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Les Abencérages de Cherubini

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Académie impériale de musique
Les Abencerages

J’ai lu avant-hier une violente diatribe contre cette production. C’est, selon moi, bien du courroux perdu. Le printemps, plus terrible que tous les censeurs, les feuilles nouvelles, plus dangereuses que tous les feuilletons, font aux ouvrages dramatiques une guerre assez cruelle, sans y oindre les traits d’une critique envenimée. Les Abencérages ne se ressentirent que trop tôt des influences de cette saison, si fatale aux beaux arts ; le superbe Alhambra, si magnifiquement représenté par des châssis coloriés, sera abandonné pour la chaumière ou la laiterie véritables. Les bords du Darro, ses eaux peintes et sa lune transparente céderont au beau tapis des Tuileries, et le simple chant de l’alouette enlèvera à Nourrit tous ses admirateurs.

D’ailleurs, sous le rapport littéraire, à quoi bon se gendarmer si fort contre un opéra, contre un cadre purement musical ? Depuis Quinault, Lamothe, Gentil Bernard, Dauchet, et même Marmontel, auteurs de lyrique mémoire, qu’on n’a pas remplacés, n’est-il pas malheureusement convenu qu’on ne trouvera plus de beaux développemens de passions à l’Académie impériale, à moins qu’on ne les cherche, comme Guillard, dans le remaniement de quelques chefs-d’œuvre tragiques ? N’est-il pas reçu que les plaisirs de l’oreille et des yeux suppléeront à l’Opéra à tout autre plaisir, et que les accords d’une brillante lyre, les jeux de Terpsychore et la magie des points de vue tiendront lieu d’esprit, de génie, et même de bon sens ? Puisque le traité est signé, puisque, à part la Vestale, le seul ouvrage moderne qui se soit permis de franchir les bornes de la transaction, ce qui ne fait pas loi, la sanction de ce traité s’est renouvelée à chaque opéra nouveau qui nous a été offert. Pourquoi récriminer et crier aujourd’hui à l’ineptie, à la balourdise, ; ou si l’on veut, au mélodrame ? Il faut de la bonne foi dans les arts comme dans le commerce ; il n’y a pas plus de mélodrame dans les Abencérages que dans Jérusalem délivrée, et il y a beaucoup plus d’intérêt/ Almanzor, plus poli que Tancrède, ne tue pas sa maîtresse ; celui-ci ne court aucun danger éminent, tandis que le pauvre Alamanzoe subit en un jour deux audiences de tournelle et deux condamnations. Mais encore une fois, d’après les clauses de l’acte, ce n’est pas à quoi il faut regarder : la musique, les ballets, les décorations, voilà les véritables pièces du procès auxquelles je me hâte de passer.

M. Chérubini a une réputation musicale trop bien établie pour craindre que quelques observations critiques puissent nuire à sa gloire, et diminuer l’estime que l’on doit à ses productions. Gluck, Mozart, et le grand Sarti lui-même, dont M. Chérubini fut l’élève, n’ont pas toujours été sublimes. Sarti surtout, le plus savant de tous les compositeurs, posséda longtemps le véritable esprit de la science : il sut la cacher, mais peu à peu l’amour des difficultés, le changement d’école, le goût démesuré des allemands pour l’harmonie, entraînèrent son talent, et le Sarti de St-Pétersbourg a presque fini par ne pas ressembler à l’Orphée de l’Italie, à l’auteur des Nozze di Dorina et du fameux Julio. M. Chérubini, trop fidèle à son maître, paraît avoir cédé comme lui aux séductions de la difficulté et d’une école trop passionnée pour les savans effets.

Sa composition des Abencérages est pleine de sagesse, d’étude et de correction, mais elle manque d’élan et de verve ; la froideur du calcul, la longueur de la réflexion s’y font remarquer à chaque instant ; chaque morceau peut être comparé à une belle académie ; ce corps si exact et si bien dessiné, est privé le plus souvent de la grâce des formes et de l’âme qui est censée le mouvoir. Tel est le reproche le plus général que j’ai [à] faire à son ouvrage ; quant aux détails, voici ce que la variété des opinions m’a permis de recueillir.

L’ouverture, après un peu de papillotage, offre un motif agréable sans être neuf ; sa facture est bizarre ; ce mérite suffit pour plaire aujourd’hui.

Le premier trio entre Derivis, Laforêt et Duparc, présente un caractère assez imposant, mais la déclamation simultanée des trois personnages sur le motif de l’orchestre, jette de la confusion dans l’exposition qu’il est toujours essentiel de bien faire entendre.

Le motif de la romance du troubadour est peut-être plus suisse ou savoyard qu’il n’est provençal ou castillan, mais il est aimable, et finit avec la noblesse qu’il convient à l’Opéra.

Cette noblesse s’éloigne du duo entre Noraime et Almazor ; le motif de ce duo serait plus digne de l’Opéra-Comique ; d’ailleurs, il est étouffé par des accompagnemens trop chargés, ce qui diminue beaucoup son effet.

Le premier air de Nourrit porte l’empreinte de tout son rôle ; c’est le plus agréablement écrit de toute la pièce ; il respire la tendresse et la candeur : on lui souhaiterait seulement quelques mouvemens plus chevaleresques et plus dignes d’un guerrier tel qu’Almanzor.

L’air de Lavigne est beau, mais il paraît un peu long, peut-être à cause de la hauteur des intonations et des efforts que ce jeune artiste est obligé de faire pour les atteindre sans fausser : il ne faut rien moins que son grand talent pour y parvenir, et l’administration doit lui savoir gré de la modestie avec laquelle il a accepté un rôle aussi sacrifié que celui de Gonzalve.

Je n’ai entendu que des éloges sur les morceaux d’ensemble ; le contraste des divers sentimens qui agitent les personnages y est observé avec un art admirable : voilà du Chérubini des Deux Journées. Le commencement du final (l’annonce de la rupture de la trêve) paraît imité de ce morceau d’Armide : Un seul guerrier… Poursuivons jusqu’au trépas… L’effet en est brillant ; il le serait davantage si une surabondance de chromatique ne laissait pas l’oreille un peu indécise sur les intonations qu’on a voulu faire entendre. Le reste du final fait le plus grand honneur à l’orchestre, c’est un tour de force instrumental dont il s’acquitte à merveille. Il serait heureux de pouvoir louer de même les chœurs dansans, mais cette partie dégénère visiblement à l’Opéra : est-ce leur faute, ou celle des maîtres de chant chargés de les diriger ? C’est à quoi M. Chérubini aurait dû donner plus d’attention.

Le second acte nous offre, comme le premier, de grandes beautés à côté de très-grands défauts : un air de Noraïme presque dépourvu de chant et caractère ; son duo avec Almazor trop long de moitié ; un chœur de danse inutile ; puis un air d’Alemar non-seulement déplacé, mais nuisible par sa monotonie et son mouvement trop lent. En revanche, l’oreille jouit dans cet acte d’un chœur parfaitement composé, à l’instant où Noraïme apprend le danger qui menace Almanzor, d’un air de ce jeune guerrier plein de grâces et de sentiment, et enfin d’un chœur final de la plus superbe facture. Le motif est une gamme qui se promène dans tous les tons. Cette conception presque originale produit le plus brillant effet.

Le dernier acte de l’ouvrage n’a pu se dispenser de ressembler à ses aînés. Encore un air de Noraïme très-savant et très-correct, mais la glace de la sagesse n’a fait que lier des sons vagues ; l’âme de Mme Branchu et le talent de Mme Halbert-Himm auront bien de la peine à animer ce morceau.

Le troisième duo des deux amans est un peu plus heureux que les premiers ; on y distingue un andante fort agréable ; l’air qui suit, chanté par Almear, a plus de caractère que celui du second acte ; le chant est noble et déterminé, mais une grande faute de prosodie gâte ce beau morceau ; on y entend Derivis répéter cinq à six fois : le jour de la vengeance, de la vengeance arrive. Il ne peut être permis qu’à un virtuose bien étranger de couper ainsi des vers français. Le canon du chœur final paraît un peu léger et en disparate avec le ton général de l’ouvrage.

Enfin, les airs de ballet ne présentent point cette vivacité, cette variété piquante qui convient si bien aux fêtes de Polymnie ; ils sont presque tous empreints d’une teinte mélancolique qu’on ne peut expliquer ; il faut tout le talent du maître habile qui a dessiné les danses, et tout celui des sujets qui les exécutent pour rendre ces ballets agréables. Le principal est celui où Albert, Mmes Gardels et Bigottini nous offrent un pas de fandango des plus séduisans. Ce pas dut être dansé dans l’origine par le jeune Antonin, qui le possédait depuis longtemps ; mais il paraît qu’à l’Opéra on n’est pas maître de son bien. Antonin, pour avoir voulu trop tôt jouir de sa gloire et montrer sa guitarre dans les Noces de Gamache, fut envoyé en pénitence et dépossédé de sa quasi-propriété : tels sont les bruits publics. Quoi qu’il en soit, Albert a hérité du joli pas, et quoique le musicien ait semblé vouloir attrister jusqu’aux Folies d’Espagne en le chromatisant, le cor de Frédéric Duvernoi et les grâces des trois danseurs en ont fait un spectacle ravissant.

Les décorations ont été copiées sur des vues fidèles des sites qu’elles représentent. Ce charme, joint à tant d’autres, ne laisse pas douter que les Abencerages, malgré toutes les critiques, ne fassent les délices du prochain hiver.

M.

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Composer

Luigi CHERUBINI

(1760 - 1842)

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Étienne de JOUY

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