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Carmen de Bizet

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On a beaucoup abusé de la gitana dans la littérature et dans les arts.

Cette fille étrange, d’une race mystérieuse, a toujours été particulièrement chère aux esprits romanesques. Ils en ont fait dans les romans, dans les drames, dans les libretti, une créature sympathique et inquiétante, amoureuse et cruelle, jalouse jusqu’à la frénésie, et dévouée jusqu’au sublime, superstitieuse, visionnaire, intime avec le diable, et parfois agissant en bon ange. Ils se sont plu à nous la représenter comme un être persécuté et fier dans la persécution ; fort enclin à s’éprendre de beaux seigneurs qui la méprisent ; parfois se vengeant en tigresse, souvent se soumettant en douce colombe.

Les cabinets de lecture et les théâtres de province où l’on joue encore le vieux drame sont pleins d’histoires de gitanas qui s’apprêtent à poignarder ou à empoisonner leurs rivales, de blondes jeunes filles appartenant au meilleur monde, et puis qui, subitement converties, se donnent la mort à elles-mêmes, comme Mlle Croizette dans le Sphinx.

En nous représentant ainsi les Filles de Bohême, les littérateurs se sont laissés guider par leur apparence physique ; et quiconque se bornerait à contempler leur fière tournure, leurs traits sauvages, leurs regards tour à tour enflammés, cruels et caressants, serait invinciblement porté à conclure que les littérateurs sont dans le vrai.

Ils sont dans le faux, pourtant – et autant que possible !... Leurs gitanas ne ressemblent pas plus aux vraies gitanas que les bergères peintes sur porcelaine, d’après la manière de Boucher, de Watteau ou de Lancret ne ressemblent aux filles qui gardent des moutons ou conduisent les bœufs à l’abreuvoir. Ce sont des gitanas de convention et qui n’ont jamais vécu que dans l’aimable et fertile imagination des poètes.

Mérimée, dans son étonnante nouvelle de Carmen, fut le premier qui mit en scène une gitana sinon exacte, du moins vivante.

Sa Carmen n’est pas une création de pure fantaisie. Il y a du vrai dans la création de cette fille cynique et fière qui débauche un soldat, le force, par la puissance de ses charmes sauvages, à devenir déserteur, puis meurtrier, puis voleur de grand chemin, le trahit ensuite, et aime mieux se laisser égorger par lui que de lui mentir bassement quand elle ne l’aime plus.

Il y a du vrai, oui, mais peu de vrai.

Ce que nous pourrions appeler la gitana classique est juste le contraire de la gitana réelle. La Carmen de Mérimée n’est plus la gitana classique ; elle pourrait à la rigueur exister, mais elle serait dans l’espèce une exception, presque une monstruosité.

Mérimée avait voyagé en Espagne et il avait pu voir beaucoup de filles de Bohême ; mais tout nous autorise à penser qu’il les avait peu pratiquées. Il se plaisait fort aux récits sanglants, ce qui ne veut pas dire que, dans la vie réelle, il fut homme à courir avec grand empressement au-devant de certains dangers, et il suffit de connaître l’élégant et fin littérateur pour comprendre que, pendant son séjour en Espagne, il dut fréquenter beaucoup plus volontiers la grandesse que la bohème.

Somme toute il est, lui aussi tombé, faute d’études sur le vif, dans l’erreur commune qui veut que la bohémienne soit sensuelle, superstitieuse, et d’une fierté sauvage.

Il n’en est rien : c’est une des bizarreries les plus inexplicables de cette race étrange et mystérieuse que le manque absolu de concordance qui existe entre sa physionomie et son caractère.

La gitana est perfide, menteuse, venimeuse, cruelle, sanguinaire, mais jamais violente. Elle est chaste comme jeune fille et fidèle comme épouse, uniquement, parce qu’elle n’a ni cœur ni sens, et qu’elle pousse jusqu’au plus affreux idéal la négligence de sa personne : elle est à la fois insouciante et intéressée, elle n’a aucune croyance religieuse, et ne pense pas plus à son avenir éternel qu’elle ne songe au lendemain.

Son scepticisme absolu, son insensibilité complète la rendent admirable comme sorcière et comme proxénète.

Elle s’entend à merveille à exploiter la crédulité des sots parce qu’elle ne croit à rien et à servir les entreprises des amoureux parce qu’elle ne sait pas aimer. Son intérêt vous répond d’elle, comme disait Figaro, mais ne comptez pas sur sa sympathie : la coquine ne vous en sera que plus précieuse, car vous pouvez être sûr que rien ne lui fera perdre la tête.

Dans certaines villes de l’Espagne, elle exerce parfois le métier de courtisane, mais de la façon le plus platement et en même temps le plus adroitement mercantile. Ce n’est pas chez elle que l’on doit chercher une Manon Lescaut.

Dans certaines localités du midi de la France, notamment à Toulouse où les gitanos occupent tout un quartier de la ville, les Bohémiennes ont une spécialité de proxénétisme.

Les étudiants altérés d’aventures galantes savent combien elles sont habiles à lancer une intrigue sous prétexte de tirer les cartes ou de vendre de menus objets de toilette. Une gitana de huit ans en remontrerait au plus expert des ruffiani napolitains.

Étant donné ce caractère, comment expliquer l’expression brûlante, le charme enveloppant, la lascivité prodigieuse que l’on remarque à l’occasion dans l’œil noir de la bohémienne. Comme je l’ai déjà dit, c’est un des mystères de cette race qui semble être une incarnation du mensonge.

Une Gitana qui, tout en conservant son caractère, entrerait, si j’ose ainsi dire, dans notre civilisation, pourrait être le type le plus abominablement parfait de ces coquettes sans cœur et sans entrailles, toujours maîtresses d’elles – mêmes, inaccessibles à la pitié, gratuitement cruelles, habiles à feindre tout ce qu’elles n’éprouvent pas, dont les manœuvres font tant de dupes et tant de malheureux.

Mérimée fût donc resté complètement dans le vrai en nous peignant une gitana qui eût abusé de l’amour naïf d’un jeune soldat pour en faire un précieux complice ; mais en nous la montrant éprise pour lui d’un amour frénétiquement sensuel, et surtout en nous la donnant comme une fille tellement fière qu’elle préfère la mort à un mensonge, il est tombé dans la fantaisie.

En revanche il a saisi et peint de main de maître certains détails du caractère bohémien, et sa nouvelle reste un chef-d’œuvre.

Était-ce une raison pour en faire un libretto ? Non, et tout au contraire !

Soumise aux exigences du théâtre moderne, privée du personnage, du narrateur, dépouillée de cette forme négligemment élégante qui donne une séduction particulière à ses scènes d’horreur, l’histoire de Carmen pouvait devenir banale... et elle est devenue banale en dépit de la grande habileté des librettistes, MM. Meilhac et Halévy.

Leur pièce est aussi bien faite qu’elle pouvait l’être. Elle suit pas à pas, autant que possible, le récit de Mérimée, – récit que tout le monde connaît et qu’il serait presque irrespectueux de replacer sous les yeux de nos aimables lecteurs et de nos charmantes lectrices ; – elle conserve à Carmen ce qu’elle a de repoussant et d’intéressant à la fois ; elle fait encore mieux ressortir, s’il est possible, la nature à la fois énergique et faible, violente et chevaleresque du montagnard basque devenu soldat et puis bandit ; bref, elle est pavée de bonnes intentions et pleines de bonnes qualités ; mais elle a le tort de refaire un chef-d’œuvre et de remanier un ouvrage auquel une main éminemment artistique avait donné ce qu’on peut appeler une forme définitive.

Et voyez le malheur ! sa principale qualité lui a médiocrement profité...

Elle était remplie de ce qu’on appelle, dans la langue du métier, des situations musicales, et il faut bien dire que le musicien n’en a pas tiré tout le parti désirable.

Disons-le d’abord, nous sommes de ceux qui nous inclinons devant le beau et sérieux talent de symphoniste qui honore M. Bizet, et nous ne partageons pas l’opinion des critiques prévenus qui s’obstinent à lui refuser tout sentiment dramatique.

M. Bizet appartient à un groupe artistique très violemment attaqué de nos jours. On abuse singulièrement, à propos de ce groupe, de la fameuse comparaison du piédestal placé sur la scène et de la statue placée à l’orchestre ; on lui reproche un soi-disant dédain superbe envers la mélodie, ou du moins on assure qu’il n’admet que l’espèce de mélodie pouvant résulter de combinaisons harmoniques savantes et compliquées. On veut faire de M. Bizet, de M. Saint-Saëns, de M. Massenet même, des artistes mathématiciens, uniquement curieux de problèmes d’algèbre ou de trigonométrie musicale.

Est-elle bien juste, cette accusation ?

Ne doit-on pas plutôt voir dans M. Bizet et ses coreligionnaires artistiques une école de compositeurs qui pense pouvoir arriver à une plus grande intensité et à une plus grande variété d’effets dramatiques en mettant en œuvre le procédé symphonique, en réduisant parfois la voix humaine au rôle d’instrument dans l’orchestre et particulièrement en établissant une ligne de démarcation bien nette entre ce qui est récité, est dit ou pensé par les personnages du drame lyrique et ce qui est chanté, et si ces messieurs pensent ainsi, est-il bien prouvé qu’ils soient absolument dans le faux ?...

Le compositeur dramatique doit-il avant tout chercher une mélodie agréable et réduire l’orchestration au simple rôle d’assaisonnement ?

Faut-il qu’un air qui est censé exprimer ce qui se passe dans l’esprit d’un personnage soit tout aussi nettement rythmé, tout aussi carrément accusé qu’une barcarolle, une sérénade, une ballade, un chant de guerre, un chant d’église, etc., etc. ?...

L’artiste a-t-il trop des immenses richesses que met à sa disposition la science de l’harmonie pour dramatiser sa musique et lui faire dire tout ce qu’il veut, et doit-on le taxer de pédantisme parce qu’il veut user le plus qu’il peut de ces richesses ?...

Nous n’insisterons pas pour le moment sur cette grosse question d’esthétique : nous nous bornerons à constater, avec la permission des outranciers de la mélodie, que le système de M. Bizet et de ses amis a produit des chefs-d’œuvre de l’ordre le plus élevé, – et, avec la permission de M. Bizet, que sa dernière partition n’est pas un chef-d’œuvre.

Ce n’est donc pas, en l’espèce, le système que nous condamnons : M. Bizet était rigoureusement dans son droit en l’appliquant à un drame lyrique qui, malgré son étiquette d’opéra comique, ne devait pas être traité comme une comédie à flons-flons. Mais nous nous voyons contraint de constater qu’il est impossible de trouver dans toute la volumineuse partition de Carmen une seule de ces inspirations larges, chaudes, mouvementées, qu’appelait si impérieusement le sujet et que l’ensemble manque de couleur.

Oh ! nous savons bien que M. Bizet a fait beaucoup de couleur espagnole comme on l’entend vulgairement : un air de boléro, des castagnettes, un tambour de basque, et le tour est joué. Mais, où est cette saveur âcre, ce violent arôme de férocité qui vous vient aux lèvres à la lecture du chef-d’œuvre de Mérimée ?...

La partie dramatique se noie en quelque sorte dans des flots d’accords luxueux ; la partie bouffe confine à la vulgarité ; la violence est voulue, la tendresse est banale. La mélodie surgissant tout à coup et sans transition des riches enchevêtrements symphoniques, produit parfois un effet de contraste presque brutal.

À tout instant, les difficultés gratuites, les complications sans but, l’étalage scientifique sans mesure, semblent donner raison aux critiques qui voudraient renvoyer M. Bizet et toute l’école dont il fait partie aux chaires de fugue et de contrepoint.

Il n’en est pas moins vrai que le maître harmoniste se révèle partout, et force le plus prévenu à rendre hommage à son talent. Dès la première mesure de l’ouverture, on se sent en présence d’une personnalité presque puissante. On est émerveillé, séduit par l’aisance avec laquelle le compositeur manie les plus grosses difficultés de l’instrumentation, et on regrette que l’inspiration n’ait pas été cette fois à la hauteur de sa science.

Le manque de caractère que nous déplorons dans la partition de M. Bizet, a beaucoup influé sur le jeu des acteurs. Mis en présence d’une œuvre musicale qui ne rend pas suffisamment une action dramatique dont ils sentent la vraie puissance, ils sont invinciblement portés à réparer ce qui manque à la musique par l’exagération de leur jeu. M. Lhérie force sa voix ; M. Bouhy joue, avec quelque afféterie son rôle de toréador, et il accuse plus que jamais sa tendance à imiter M. Faure. Mme Galli-Marié, qui n’aurait qu’à se laisser aller à sa nature artistique servie par le physique que l’on sait pour être une bohémienne admirable, fait de Carmen une sirène du Gros-Caillou. Il faut bien dire le mot : elle arrive à être canaille. Or, le type canaille n’existe pas chez la bohémienne. Quoi qu’elle dise et quoi qu’elle fasse, il lui reste toujours quelque chose de cette distinction solennelle qui est l’apanage des races orientales. Mme Galli-Marié semble se croire dans un faubourg de Paris, et cependant l’administration de la salle Feydeau nous offre une Espagne plus espagnole que nature.

Tout cela soit dit tout en rendant hommage au talent original de cantatrice qui distingue Mme Galli-Marié, à sa voix étrange et énergique, à son magnifique instinct dramatique.

Résumons-nous et constatons que le libretto de Carmen est très habile, que sa musique est fort savante ; que ses interprètes sont des artistes de talent et que cependant Carmen ne continue pas la série des œuvres lyriques qui ont illustré l’Opéra-Comique.

Simon Boubée

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(1838 - 1875)

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