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La Montagne noire par Alfred Bruneau

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LA MONTAGNE-NOIRE PAR ALFRED BRUNEAU

Absolument comme la Navarraise de M. Massenet, c’est sur la musique des coups de fusil, la symphonie des balles que commence le drame de mademoiselle Augusta Holmès.

Ce drame met en scène un épisode de la guerre qui, en 1657, fit combattre les Monténégrins contre les Turcs. Quelques mesures de prélude, et nous voilà, avec les femmes groupées sur les fortifications en ruine d’un village de la Montagne-Noire, écoutant le bruit de la bataille lointaine.

Tandis que toutes se lamentent et croient le combat perdu, l’une d’elles, Dara, la mère héroïque, invoque l’âme de la patrie et proclame la gloire des armes. Une autre, Héléna, la vierge douloureuse, pleure son fiancé, peut-être mort ; mais Dara lui impose silence : « Si son fils est tué, les joueurs de guzla, chantant son nom, boiront à sa santé de brave. »

Des cris au-dehors : Victoire ! Victoire ! Et Mirko et Aslar, les deux chefs monténégrins, couverts de sang et de poussière, suivis des guerriers et du père Sava, sorte de prêtre-soldat, apparaissent. Leur hymne de triomphe sonne et se répercute par toutes les voix. Ils s’attribuent l’un à l’autre l’héroïsme de la délivrance ; mais le père Sava, psalmodiant, rend hommage au Dieu des armées, le seul vainqueur.

On demande alors au religieux d’unir Aslar et Mirko en lien fraternel, selon la coutume monténégrine. Le thème du serment accompagne à l’orchestre les demandes du père Sava et les réponses du peuple : « Sont-ils braves ? Pieux ? Doux envers les vieux ans de leur mère ? Humbles devant la pureté des vierges ?... » Et, quand les hommes et les femmes, en face du Christ, se sont portés garants de leur fraternité, Aslar et Mirko se prennent les mains et prononcent la formule solennelle qui, jusqu’à la mort, les liera. Ils changent d’épées, le pope les bénit, et leur chant d’enthousiasme s’élève, puis est repris en un copieux ensemble.

Mais, au loin, encore des cris, des malédictions : À mort ! à mort ! Et une créature singulière accourt, poursuivie par des soldats. Échevelée, couverte de voiles de gaze, elle paraît échappée de quelque harem ennemi et s’affaisse aux pieds de Mirko, stupéfait. « Ton nom ? — Yamina. — Ton pays ? — Istamboul. » Et, comme les menaces éclatent de nouveau, un motif serpentin glisse, enveloppant l’être-héroïque et faible qui est là. « Je n’ai jamais fait de mal à personne. » Trouvée au bord d’une route par un marchand de Chéronée, elle le suivit, puis, libre, avec les tribus errantes, elle apprit les danses et les chants du désert. Dans Trébizonde, dans Delhi, dans Alger, elle a chanté et dansé pour la joie des hommes et, après cela, régné dans les jardins des Hassans et des Noureddins. Enfin, dans ce pays, elle est venue avec les fils du Prophète et a vu leur déroute.

On va la mettre à mort, quand Mirko supplie sa mère de la sauver. Dara y consent : « Elle sera son esclave et vivra parmi l’oppropre [sic] et la huée. Elle verra combattre les fils et travailler les filles, et peut-être la Vierge lui accordera-t-elle un jour la remise de ses péchés. »

Maintenant, on boit, et Mirko, immobile, demeure les yeux fixés sur l’envoûteuse. Il ne voit pas Héléna qui lui offre une coupe pleine ; c’est le vin de Yamina, le vin empoisonné et corrupteur, qu’il choisit, tandis que le thème serpentin triomphe à l’orchestre en défi a l’avertissement suprême d’Aslar : « Frère, il eût mieux valu la tuer tout à l’heure ! »

Le sujet du drame, à présent, se devine. Il consistera, de façon exclusive, dans la lutte de la volupté et de l’honneur, et ramènera à chacun des trois derniers actes une « situation » presque identique. Sur une mélodie passant des voix aux violons et précédée du motif du remords, qui, sous la forme d’une longue plainte instrumentale, reparaîtra souvent plus tard, Mirko est d’abord reconquis par Héléna et lui jure fidélité éternelle, mais l’autre femme n’a qu’à se montrer pour que l’homme se précipite dans ses bras. Elle veut fuir avec lui. Il commence par refuser, puis se roule à ses pieds, la supplie et, finalement, l’emmène, tandis que l’abandonnée, les ayant vus, tombe à terre.

Relevée par Aslar, elle accuse le misérable et demande vengeance : « Quoi ? mon frère aurait commis ce crime, aurait trahi sa patrie ? » Dans son désespoir, le héros pleure, et, comme Dara, terrible, maudit son fils : « Assez ! vous mentez tous ! » clame Aslar. « Non, Mirko n’est pas un infâme, puisqu’il est mon ami. S’il est parti, c’est pour nous servir, pour exposer sa vie aux hasards des combats. Adieu, je vais le chercher et vous le ramenerai ! »

Sur les motifs de la fuite, sur les thèmes d’amour maudit que chante l’orchestre, en un site sauvage de la montagne paraissent maintenant Mirko et Yamina, enlacés. Il fait nuit. Au pied d’une croix éclairée par la lune, la scène érotique de tout à l’heure se continue jusqu’au complet épuisement des voix. Aslar, qui surgit, est épouvanté en les apercevant. Tandis que dort Yamina, la lutte s’engage entre les deux hommes, et Aslar, se jetant aux genoux de Mirko, l’arrache à l’ignominie.

Mais comment quitter pour toujours cette femme sans l’embrasser une dernière fois ? Sous le baiser de l’amant, Yamina se réveille et bondit. Sa rage, concentrée en une note unique, sifflante et basse, s’élève jusqu’au ricanement. Aslar rappelle alors à son frère la chute au paradis terrestre, l’abominable serpent, cause primordiale du malheur et de la honte. Mirko ne l’écoute plus : il veut fuir et ne le peut devant le glaive qui se dresse. « Tu ne passeras pas sans m’avoir combattu, car je me suis porté garant de ton honneur. » Et, comme les deux amis vont se battre, Yamina s’élance, frappe Aslar d’un coup de poignard et se sauve.

À présent, c’est Mirko qui pleure sur le corps de son frère. Il crie à l’aide, au meurtre, et, devant les Monténégrins, accourus, il va tout dire, quand Aslar, se relevant, le fait taire : « Les Turcs nous ont attaqués ; il m’a défendu, m’a sauvé. » Les Monténégrins s’éloignent alors, tandis que Yamina, reparue sous la croix, les insulte et les défie.

Dans la ville ennemie la plus proche, en un grand jardin, au milieu des femmes demi-nues et des fleurs du rêve, nous la revoyons, ayant à ses pieds Mirko. À présent, la déchéance est complète, définitive. De l’orgie des filles, du vin et des roses naît l’ivresse des chansons, des danses et des rires ; l’homme s’y vautre et s’y enlise quand un étranger paraît. Pour la dernière fois, Aslar se fait reconnaître, et Mirko, furieux, chasse tout le monde, pendant que la bataille commence au loin.

« Va-t-en : ici l’on se déshonore. – Eh bien, je me déshonorerai aussi, puisque Dieu nous a faits frères et pareils l’un à l’autre. – Non ! va-t-en ; je me meurs de honte. – Ah ! tu vois donc en moi le miroir de ta faute. C’était une épreuve, et le Christ t’en fait vainqueur. J’ai menti encore : l’on te croit, par mes ordres, parti pour assurer notre victoire ; nos guerriers entourent ce pays, et nous allons surprendre les Turcs. Lève-toi, prends tes armes, suis-moi. – Non : le péché est irrémédiable ; je suis à présent si lâche que, pour un baiser, je livrerais mes frères. »

Sous le canon, le mur se renverse, et les femmes se sauvent, éperdues. Yamina les suit, emportant son or et ses bijoux. Mirko l’appelle, et un cri sort des lèvres de la femme : « Moi… j’’ai peur !... » Et, quand il va pour la suivre, Aslar, justicier divin, le tue d’un coup de poignard. Le devoir est rempli. Traînant son ami jusqu’au pied du mur en ruines, il reçoit aussitôt la balle qui, par la force du serment jadis échangé, réunit dans la mort les deux frères douloureux de la Montagne-Noire.

Tel est ce drame, qui, comme on a pu s’en rendre compte, ne développe que trois des caractères qu’il expose : ceux de Mirko, d’Aslar et de Yamina. On est légèrement surpris de la brusque disparition des autres personnages dès le second acte, car l’auteur, loin d’en faire des types accessoires ou épisodiques, déclare – nous le savons – avoir eu la pensée d’incarner en eux des idées. Si Aslar représente la fidélité fraternelle, la bravoure, l’héroïsme du cœur ; Mirko, la dégradation morale et physique due à l’envoûtement de la femme ; Yamina, la sensualité basse et malfaisante, Dara pourrait donc aussi symboliser la patrie ; Héléna, la jeunesse populaire, l’amour ingénu ; Sava, la religion. L’évanouissement rapide et inexpliqué de ces trois dernières figures dénote un embarras évident à s’en servir et déséquilibre un peu la charpente de la pièce. Mais cette inexpérience est bien pardonnable à l’artiste abordant pour la première fois le théâtre et rachetant le défaut relatif de sa conception scénique par de précieuses qualités de forme. Les vers de la Montagne-Noire, qui, peut-être, n’apparaissent pas assez dégagés de l’influence d’une certaine école, n’en sont pas moins, pour la plupart, très fermes, très nets, très éloquents. D’ailleurs, les hommes capables d’écrire à la fois leur poème et leur musique ne pullulent déjà pas tant pour qu’il ne soit permis de féliciter une femme d’avoir tenté si haute, si lourde entreprise.

Mademoiselle Holmès, qui fut une wagnérienne fervente, intitule son ouvrage drame lyrique. Là se borne sa parenté intellectuelle avec l’auteur de Parsifal. Autant les partitions du maître allemand sont profondes et réfléchies, autant est extérieure celle que nous venons d’entendre. Ce n’est pas par le jeu subtil de l’orchestre, par la puissance expressive des symphonies que mademoiselle Holmès prétend à nous émouvoir, à nous charmer, mais bien plutôt par le moyen du chant, dont elle espère tirer des effets plus directs, plus rapides. Comme je l’ai dit déjà, quelques rares thèmes sont rappelés à chaque acte, et cela sans que des transformations bien appréciables les viennent revivifier. Les mélodies vocales de la Montagne-Noire, qui, au piano, ont de la grâce et de l’attirance, transportées au théâtre s’estompent de façon singulière et se noient dans la grisaille d’une instrumentation trop discrète pour la salle immense de l’Opéra. Fréquemment, les chœurs s’empanachent de sonorités orphéoniques tout à fait surprenantes. Ce qui n’empêche qu’en plusieurs scènes de son œuvre mademoiselle Holmes n’atteigne à l’émotion et ne rencontre la note juste et sincère. Je suis heureux de pouvoir le constater.

Les six rôles de la Montagne-Noire sont supérieurement tenus. Mademoiselle Bréval joue et chante Yamina avec une adresse extrême, dissimulant fort à propos le côté scabreux du personnage. Mademoiselle Berthet est une Héléna de pure voix, de style intelligent et chaleureux, et madame Héglon prête fière allure, rudes accents à la mère de Mirko. 

M. Alvarez se montre en grands progrès. Il dessine avec une sûreté, une ampleur vraiment superbe de type du frère d’Aslar, encore pas facile à indiquer, celui-là. Quant à M. Renaud, il est à la fois touchant, terrible et héroïque sous les traits du bon Monténégrin. 

Je citerai encore M. Gresse, très imposant en père Sava, et mademoiselle Torri, fort belle en almée.

Les décors de M. Jambon, les costumes de M. Bianchini sont pittoresques et somptueux, et l’orchestre de M. Taffanel marche à souhait.

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