armes, Mylio ! II est temps de partir…

Alors, comme une furie, devant la fiancée restée seule, se dresse Margared. Sur ses lèvres, les malédictions rugissent comme les sons des trompettes. Rozenn vainement la supplie et se met sous la protection du Ciel. L’horrible créature ne peut plus contenir sa haine ; elle vomit son injure et son blasphème, elle hurle de rage et menace de ses poings fermés la grande image de saint Corentin, qui la regarde impassible, du creux de la muraille. Le sort en est jeté ! Elle saura déchaîner plus de malheurs qu’on n’en peut prévoir, et elle s’enfuit sans tourner la tête.

*

Le décor change tout à coup. C’est la plaine immense qui s’étend devant nous, jonchée de cadavres, ayant pour fond la mer, éternellement indifférente. Voici, sur la droite, le tombeau de saint Corentin, une massive chapelle abritant un sarcophage et une statue d’évêque mitre, la crosse en main. La bataille est terminée, Mylio est vainqueur, et l’on consacre au saint les drapeaux conquis en nombre. Par degrés, l’ombre se fait. Dans la solitude et le silence, quand tous ont regagné la ville, un homme marche, le front penché, échevelé, les yeux agrandis par le désespoir. Nous reconnaissons Karnac, vaincu, ivre de fureur. Que fera-t-il, maintenant, pour se venger ? Il lui faudrait une vengeance infernale et dont tout l’avenir tremblât…

Mais voilà qu’une femme se glisse auprès de lui, dans la nuit qui tombe – une mendiante aux vils haillons. « Tu ne m’attendais pas, Karnac ?... » Cette mendiante, qui apparaît avec une majesté funèbre, c’est Margared. « Viens-tu me braver encore ! s’écrie le vaincu. Je viens unir ma colère à la tienne ! répond-elle, et je t’apporte mon désespoir. Je n’ai plus d’amant, je n’ai plus de père, je n’ai plus de sœur. J’ai compté sur toi pour m’aider à ouvrir l’écluse qui défend la ville contre la mer. Viens hâtons-nous. Que la cité disparaisse à jamais. Ils verront bien si leur saint fait un miracle !... »

Tous les deux, ils se précipitent… Mais, en passant, devant le tombeau de saint Corentin, Margared ne peut résister à lui jeter l’invective : « Allons ! toi qui veille sur eux, c’est le moment de montrer ton pouvoir… Hâte-toi donc ! Fais un miracle… Fais un miracle à l’instant même ! » Ces mots sortent de sa bouche, stridents, chargés de raillerie amère. Ô surprise ! une force implacable les fait reculer, tremblants, haletants. Un cri de terreur, un râle d’horreur s’échappe de leur gorge. Debout, dans sa niche de granit, inondé soudainement d’une surnaturelle lumière, le saint de marbre vient de s’animer. Immobile et formidable, il leur parle, il leur enjoint le repentir. Des voix qui résonnent des profondeurs du Ciel leur crient : « Repentez-vous !... repentez-vous ! » Margared tombe sur la terre, évanouie ; Karnac se raidit en vain : un souffle de divine justice confond son orgueil. Mais le saint a repris son visage et son corps de pierre. La vision a disparu. Les damnés iront à leur damnation.

*

Nous nous retrouvons au palais du roi d’Ys, dans une galerie de fête, pour le mariage de Mylio et de Rozenn. À gauche, c’est l’appartement de la princesse et c’est, à droite, la porte sculptée de la chapelle. Suivant le vieil usage, les jeunes garçons viennent réclamer la fiancée ; les jeunes filles gardent sa porte et refusent de la livrer. Mylio survient pour chanter la douce chanson d’amour ; Rozenn accourt à son appel en chantant la chanson des noces. Les cloches sonnent au milieu de cet épithalame naïf et charmant les orgues de la chapelle enflent leur voix ; la scène se vide et l’écho des chants sacrés arrive doucement jusqu’à nous.

Margared entre, à pas lents, suivie de Karnac. Elle pleure, elle ne veut plus commettre le crime. Allons ! pourra-t-elle voir sa sœur au bras de Mylio ? Son amour est-il donc si peu jaloux ? Karnac lui ravage ainsi le cœur. Elle n’y tient plus. Que le destin s’accomplisse ! Sa jalousie l’enfièvre, sa colère la brûle… Aux écluses ! aux écluses !... Périssent les heureux ! Que la cité soit proie de la mer !... 

Tout le cortège sort de l’église. La joie rayonne sur les fronts ; les époux s’abandonnent à leur bonheur. Seul le vieux roi pense, avec des larmes aux paupières, à l’ingrate qui l’a fui. Où est-elle ? Et quel sort l’attend ?... Mais, à ce moment, des rumeurs s’élèvent. Les écluses se sont ouvertes. L’Océan envahit la ville. Mylio rencontre Karnac et le couche par terre d’un coup d’épée… Hélas ! qu’importe ? Le mal est sans remède. Le palais lui-même va s’engloutir.

Et les flots montent ! Et tout s’abîme ! Nous voici sur des rochers, les plus hauts qui soient dans le royaume. Le peuple prie, le roi pleure ; on assiste au cataclysme… que va-t-on devenir ? Et la mer monte, monte encore. Margared a compris l’horreur de son forfait. Des voix lui parlent dans le Ciel.

L’Océan réclame une victime. Elle s’avoue, devant tous, pour la coupable. Le peuple se rue sur elle et la veut frapper Mylio et le Roi sont impuissants à la défendre ; mais, gravissant le plus abrupt sommet, elle fait justice d’elle-même, en se précipitant dans les eaux grondantes. Saint Corentin apparaît, dans un rayon, au-dessus de l’abîme ; la tempête s’apaise et, devant la capitale engouffrée à jamais, oubliant leur désespoir, tous bénissent Dieu qui les sauve, et la tragédie s’achève dans une hymne d’action de grâces, de même que l’espérance luit, soudain, dans la douleur.

II

La partition de M. Lalo débute par une large et grandiose ouverture, qu’on a souvent exécutée dans les concerts, depuis deux ou trois ans, et qui présente, symphoniquement, un mâle raccourci du drame. On y discerne le motif du retour de Mylio, le motif de la fureur de Karnac et de Margared courant aux écluses, le motif de la jalousie de Margared, au lever du rideau du second acte ; le motif de la pitié de Rozenn pour sa sœur, au premier acte, et le motif de la victoire accordée par saint Corentin. Cette abondance de thèmes dit assez l’ampleur du morceau ; mais il est traité avec tant d’art, si varié, si merveilleusement instrumenté, que le public en accepte avec plaisir les proportions inusitées. Les éclatantes sonorités de la péroraison ont même provoqué une sorte d’ovation. J’ai dit, en commençant, que le premier acte ne sortait que par endroits des formes ordinaires de l’opéra. C’est, d’abord, une introduction chorale où se remarquent trois mouvements : un mouvement d’allégresse mêlé d’acclamations ; un mouvement de scherzo très gracieux des femmes célébrant les douceurs de la paix ; puis un mouvement très brillant et d’un accent très populaire en l’honneur de Karnac, dont on entend déjà les fanfares. Une scène s’engage ensuite entre les deux sœurs dans laquelle sont exposés les deux caractères, celui de Margared étant exprimé par des phrases d’une allure brusque et sauvage, soulignées par un dessin très brutal de deux doubles croches et d’une croche, et celui de Rozenn se traduisant par des mélodies d’un style très caressant, annoncées, çà et là, par un thème en notes égales d’une infinie douceur.

La phrase de pitié : « En silence, pourquoi souffrir ? » est délicieuse entre toutes. Le petit chœur des suivantes qui se a place ici est agréable, mais il rentre absolument dans la tradition de ce genre d’épisodes un peu convenus. On ne peut qu’être charmé de l’air d’espérance de Rozenn, d’un tour si net, d’un ton si pénétrant, ainsi que de la cantilène d’entrée de Mylio. À partir de l’arrivée de Karnac, nous sommes frappés de la noblesse des formes et de l’énergie de l’orchestre. Assurément, la tradition de l’opéra héroïque est respectée, mais chaque personnage parle sincèrement, le mouvement scénique est admirablement accusé, l’auteur se meut librement et franchement au milieu des situations, et l’on pressent, à plus d’une page, que, tout à l’heure, il sortira pleinement des conventions. Musicalement, tout est, d’ailleurs, très solidement construit et d’un effet incontestable.

Un monologue d’emportement ouvre le second acte : Margared écoute les trompettes-lointaines et s’enrage, douloureusement, de son amour méconnu. Cet air a grande tournure. Il le cède, cependant, au chant de guerre de Mylio à la gloire de saint Corentin, dans la scène suivante, où une seule note (pédale intérieure), haletée dans l’orchestre, cause une impression extraordinaire. Puis vient une scène vraiment admirable entre les deux sœurs, une des plus belles scènes de l’ouvrage, où s’opposent tragiquement la violence de Margared et ses imprécations et la douceur de Rozenn suppliante : « Que ta justice fasse taire la plainte de ton cœur brisé… »

Les chœurs, au commencement du troisième tableau, répètent triomphalement le motif de gloire à saint Corentin que nous avons déjà entendu chanter par Mylio. L’entrée de Karnac vaincu est accompagnée d’un motif ténébreux qui a déjà figuré au début du chant de guerre de Mylio, mais qui prend tout à coup une couleur et une importance saisissantes. La scène entière de Karnac et de Margared et l’apparition de saint Corentin, avec l’intervention de l’orgue, des chœurs de femmes, représentant les voix d’en haut, et de l’orchestre projetant çà et là, sur la mélopée du saint, ses éclats terribles, est d’une grandeur et d’une beauté singulières. On se sent, décidément, en présence d’un maître en pleine puissance de soi-même et qui se laisse absolument emporter par son sujet. 

Le troisième acte se décompose en trois parties : l’épisode des noces, tout en chansons, qui est d’une grâce infinie et d’où se détachent à ravir l’aubade de Mylio, accompagnée par le plus délicieux badinage des instruments, et la tendre chanson de Rozenn, dont la mélodie est empruntée au répertoire des romances populaires de la Bretagne et dont M. Lalo s’est servi en perfection. La scène de Karnac et de Margared, pendant la cérémonie des noces, est encore une page vraiment émouvante, et l’on ne saurait oublier la sourde rage qui se marque dans l’ensemble rencontré déjà dans l’ouverture. On ne proscrit les ensembles que lorsqu’ils sont factices celui-ci est trop naturel, les âmes vibrent si furieusement à l’unisson ! La troisième partie comporte deux ou trois scènes tendres, un duo d’amour, fort applaudi, mais qui ne m’enthousiasme nullement, et une prière, chantée par le Roi et par Rozenn, où la mélodie passe des instruments aux voix et qui est exquise. Puis, les rumeurs commencent les écluses sont ouvertes. L’orchestre se prend à gronder. C’est le dernier tableau qui se prépare. 

Il est superbe, ce dernier tableau, de la mer qui monte. Le drame s’y exalte par la symphonie. C’est l’orchestre qui est le héros de cette inondation. Les voix s’élèvent comme dans le fracas des éléments. L’orchestration est toute chargée de grandes houles les bois bouillonnent, les cuivres déferlent, les violons jettent de l’écume. On est subjugué par cette marée montante des instruments, par cette trombe de sonorités qui enveloppent les plaintes et les désespoirs de la foule comme des vagues. C’est un musicien de haute race, celui qui a conçu et réalisé cet ouragan qu’aux dernières mesures de la partition saint Corentin apaise.

*

Ayant rendu justice aux auteurs, je n’oublierai pas les interprètes. Ils ont été tous remarquables, et deux d’entre eux se sont montrés supérieurs, je parle de Mlle Deschamps et de M. Bouvet. On n’a pas plus de foi et de passion. Je ne crois pas qu’on puisse donner plus de relief que n’ont fait ces deux artistes aux deux rôles de Margared et de Karnac. 

Mlle Simonnet joue et chante le rôle de Rozenn avec un charme extrême. M. Talazac personnifie Mylio : sa belle voix claire et mordante se plie admirablement aux tendresses de son personnage, tout ensemble héroïque et doux.

C’est M. Cobalet qui fait le Roi : l’organe est magnifique et la prestance belle. Enfin, dans la seule scène de saint Corentin, M. Fournets a trouvé moyen de se faire acclamer. Ce chanteur possède l’un des plus merveilleux instruments qu’on puisse rêver.

J’ai gardé pour la fin M. Danbé, qui a conduit l’œuvre en maître chef d’orchestre. Il y a longtemps qu’il jouit de la haute estime des musiciens ; mais je crois que le Roi d’Ys lui comptera d’une façon particulière. L’orchestre, qu’il a formé, est tout entier dans sa main, et il en joue comme un virtuose. Il est difficile d’arriver, au théâtre, à une plus belle exécution.

FOURCAUD

LA SOIRÉE PARISIENNE
Le Roi d’Ys

Il y a des proverbes qui passent leur vie à recevoir des démentis. Il en est un, au contraire, qui vient d’obtenir une éclatante consécration, c’est celui-ci « Tout vient à point à qui sait attendre. »

Il a attendu bien longtemps, en effet, cet infortuné Roi d’Ys. Depuis longtemps, tout le monde savait que, sous ce titre, se dissimulait une œuvre remarquable. Les musiciens avaient tous feuilleté la partition et déclaraient qu’elle était d’un maître. L’ouverture avait été exécutée dans les concerts et avait soulevé des applaudissements unanimes. « Alors, me direz-vous, pourquoi personne ne songeait-il à jouer le Roi d’Ys ? – Parce qu’on jouait autre chose. Et pourquoi jouait-on autre chose ? Ah ! ça, par exemple, je n’en sais rien ».

Il a fallu qu’un directeur nous vînt de Nantes pour que cette partition-fantôme devînt enfin une réalité. Le Roi d’Ys est le premier ouvrage monté par M. Paravey à l’Opéra-Comique ; nous ne pouvons que lui souhaiter d’avoir toujours la main aussi heureuse, ce qui lui est bien dû, d’ailleurs, pour le soin, l’intelligence et la prodigalité avec lesquels il a monté cet opéra, un des plus franchement beaux qu’il nous ait été donné d’entendre depuis longtemps.

Comme une grande part revient à chacun dans l’immense succès d’hier, je crois faire bien de procéder à une petite classification, afin de n’oublier personne. Si vous voulez bien, nous allons commencer par

LES AUTEURS

Le poète d’abord. Il se nomme Edouard Blau et est déjà plus qu’avantageusement connu par les succès du Cid, du Chevalier Jean et de Maître Andréa : autant de talent que de modestie, ce qui n’est pas peu dire et surtout un amour de la rime riche qui lui a rendu parfois bien pénibles les changements apportés à son poème par son collaborateur. BIau est un parolier très recherché. Interrogez Massenet, Joncières, Franck, Lalo et bien d’autres, tous vous diront qu’ils adorent travailler avec lui, parce qu’il fait le vers musical, et ça, vous savez, c’est l’oiseau rare.

On a tant parlé, ces jours derniers, d’Edouard Lalo, de son talent, de sa patience, de ses déceptions, on a tant raconté d’histoires sur Namouna, son ballet de l’Opéra, qu’il me serait difficile d’insister sur son compte sans tomber dans de fâcheuses redites. Je me contenterai d’ajouter que l’homme est charmant, d’une grande amabilité, et qu’il a reçu avec une bonne grâce parfaite les compliments et les poignées de main qu’on ne cessait de lui apporter pendant les entr’actes. Son triomphe récent ne semble pas l’avoir changé ; il n’y a qu’une toute petite nuance : avant-hier, on disait : « M. Lalo » aujourd’hui on dit : « Lalo » tout court.

LES INTERPRÈTES

Une jolie affiche. Jugez plutôt.

Voici Talazac, le roi des ténors, l’homme à la voix d’acier et qui aurait inventé la complaisance si elle n’existait pas. Personne n’est plus gentil que lui aux répétitions. Il a même renoncé à s’installer à son cher Chatou avant d’avoir créé son beau rôle de Mylio, pour ne pas inquiéter ses auteurs, qui craignaient qu’il ne s’enrhumât sur la berge.

Boivet a donné à son personnage de Karnac une allure farouche et une physionomie sauvage du plus grand effet. À côté de son grand succès de chanteur, il en a remporté un incontestable de comédien dramatique. 

M. Cobalet est superbe en Roi d’Ys, et M. Fournets, quoique n’ayant à se montrer que dans une simple apparition et qu’à chanter derrière une toile métallique, a trouvé moyen de se faire rappeler par toute la salle, heureuse de témoigner son estime à cet excellent Saint Corentin.

Mlle Deschamps est bien belle. Elle a une belle tête, de belles épaules, de beaux bras et de belles notes. Mais Mlle Simonnet est bien charmante. On n’est ni plus gracieuse, ni plus chaste, ni plus jolie. Au troisième acte, son entrée en mariée a été saluée par d’unanimes applaudissements, tellement il y avait de grâce dans sa démarche et de candeur dans son sourire. 

LES DÉCORS

Tous de Lavastre et Carpezat, tous des bijoux.

Premier tableau. – La Terrasse du palais du roi d’Ys. À gauche, de grands arbres indiquent l’entrée des jardins. À droite, la grande porte gothique du palais, à laquelle on accède par un large escalier de granit. À l’horizon, la mer

Deuxième tableau. – Une salle du palais. Au fond, une grande fenêtre à vitraux donne sur la campagne. À droite, dans une niche, et près d’un escalier de marbre, la statue de saint Corentin.

Troisième tableau. – Une vaste plaine. Çà et là se dressent des dolmens. La campagne est illuminée par les feux du soleil couchant. À droite s’élève la vieille chapelle vouée à saint Corentin et où doit avoir lieu l’apparition.

Quatrième tableau. – Une galerie du palais. À gauche, l’entrée de la porte de Rozenn ; à droite, la porte de la chapelle. La galerie s’étend au fond.

Cinquième tableau. – Le plateau d’une colline où le peuple s’est réfugié pour fuir l’inondation. Sous le ciel, d’un noir d’encre, on voit se profiler la silhouette de la ville d’Ys, déjà à moitié engloutie. La mer s’étend jusqu’à l’avant-scène avec des reflets argentés. À gauche, un énorme rocher s’élève au-dessus des autres. C’est de là que Mlle Deschamps se précipitera dans les flots au moment où Saint Corentin, paraissant au milieu des nuages, calmera l’orage et bénira le peuple sauvé, du haut du ciel illuminé.

LES COSTUMES

Ils sont de M. Bianchini, qu’on ne saurait trop féliciter, car il a accompli de véritables tours de force.

Historiquement, la disparition de la ville d’Ys est du quatrième siècle ; mais cette époque offrait si peu de matière au dessinateur qu’il a préféré la transporter au neuvième siècle. La fin justifie les moyens.

Il serait tentant, de tout citer, mais cela serait bien long. Contentons-nous de quelques indications en déclarant seulement que les matériaux employés pour la composition des costumes sont variés, mais tous du temps, et composés d’après le Jeu d’échecs de Charlemagne, la Bible de saint Martin de Tours, le Livre des Évangiles de Lothaire, etc., etc. 

Et maintenant, un mot sur les soldats à tuiles de fer, aux casques à nasal et aux boucliers ovales cloutés sur cuir. 

Un mot sur l’effet nuptial du groupe des jeunes gens opposé à celui des jeunes filles et encadrant la danse. Les pages portent la tunique de laine ciel et la tunique de dessus en daim blanc, le pantalon bleu tenu par une jarretière et les bottines blanches. 

Les femmes ont la jupe blanche plissée, la jupe de dessus drapée, et ornée ciel et argent ; le corsage, sans manches, en laine ciel ; la double ceinture brodée bleu et argent, sur fond blanc, avec une cordelière de laine bleu et argent, et une couronne d’églantines. Un mot encore sur Bouvet-Karnac, étincelant dans son premier costume de prince guerrier, avec l’opposition du costume après la bataille toute l’armure faussée, le cuir déchiré, couvert de poussière, sans casque ni manteau.

Le Roi, Cobatet, mérite aussi une mention, quand il n’aurait que pour originalité de ne pas être rouge et vert, et roi de pique comme tous les rois de théâtre. Son costume est un exemple du polychromisme étudié avec soin par M. Bianchini il a plus de trente coloris. La difficulté a été de les régler de telle sorte, que l’harmonie se conservât quand même : le ton viel or qui en fait la base lui donne l’aspect somptueux sans être criard. La couronne à plaques – peu vue au théâtre jusqu’ici – est très fidèle.

Mlle Dechamps, en Reine, porte une jupe plissée ton cuir avec de grands dessins bleu passé ; un corsage-cuirasse descendant bien sur les hanches ; orné de losanges de soie de deux tons de vieux rose ; un manteau drapé sur l’épaule gauche en drap laque de garance brodé d’or mat ; une haute couronne à fleurons, un voile brodé de pois or, de longues nattes tombant jusqu’aux pieds enrubannées de bandelettes de couleur et d’or. Toutes les garnitures de ce costume sont en pierres non taillées, transparentes ou dures ; les chaussures sont écarlates et or.

Un vrai bijou, c’est le couple des jeunes époux du troisième acte :

Talazac tunique de dessous vieil or mélangée soie et or ; tunique de dessus à manches courtes de drap prune ornée de bandes de soie mate violet éteint et or mat ; pantalon de même couleur enroulé de bandelettes d’or ; manteau blanc avec dessin roman semé en lilas ; la doublure est croûtée de rouge vif ; les bottines gallo-romaines sont en drap pourpre garnies or.

Rosenn-Simonnet : diadème très haut et rond en argent mat, garni de perles et de pierres rose pâle tombant de chaque côté. Robe princesse toute plate à mancherons ornés de rosaces romanes, brodées en soie rose pâle et relevées de rosé vif et de perles ; la frange est d’argent mat et de rose pâle alternés. Le colletin, les mancherons, le bas de la robe, sont également garnis de la même frange et de rangées de perles et de pierres roses cabochon ; la jupe de dessous est plissée à tout petits plis ; le long manteau blanc est doublé de rose et brodé d’argent, les longues tresses blondes sont nattées d’argent.

Tous ces costumes – j’en passe et des meilleurs – ont été exécutés avec beaucoup de talent et un grand souci de l’exactitude par M. et Mme Millet, costumiers ordinaires de l’Opéra-Comique.

LE BALLET

Il n’est pas très important et n’a été mis la que pour exécuter les gestes gracieux qu’on n’osait demander aux choristes. On a cependant eu le temps d’y remarquer les gentilles élèves de Mlle Marquet, Mlles Milany, Castagnatto, Adèle André, Bocran et Mercier. Ces trois dernières ont été miraculeusement sauvées de l’incendie de l’Opéra-Comique. C’est fort heureux pour elles… et pour nous. 

Et voilà tout, je crois.

Il ne me reste plus qu’à adresser aussi des compliments au public, qui s’est merveilleusement conduit, ne ménageant ni les bravos, ni les rappels, ni l’ovation bien méritée par les deux auteurs, dont le triomphe est indiscutable.

Le plaisir éprouvé était si grand qu’on ne s’est même pas laissé distraire par l’entrée du général Boulanger, qui est arrivé pour le troisième acte.

Jugez un peu !

FRIMOUSSE

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