Théâtre de l'Opéra-Comique. Lalla-Roukh
THÉÂTRE DE L’OPÉRA-COMIQUE.
Première représentation de Rose et Colas, opéra-comique en un acte, paroles de Sedaine, musique de Monsigny.
Première représentation de Lalla Roukh, opéra en deux actes, paroles de MM. Carré et Hippolyte Lucas, musique de M. Félicien David.
C’est une bonne pensée de M. Perrin d’avoir présenté aux habitués de son théâtre, le même soir, un opéra qui fut joué pour la première fois en 1764, et un autre qu’on vient d’écrire en 1862. Ces antithèses sont assez du goût du public, tellement las et blasé aujourd’hui, qu’il ne va plus guère voir un ouvrage pour l’intérêt que cet ouvrage lui offre, mais pour quelque idée accessoire se rattachant à l’œuvre de près ou de loin. En général, c’est pour l’exécution qu’il va entendre un opéra, non pas pour la bonne exécution de l’ensemble, mais pour celle d’un seul rôle confié à un artiste célèbre. De là les prétentions extravagantes des chanteurs exceptionnels ; prétentions qui ont fait monter outre mesure celles des chanteurs médiocres. De là la ruine de tous nos théâtres lyriques, et l’impossibilité où l’on sera évidemment de les maintenir dans quelques années. […]
Lalla Roukh.
Il ne s’agit plus ici de paysans ni de vieillards ; nous sommes au contraire en relation avec un jeune roi et une jeune princesse beaux comme le jour ; leur cour est brillante ; nous sommes éblouis par les rubis, les topazes, les rivières de diamants, les torrents de perles. La fille du roi de Delhi a été demandée en mariage par le roi de Samarkande ; un pompeux cortège la conduit à son époux. Mais celui-ci, jaloux de savoir si la princesse, séduite d’abord seulement par le rang de son fiancé, ne peut éprouver pour lui un tendre sentiment, désireux enfin de se faire aimer pour lui-même, se déguise en chanteur ambulant et rôde sur les pas de la caravane.
Déjà la princesse, la belle Lalla Roukh, a prêté à ses chants une oreille charmée. Peu à peu les ennuis du voyage la portent à écouter plus souvent le mystérieux chanteur. Elle le voit, elle lui parle. Noureddin (c’est son nom) est jeune et beau. Lalla Roukh lui accorde une entrevue nocturne ; nos deux imprudences s’enivrent de leur mutuelle tendresse. Il est convenu qu’en arrivant à Samarkande, Lalla Roukh avouera tout au roi, refusera de l’épouser, et s’il persiste à la retenir, la divine princesse, sûre du cœur de Noureddin, osera s’enfuir pour aller partager avec lui quelque chaumière de Kachemire. On arrive enfin, un bruit de cymbales se fait entendre ; c’est le roi qui vient recevoir sa fiancée. « O ciel ! s’écrie la divine princesse en reconnaissant Noureddin, puis-je en croire mes yeux ? – Oui, ma reine, c’est la vérité ! Noureddin est votre roi ; trop heureux d’avoir pu, sous d’humbles habits, se faire aimer de vous. Venez, venez, et ne prenez pas tout ceci pour un rêve. » Voilà la pièce, voilà le drame, voilà tout. C’est un brillant cadre à la musique. On y voit des paysages enchantés, des lacs délicieux, des forêts merveilleuses, une végétation luxuriante, des costumes éblouissants, une princesse cent fois plus éblouissante encore, l’idéal réalisé du poëme de Thomas Moore, d’où le nouvel opéra est tiré. C’est un voyage au pays des roses, où tout chante, où tout sourit, où Bulbul, le chantre ailé des nuits, s’épuise en soupirs mélodieux. L’ombre y est douce, le soleil caressant, l’onde tiède et parfumée.
La passion y murmure tendrement et ne rugit point ; pas d’incidents funestes ; pas de cruautés ; à peine un ministre grotesque. Pas d’emportements ni de cris ; la musique n’a pas de prétexte à violences, elle peut rester belle et ne verser que des larmes d’amour. Que vouliez-vous qu’on proposât de plus attrayant à la muse ailée d’un compositeur tel que David ? Aussi la muse ailée, attirée par tous ces parfums, par toutes ces couleurs, est-elle accourue en chantant ses plus douces mélodies, et David n’a eu que la peine de les écrire sous sa dictée. Cela se voit à la facilité du style. Ou je me trompe fort, ou la partition de Lalla Roukh est dans son ensemble ce que l’auteur du Désert a fait de mieux au théâtre jusqu’ici. Cette partition contient un nombre considérable de morceaux excellents, tous bien conçus, d’une jolie forme, instrumentés avec goût et une savante réserve, et, sinon tous très originaux, au moins tous fort agréables à entendre et d’une bonne intention dramatique.
Le premier chœur :
C’est ici le pays de roses,
n’a pas pour thème une phrase bien saillante, mais les développements syllabiques qui s’y trouvent offrent beaucoup d’intérêt. Les couplets de Lalla Roukh sont d’un coloris charmant ; l’orchestration en est fine, et la terminaison du chant sur la dominante est des plus heureuses. Il faut louer aussi la chanson du ministre Baskir et le chœur suivant, qui contient de beaux effets d’harmonie.
Ici vient un petit ballet, où l’on aurait bien dû nous faire un peu de couleur locale, et nous donner quelque pas d’un caractère vraiment oriental, rappelant les poses des bayadères, et non ces éternelles enjambées qui font ressembler les danseuses à des paires de grands ciseaux ouverts, prêtes à couper en deux tout ce qui les avoisine sur la scène. D’autant plus que le compositeur a placé là un de ces jolis airs de danse rêveurs comme il sait si bien les faire, et qui consistent en un chant de hautbois, entremêlé de courts silences et qu’accompagne un léger frémissement de tambour de basque. En général, on croit à Paris que ces piquants morceaux sont des importations que David a faites de l’Orient. Oui, allez écouter les gentillesses mélodiques qu’exécutent les Orientaux sur leurs instruments et vous m’en direz des nouvelles.
Le second air de danse avec chœurs a beaucoup d’originalité et captive l’attention par son rhythme. Ici les choristes, sachant qu’on leur permet à l’Opéra-Comique de chanter quelquefois faux, ont un peu abusé de la permission.
Le quatuor suivant est riche, harmonieux, et chaque partie vocale en est bien conduite. J’aime beaucoup le chant dans le mode mineur de Noureddin :
Ma maîtresse a quitté la tente,
dont le second couplet est encore relevé par un joli accompagnement de violons pizzicato et de ravissants effets de flûtes.
L’un des bons morceaux encore est le duo :
La nuit en déployant ses ailes.
Les violons avec sourdines y déroulent de langoureuses mélodies, et la stretta contient un passage d’un admirable mouvement passionné, que Montaubry fait d’ailleurs valoir on ne peut mieux.
Arrive la ronde de nuit et le chœur des gardes ivres :
Ah ! le bon vin !
morceau curieux, plein d’humour, d’une contexture assez simple néanmoins, mais composé de manière à pouvoir se chanter en même temps qu’un autre morceau déjà entendu et qui va reparaître. Il s’agit de couplets d’une rare élégance chantés au loin dans la coulisse par Mirza, la suivante de la princesse ; leur allure papillonnante forme avec le chant lourd et en apparence désordonné du chœur un contraste des plus heureux. Mais je reprocherai au compositeur d’avoir fait Mirza terminer sa mélodie par une vocalise arpégée sur la dernière syllabe du mot amour, ce qui produit nécessairement le son prolongé des voyelles ou….. aboutissant à la consonne isolée r.
Au second acte, nous trouvons un air de Lalla Roukh :
Enfin je touche au bout de notre long voyage,
air très mélodieux, entremêlé de petits solos de cor d’un caractère mystérieux et tendre ; un duo pour deux soprani :
Loin du bruit, loin du monde,
simple, doux, supérieurement accompagné par un ingénieux petit orchestre ; un chœur de femmes apportant des présents, fort original ; des couplets du ministre Baskir :
Me voilà bien malade,
d’un excellent comique ; un chant de Noureddin, chanté au loin avec accompagnement de harpe, d’une grâce et d’une morbidesse irrésistible, mais qui rappelle trop certains airs populaires napolitains.
Le duo « Tout ira bien demain », presque toujours syllabique, est un dialogue vif, pétillant, d’une intention dramatique spirituelle. En certains moments la phrase vocale fuit et se précipite sous un trille prolongé des instruments à vent d’un effet railleur parfaitement motivé. Les éclats de rire des deux personnages y sont également amenés avec adresse. En somme, ce duo, un vrai duo d’opéra-comique, magistralement développé, me semble être le morceau le plus méritant de la partition.
N’oublions pas les couplets d’un accent si tendre :
Fuyons, il en est temps encore,
où l’accompagnement des cors est encore si habilement ménagé.
La marche finale, au contraire, me semble peu saillante. Le compositeur était fatigué.
Le succès de Lalla Roukh a été grand, quoique discuté et même contesté par quelques esprits chagrins. Tout contribuera à le consolider et à l’accroître, l’exécution, la mise en scène, les décors et la richesse incomparable des costumes. On voit que le directeur de l’Opéra-Comique est un artiste.
Montaubry chante et joue Noureddin de la façon la plus distinguée ; il a des élans de tendresse passionnée irrésistibles. Mlle Bélia est une piquante Mirza ; elle chante fort bien ses couplets du bord du lac. Gourdin a une belle voix, d’un beau timbre, juste et assez étendue ; il sait s’en servir ; mais pourquoi fait-il de ce ministre protecteur de la princesse un vieux bouffon si grotesque ? Quant à Mlle Cico, elle nous offre, je l’ai déjà dit, la réalisation de l’idéal de Moore, la beauté que rêvent tous les poëtes, celle d’une princesse appelée à régner sur le pays des roses. Elle joue et chante en outre son rôle de Lalla Roukh avec une sorte de réserve timide qui en double le charme poétique. Et puis elle chante juste.
[…]
HECTOR BERLIOZ.
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Félicien DAVID
/Michel CARRÉ Hippolyte LUCAS
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publication date : 03/11/23