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Revue musicale. La Fille de Madame Angot

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Revue musicale […]

La Fille de Mme Angot en était déjà à sa soixantième représentation à Bruxelles, lorsque vendredi dernier, pour la première fois, le public parisien a été appelé à connaître et à juger cet opéra essentiellement parisien. Le succès a été immense. Mais les Belges nous avaient devancés. 

Je manquerais à tous les devoirs que m’imposent mes fonctions de critique, si je ne racontais aux lecteurs du Journal des Débats, ce grand événement musical. Quand on n’a pas l’occasion de parler de ce qu’on admire le plus, il faut bien se résigner à parler de ce qu’on admire le moins. Et j’admire fort peu les petites bouffonneries musicales qui nous font regretter encore davantage les chefs-d’œuvre que nous n’entendons plus et auxquels nous devons cependant des jouissances si pures. C’est l’étude des chefs-d’œuvre qui nous a fait le peu que nous sommes et qui nous a appris le peu que nous savons ; c’est l’audition de ces mêmes chefs-d’œuvre qui seule peut améliorer le goût du public. Et Dieu sait si le goût du public a besoin d’être amélioré !

Si les partitions classiques des grands maîtres étaient au répertoire de l’Opéra ou d’un théâtre lyrique qui pourrait exister, mais qui n’existe pas, nous nous plaindrions moins amèrement de voir le public qui aime peu la musique sérieuse aller s’égayer ailleurs. 

Cela dit, je confesse qu’il y a du talent dans la partition de Mlle Angot et beaucoup d’esprit et de verve comique dans le livret. 

La fille a été protégée par le souvenir de la mère. Si Maillot est un peu oublié aujourd’hui, le type créé par lui en 1795 et popularisé trois années plus tard par le chevalier Aude dans une pièce qui eut à l’Ambigu plus de deux cents représentations consécutives, ce type est resté célèbre. La farce du chevalier Aude, Mme Angot au sérail de Constantinople, fut écrite pour l’acteur Corsse, illustre bouffon que tout Paris connaissait et que tout Paris voulut applaudir sous les traits de la populaire héroïne du marché des Innocens. 

La mère était marchande de marée, la fille est fleuriste et se nomme Clairette. Orpheline, elle a été adoptée par les dames de la Halle, compagnes de sa mère, et messieurs les forts lui tiennent lieu de pères ou de parrains. Bien apparentée et bien dotée, on va la marier au perruquier Pomponnet. Mais Clairette aime en secret le chansonnier-violoniste Ange Pitou. Et c’est à qui, des deux amoureux, trouvera le meilleur moyen pour évincer l’infortuné perruquier. Assommer Pomponnet, est dangereux ; le menacer de le tromper, ne vaut guère mieux. « Ça se fait, dit Clairette, mais ça ne se dit pas. » 

C’est alors que paraît le financier La Rivaudière. Ange Pitou l’a fort maltraité dans une chanson qui va être livrée au public ; et Dieu sait si le public en rira ! Pour changer La Rivaudière en Lavaujou, Ange Pitou demande trente mille écus. Marché conclu. – Les trente mille écus seront la dot de Clairette. Mais les tuteurs et tutrices de la jeune fille, s’étant assemblés, décident qu’ils ne peuvent accepter pour leur pupille un argent gagné de la sorte. Donc il faut en revenir à Pomponnet. C’est alors que Clairette, jetant son bouquet de fleurs d’oranger par-dessus les moulins, se met à chanter en pleine rue la chanson d’Ange Pitou, chanson dans laquelle Barras et Mlle Lange, la favorite du directeur, sont aussi malmenés que La Rivaudière lui-même. 

Des favorites infidèles
On sait quelles étaient les mœurs. 
Les rois étaient trompés par elles ; 
Aujourd’hui sommes-nous meilleurs ? 
Non, car l’amour est hypocrite 
Et La Rivaudière est chéri ; 
À prix d’or de la favorite, 
Il est, dit-on, le favori. 
Barras est roi, Lange est sa reine, 
Ce n’était pas la peine, 
Non pas la peine, assurément, 
De changer de gouvernement. 

Je regrette de ne pouvoir donner avec les paroles la musique de la chanson. 

Sans égard pour le sexe et la gentillesse de la jolie chanteuse, des estafiers s’emparent d’elle et la conduisent en prison. C’est tout ce que demandait Mlle Clairette, la prison n’étant ni sur le chemin de la mairie, ni sur le chemin de l’église. 

Mlle Lange a reconnu dans Mlle Angot une de ses amies de pension, et comme elle aime Ange Pitou sans se douter le moins du monde que celui-ci est aimé de Clairette, il n’y a vraiment rien de surprenant à ce que nous retrouvions au deuxième acte Clairette et Ange Pitou dans les salons de la belle prima donna du théâtre Feydeau. Pomponnet y vient aussi pour réclamer sa fiancée ; on se débarrasse de lui en le faisant mettre sous les verrous. Quels sont ces mystérieux personnages portant un collet noir à leur tunique et coiffés d’une perruque blonde ? Ce sont des réactionnaires ; des conspirateurs. Les hussards d’Augereau ont été prévenus, la trompette sonne, et quand les soldats, conduits par un brillant officier, font irruption dans le salon de Mlle Lange, au moment où les conspirateurs s’écrient : « Nous sommes pédus ! » Mlle Lange leur répond : « Nous sommes sauvés ! » 

Pour divertir cette horde féroce 
Improvisons un bal de noce ;
Voici les époux tout trouvés. 

Les soldats d’Augereau donnent si bien dans la mystification imaginée par la spirituelle comédienne qu’ils se débarrassent de leurs grands sabres et se mettent à valser. Mais Clairette a surpris quelques mots échangés entre Pitou et Mlle Lange, et Clairette, comprenant qu’elle est trahie, promet de se venger bientôt. 

Au troisième acte, tous les acteurs de la pièce sont réunis au bal Calypso, tous sachant bien comment ils y sont venus, mais fort étonnés de s’y rencontrer. Après une explication un peu vive entre la fleuriste et la comédienne, les deux rivales finissent par se réconcilier ; Pomponnet reparaît pour reprendre ses droits, et Ange Pitou est obligé de lui céder la place. Voilà la vengeance de Mlle Clairette. On défonce les futailles, et cette fois c’est bien un bal de noces auquel nous allons assister. 

Dans cette pièce que les auteurs ont intitulée : opéra-comique, il n’y a rien de subversif touchant la politique, rien de trop risqué touchant la morale et les bonnes mœurs. Et contrairement à l’axiome latin : in cauda venenum, c’est au commencement de la pièce, dans les couplets de Pomponnet sur le bouquet de fleurs d’oranger qui orne le corsage de sa fiancée, qu’on trouverait peut-être le trait le moins émoussé, l’allusion la plus transparente à certaines choses dont les fidèles de nos petits théâtres de genre ont d’ailleurs, depuis longtemps, perdu l’habitude de s’émouvoir. Les décors sont fort jolis ; le tableau de la halle est très pittoresque ; les costumes des merveilleuses et des incroyables, oreilles de chien et souliers à la poulaine, tuniques à la grecque et habits à grands revers, semblent copiés sur les inimitables dessins qu’inspirèrent à Carle Vernet les toilettes quelque peu excentriques de l’hôtel Thélusson et des salons de Mme Tallien. 

Je crois qu’il est temps d’arriver à la musique. Voici ce que je disais il y a quelques années à propos d’une opérette chinoise représentée au théâtre de l’Athénée, portant le titre chinois de Fleur de thé, et dont la musique était aussi de M. Lecocq : 

« Il n’y a rien de chinois dans la mélodie ni dans l’harmonie de M. Lecocq, de sorte qu’en entendant la partition de ce jeune et habile musicien, on ne songe nullement aux concerts de l’Exposition universelle. M. Lecocq, tout en employant des clochettes et des jeux de timbres, la grosse caisse et les cymbales, pour donner à certains morceaux de sa partition une couleur chinoise, a fait un joli petit opéra parisien, tandis que ces mêmes instrumens, employés sans tact et sans mesure par d’autres compositeurs français, ne donnent bien souvent qu’une couleur parisienne à des opéras chinois. » 

Tel était M. Lecocq quand il fit Fleur de thé, tel il est aujourd’hui. C’est toujours le même musicien habile, familier avec les mélodies légères et les rhythmes sautillans, ayant le sentiment de ce qui convient aux petites scènes et aux petits talens. Il se garderait bien de mettre un grand air à roulades là où il faut une chanson, ni de chercher une harmonie neuve et piquante là où la plus vulgaire modulation suffit. Peut-être M. Lecocq changerait-il sa manière s’il changeait de cadre ; mais pourquoi M. Lecocq déserterait-il un genre qui lui a valu, jeune encore, plus d’un succès ? 

Je serais obligé de dresser un catalogue de tous les morceaux de la partition si je voulais citer tous les morceaux qui ont été applaudis, y compris l’ouverture où s’enchaînent les principaux motifs de l’ouvrage. Faisons un choix pourtant, afin qu’on ne puisse nous reprocher de dissimuler notre indifférence sous la banalité de l’éloge. 

Il m’en coûte d’abord de constater dans le rhythme et dans la mélodie du premier chœur : Bras dessus, Bras dessous, une réminiscence de Martha. Chœur des gens de la noce et chœur des servantes se rendant au marché, les deux chœurs se ressemblent. 

Les couplets de Pomponnet et la romance de Clairette, accompagnée par le cor, sont, en revanche, des inspirations tout à fait personnelles à M. Lecocq. J’en puis dire autant de la légende de la mère Angot, composée dans la forme de la chanson populaire et dont le refrain est repris par le chœur. On a bissé cette chanson, on a bissé la chanson politique, on en a bissé bien d’autres. Il y a vraiment de jolis détails, de la verve, de L’entrain et une certaine habileté de facture dans le duo bouffe que chantent La Rivaudière et Ange Pitou. Un morceau d’ensemble où l’on entend gronder sourdement les voix menaçantes des hommes de police termine le premier acte. 

Citons, dans l’acte suivant, le chœur des merveilleuses, les couplets de Mlle Lange :

Les soldats d’Augereau sont des hommes ; 

la romance de Pomponnet, bien accompagnée, un charmant duo entre Mlle Lange et Mlle Angot, heureux mélange de souvenirs de jeunesse et de vives apostrophes empruntées au catéchisme poissard, et la valse finale, valse entraînante qui, suivant une heureuse expression d’un de mes confrères, fait tourner les conspirateurs royalistes avec les hussards républicains. 

L’orchestre joue, pendant l’entr’acte, une fricassée que tout le monde eût certainement applaudie si tout le monde l’eût entendue. Cette danse, d’un rhythme nettement accusé et dont la mélodie a bien la couleur et le caractère de l’époque, est une des jolies pages de la partition. Après les couplets de Mlle Angot, qui ont électrisé l’auditoire, La Rivaudière et Pomponnet, déguisés en forts de la halle, chantent un duo qui commence mieux qu’il ne finit. Ajoutez à cela un trio, un duo, et les couplets de la dispute entre Clairette et Mlle Lange, ajoutez-y encore toute la scène finale, la réconciliation et le mariage, et vous verrez s’il était possible d’analyser avec plus de soin que je ne l’ai fait la partition de M. Lecocq. Encore quelques succès comme celui-là, et M. Lecocq pourra marcher l’égal du maître qu’il n’est pas besoin de nommer. […]

E. Reyer

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