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Musique. Déjanire

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MUSIQUE
THÉÂTRE DE MONTE-CARLO. (Sous le patronage de S. A. S. le Prince de Monaco). – Premiers représentation de Déjanire, tragédie lyrique en quatre actes, de Louis Gallet et de M. Camille Saint-Saëns, musique de M. Camille Saint-Saëns.
PAR DÉPÊCHE DE NOTRE ENVOYÉ SPÉCIAL

Monte-Carlo, 14 mars 1911

J’ai eu, dans ma jeunesse, un camarade excellent, ardent helléniste s’il en fut jamais et qui s’était passionné pour le mythe d’Hercule. Plusieurs années il s’absorba tout entier en la préparation d’une thèse de doctorat dont il entendait faire l’acte solennel de son culte envers son héros. Souvent, au sujet des fables cosmiques à travers lesquelles la conception du puissant fils de Zeus s’était éclaircie et affirmée, sa verve s’élevait à l’éloquence. Il s’enthousiasmait à nous montrer en lui le lien des phénomènes du monde primitif et des idées morales, la genèse de l’ordre, l’émancipation de l’intelligence et de la volonté, la force destructrice des fléaux qui rendent impossible le juste développement de la vie, l’énergie libératrice qui brise les obstacles et ouvre les chemins à l’action. En comparant l’Héraclès des Grecs et le Djom des Égyptiens, le Sandon des Chaldéens, le Melkart des Phéniciens, et les autres dieux de l’Orient en qui s’est particularisé l’irrésistible besoin de purification, de sélection et de sauvegarde, il voyait éclater la splendeur du génie hellénique, en éternelle recherche des lois de l’organisme et de l’unité. Seulement, il maudissait les poètes dramatiques coupables, à ses yeux, de l’amoindrissement du divin Hercule, mêlé par eux à de pauvres anecdotes humaines ! Un tel personnage, s’écriait-il, est trop vaste pour le théâtre. Sa grandeur ne se prête qu’à l’épopée et, seuls, les philosophes ont pu le regarder en face et comprendre ses bienfaisants exploits. 

Le malheureux garçon n’acheva point sa thèse. La phtisie le rongeait et il y succomba. Peu de jours avant sa mort, comme j’étais auprès de lui, il me parla, une dernière fois, de son rêve héracléen, mais, tout d’un coup, il s’interrompit pour me dire : « Je crois que mon travail aurait été curieux et d’une certaine beauté. Cependant, j’ai regret d’avoir trop méconnu le droit des poètes. Sans doute, les auteurs de drames ont le tort de limiter à l’excès les horizons, mais il leur arrive de trouver des choses humaines… des choses qui émeuvent. Il y a, dans les Trachiniennes de Sophocle, une scène dont je suis, maintenant, tout remué. C’est la scène où Hercule, brûlé par la tunique du Centaure, pleure sur la misère de sa fin. Ses hauts faits lui reviennent ; il pense à tout ce qu’il lui a été donné d’accomplir, à tout ce qu’il voudrait accomplir encore – et le sentiment de son impuissance irrémédiable l’étreint. Son âme héroïque essaie en vain de se ressaisir dans la souffrance. Il n’est plus qu’un homme – un homme condamné. D’une main fiévreuse, il arrache les linges qui recouvrent ses plaies. L’affreux spectacle de son corps en voie de s’anéantir le terrasse. Quelle horreur dans la. constatation de l’irréparable que rien ne saurait empêcher de se consommer !... Je sais bien que ce n’est point là une exacte notion de l’héracléisme, car Hercule va devenir dieu et ne peut connaître ces faiblesses. Et, tout de même, cela est poignant. Ah pourquoi vais-je mourir ?... »

On me pardonnera le rappel de ces souvenirs qui m’ont assailli, ce soir, en écoutant le noble ouvrage de M. Saint-Saëns, dont la donnée est la mort d’Hercule. Aussi bien ce n’est pas l’Héraclès des légendes cosmiques que nous allons voir surgir devant nous. Louis Gallet avait, certainement, conçu, en lisant les Trachiniennes de Sophocle et l’Hercule sur le mont Œta de Sénèque le tragique, la tragédie en quatre actes qu’on joua, aux arènes de Béziers, le 28 août 1898, et il avait voulu y enfermer, non des significations philosophiques et oraculaires, mais le plus d’humanité possible. La fiction s’offrait suivant le mode antique, en scènes simplifiées, avec de nombreuses interventions du chœur, tour à tour annonçant les faits et les commentant. Elle était écrite, par une nouveauté assez singulière, en vers généralement non rimés, ce qui ne laissait pas de troubler quelque peu l’oreille. M. Saint-Saëns, en soulignant et enrichissant de sa musique les principales situations, avait senti l’essentiel lyrisme de ce poème à l’ample et rythmique déroulement. Une heure est donc venue où le désir s’est imposé à lui de reprendre l’œuvre, afin de la faire vivre de la pleine vie musicale pour laquelle elle était faite.

Se substituant à son collaborateur, hélas disparu, l’illustre compositeur a resserré et remanié son texte, selon le pur dessein lyrique. Une fois de plus, son remaniement prouve à quel point il est bon que les musiciens se chargent eux-mêmes d’élaborer les drames d’où devront jaillir leurs chants et leurs symphonies. Qui pourrait mieux qu’eux concentrer, au profit de leur inspiration, la double énergie de la situation et du verbe révélateur ? Du mot précis, placé où il convient, sort, à point nommé, l’expression musicale nécessaire avec l’accent vocal et le développement polyphonique qu’elle comporte. Entre les éléments rapprochés, la fusion naturelle s’opère jusqu’à l’identification. Ainsi se présente la nouvelle Déjanire, rigoureusement organique et unifiée en toutes ses parties. 

Ce n’est pas le lieu d’envisager, ici, ce que peut devoir l’invention poétique à Sophocle et à Sénèque. Dans les conditions où je suis, jetant sur le papier ces notes hâtives, à l’issue de la représentation, sans textes de référence et sans loisir pour m’y reporter, je ne saurais que m’en tenir à des impressions sommaires. Peut-être, ce prochain mois d’octobre, quand ces quatre actes, accueillis à Monte-Carlo par d’unanimes applaudissements, paraîtront à l’Opéra, aurons-nous la possibilité de nous étendre sur leurs lointains précédents, il suffira, pour le quart d’heure, de pousser droit aux faits, sans plus de préliminaires. 

Hercule, depuis longtemps, a déserté Calydon, où, toujours, Déjanire, sa royale épouse, l’attend. Ayant mis le siège devant la ville d’Œchalie, le roi Eurytos est tombé sous ses coups et la place s’est rendue. S’il aime, à présent, la blanche Iole, la fille du roi mort, et s’il la veut prendre pour femme, c’est que Junon, acharnée à le perdre, lui a inspiré ce funeste amour. Qu’il ne soit plus question, désormais, de Déjanire : il ne doit plus la revoir. Le héros charge son fidèle compagnon Philoctète de l’instruire de sa répudiation et, tout ensemble, de préparer Iole à ses noces résolues. Il ignore que Philoctète et la mélancolique jeune fille, si cruellement frappée par le sort, ont échangé leurs serments. De ce conflit de sentiments découleront des péripéties capitales.

Pendant ce temps, la reine Déjanire, enfiévrée de jalousie, a quitté Calydon, en compagnie de la sombre prophétesse Phénice, sa servante dévouée. À sa vue, Hercule entre en fureur. Sa terrible colère s’accroît, bientôt, de la découverte de l’amour d’Iole et de Philoctète. Celui-ci périra. Mais voici, pour comble de tourment, que le héros apprend le projet de la Reine d’enlever, sur son char, la fille du roi Eurytos et de se réfugier avec elle en un inviolable asile. Dès lors, nul atermoiement. La vie et la liberté de Philoctète sont dans les mains de la blanche Iole. Qu’elle consente à s’unir à Hercule et son ami vivra. Qu’elle refuse son ami sera livré au bourreau. En pleurant, elle accepte sa destinée pour voir, à l’instant, celui qu’elle vient de sauver au prix de la suprême douleur, lui reprocher sa trahison avec d’âpres paroles. Toutefois, une espérance demeure. Jadis, le centaure Nessos, atteint par le héros d’une flèche empoisonnée du sang de l’hydre de Lerne, au moment où il enlevait Déjanire, a fait don à la Reine, en mourant, de sa tunique ensanglantée. Si jamais Hercule s’éloigne d’elle, elle n’aura qu’à obtenir de lui, par une ruse insinuante, qu’il revête cette tunique, pour reconquérir sa passion. L’amoureuse femme en a brodé le tissu de fleurs éclatantes par-dessus les taches du sang du centaure. Elle remet à Iole la robe fatidique dont elle parera le tueur de monstres durant la cérémonie nuptiale, inévitable et, maintenant, désirée.

Enfin, les fatalités s’accomplissent. Au bord d’un lac sacré, illuminé des dernières flammes du soleil couchant, tout le peuple d’ŒchaIie est assemblé. On assiste aux danses rituelles et aux pompes du sacrifice des épousailles. Là-bas se dresse le bûcher solennel. Le héros a joyeusement reçu des mains de sa nouvelle épouse le vêtement splendide et perfide. Soudain, une effroyable douleur le transperce et le brûle jusqu’aux os. Torturé, déchiré, consumé, il monte sur le bûcher, en implorant Zeus, son père. Déjanire, perdue au milieu de la foule, prend, avec désespoir, conscience de ce qu’elle a fait. Le bûcher flamboie. La foudre éclate. Zeus a entendu la voix de son fils, clamant dans la détresse et purifié pour jamais. Une lumière surnaturelle inonde les hauteurs. C’est l’Empyrée qui s’ouvre, où le glorieux Hercule apparaît au rang des dieux.

Tel est, en raccourci, le poème. Il ressort de ce simple exposé que nous sommes en présence d’une tragédie librement classique et fortement concertée et concentrée, sans aucune concession au pittoresque de placage, ce qui n’est point pour nous déplaire en ce temps où la plupart des pièces prétendues lyriques s’encombrent d’épisodes parasites et n’ont presque rien d’essentiel. On remarquera de plus que, dans cette action très sobre, le resserrement des faits ne prive aucune des maîtresses situations, habilement réparties, de leur développement normal ; que l’intérêt est croissant d’acte en acte ; que les caractères sont au moins nettement tracés et logiquement opposés, depuis celui d’Hercule, tour à tour violent, ardent, allègre et passionné, celui de Déjanire, tendre, jalouse et féline, et celui d’Iole, d’une si pénétrante et douce mélancolie, jusqu’à ceux de Philoctète, l’homme généreux et bon, et de Phénice, la magicienne aux enchantements incertains et qui prévoit les malheurs à venir. J’ajoute que l’ensemble des idées exprimées et des passions évoquées sont d’ordre lyrique et qu’elles tireront de la musique leur meilleure vie. Finalement, je rappelle qu’une large place est ménagée aux masses chorales, témoignant des pensées et des mouvements de la foule autour de l’action tragique, et ce n’est pas, à coup sûr, la moindre originalité de cette tragédie.

La partition de M. Saint-Saëns se distingue avant tout par une noble eurythmie. Elle se déduit en traits plastiques parfaitement harmonieux, clairs et souples, diversement mais toujours justement affirmés, jalonnant et constituant l’œuvre. Point de hasard : une volonté très absolue a choisi, marqué et disposé tous les éléments destinés à extérioriser le drame. L’esprit qui a présidé à l’entreprise peut être à bon droit salué du beau nom d’esprit classique, au sens le plus délicat et le plus étendu de la notion. Il serait superflu d’insister sur les incomparables ressources techniques de l’auteur de Samson et Dalila, du Déluge et de la Symphonie en ut mineur avec orgue. Qui ne les connaît et ne les admire ? Personne ne se gouverne mieux de l’extrême fougue à l’extrême douceur et ne se meut avec plus d’aisance et plus de fermeté parmi les formes et les couleurs sonores, à tous les degrés de la réalisation concrète ou des modes ondoyants. Il tire des voix le grand parti qui sied. Son instrumentation est somptueuse et veloutée, puissante et mordante, très naturelle et, pourtant, constamment inattendue. Nous avons dit cent fois ces choses, elles sont entrées dans le domaine des vérités acquises. Ajoutons seulement que Déjanire a une physionomie toute particulière entre les ouvrages de M. Saint-Saëns. Si, par la nature de deux des rôles de la tragédie, les pensées s’apparentent, sous quelques rapports, à celles de Samson et Dalila, ce qui prime tout, ici, c’est le riche et magnifique développement choral. 

Notons que les chœurs sont franchement en scène. Ils le sont si bien qu’à la fin du second acte la foule devient le principal acteur, tous se taisent ; elle parle et fait naître l’action caractéristique. 

Le temps me fait, malheureusement, défaut pour analyser ces quatre actes d’une si authentique maîtrise. Il conviendrait de montrer le dessein particulier qui répond à chaque personnage. On trouverait en Hercule l’expression de la puissance et de l’élan spontané jusque dans l’erreur. Déjanire nous ouvre une âme compliquée, tyrannisée par la jalousie, – une âme éperdue, amoureuse, endolorie, furieuse, révoltée et soumise, très curieusement féminine. En Iole, nous rencontrons la poésie même de l’ouvrage. Tout ce qui a trait à la jeune fille est véritablement délicieux. Il va de soi que la trame leit-motivale éclaire toute la psychologie de ces êtres tragiques. Puis, encore un coup, les interventions chorales ont une importance significative exceptionnelle en leur variété, leur vie et leur éclat.

Le premier acte est contraint, par les nécessités de l’exposition complexe, de se découper en scènes parallèles brusquement tranchées. La suite va s’unifiant de plus en plus. À chaque instant, les belles pages nous sollicitent, mais sans s’isoler ; les combinaisons ingénieuses se multiplient, mais elles se fondent dans l’harmonieux ensemble. L’œuvre est, pour tout dire d’un seul mot qui convienne, d’un très grand musicien. Sa tragédie offre à ceux qui l’entendent à la fois des joies d’artiste et d’utiles sujets de réflexion.

L’interprétation scénique et musicale est, à Monte-Carlo, digne de tout éloge. Mme Félia Litvinne incarne supérieurement la reine de Calydon. Son organe a sonné de façon triomphale et la tragédienne a eu quantité d’ardentes et belles attitudes. M. Muratore a composé remarquablement le rôle d’Hercule. C’est un chanteur de grand mérite. On en peut attester comme preuve le caractère qu’il a su donner à un chant lyrique du dernier acte, pris et conduit en demi-teinte et terminé en force. Nous connaissons peu de forts ténors capables de cet exploit. Sous la robe blanche d’Iole, Mlle Darbel est exquise à écouter et à voir. N’oublions ni Mlle Beilac, dont la voix a si bien sonné dans les scènes de Phénice la prophétesse, ni M. Dangès, chargé du personnage de Philoctète et artiste d’avenir. Et peut-être sied-il de louer, par-dessus tout, les admirables chœurs de Monte-Carlo. Quelle sonorité magnifique ! Ces phalanges sont, d’ailleurs, si parfaitement disciplinées et stylées qu’il n’est que juste de nommer leur chef M. Vialey. L’orchestre a été à la hauteur de sa tâche sous la direction du réputé cappelmeister M. Léon Jehin. – Au dernier acte, les cortèges, les évolutions sacrées et les danses rituelles des noces d’Hercule sont dignes de la musique. – Que conclure de ces constatations, sinon que le théâtre de Monte-Carlo et son directeur, M. Gunzbourg, recueillent un légitime honneur de cette création imposante que les Parisiens acclameront, au cours de la saison prochaine, comme vient de l’acclamer lepublic universel de la Côte d’Azur.

Fourcaud.

[Note : article presqu’intégralement reproduit dans Le Gaulois du 20 novembre 1911, à l’occasion de la première représentation parisienne.]

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