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La soirée d'hier. Thaïs

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LA SOIRÉE D’HIER
Thaïs

En ce temps-là, les musiciens jugèrent à propos de prendre leurs sujets dans la philosophie. La Théodicée de Leibnitz les séduisit, ils furent tentés par l’Éthique de Spinoza, la Logique de Port-Royal leur parut manquer de femmes, et ils se décidèrent pour la Thaïs d’Anatole France, abondante en féminités documentaires. Le plus à la mode des joueurs de lyre sacrée, M. Massenet, ayant ouvert ce « Manuel élémentaire de philosophie et de morale » s’écria : Voilà le livret qu’il me faut ! Je n’en veux pas d’autre ! Et les historiens racontent qu’il perdit le sommeil jusqu’à la fin du livre. Il écrivit sa partition et le sommeil fut retrouvé.

La langue mélodieusement fleurie du sage pour salons littéraires séduisit si fort le maître adoré des dames que M. Gallet, renonçant aux ors de ses rimes d’opéra, dut écrire son poème en une sorte de prose poétique, gardant le nombre et le rythme, pliée à la métrique, fuyant l’hiatus et ne se permettant que par hasard les sonorités de la consonance. M. Gevaërt, appelé comme parrain, baptisa en belge comme en grec cette forme de Mélique. Quant Thaïs chante « Ah ! je suis fatiguée à mourir ! » Elle fait de la mélique. Disons tout da suite que l’essai est heureux, que la musique de M. Massenet s’est merveilleusement adaptée a cette forme, et que pas un instant on n’a regretté les rimes de M. Gallet.

Quelle pureté ! Quelle perfection de forme ! Quelle exquise harmonie. On n’a pas plus de grâce avec plus de vigueur !

Quel morceau ! Ces exclamations à tout instant entendues dans la salle de l’Opéra n’étaient point, comme on le pourrait croire, suscitées par la musique. La jambe de Mme Sybil Sanderson les faisait pousser toutes. Non, pas toutes, car le dos, la poitrine, les bras, tous les trésors offerts à notre admiration pouvaient en réclamer leur bonne part. L’artiste qui a payé si vaillamment de sa personne est à la fois la partition, le livret, l’interprétation et le succès de Thaïs.

Certes, la musique de M. Massenet garde en l’œuvre nouvelle la séduction de ses caresses, les voluptés y chantent enveloppantes, de pures inspirations s’envolent très blanches, de nombreuses citations seront à faire de pages ravissantes, mais les Cénobites de l’Opéra ont pu résister à ces tentations, car Thaïs, aux détails jolis, manque du souffle vainqueur et de la force triomphante. La fréquence des récitatifs, l’usage répété de la déclamation, lui infligent une certaine monotonie, les vastes pensées y apparaissent petites dans leur exécution, et malgré toute la science cachée sous l’apparence d’une simplicité fruste, l’effet espéré ne se réalise le plus souvent pas. L’auteur, chez qui se remarquent des imitations du procédé wagnérien, s’est permis quelque pillage dans la musique française, et il a bien choisi sa victime, prenant Massenet et parant Thaïs des bijoux de Manon.

Tous ceux qu’intéresse la science des religions et de la femme connaissent le sujet : Paphnuce, abbé d’Antinoé, veut donner à Dieu la courtisane Thaïs. Il en fait une sainte. Mais, brûlé du feu qu’il éteignit, il est conquis au Diable par sa conquête. Cela s’entremêle dans le roman d’ironies, de prophéties, de théories, de commentaires, de discussions, saveur et originalité du livre, qui ont disparu à l’Opéra, comme la foi de Paphnuce devant la vision de Thaïs. Paphnuce a troqué son nom contre celui d’Athanaël, plus convenable à l’Académie de musique, mais les visions ont continué. Que de visions ! Tout nous est apparu, parfois même l’ombre du succès.

Quelques mesures d’introduction et nous sommes dans la Thébaïde, au repas des Cénobites. Ces bords du Nil, où s’élèvent parmi les maigres palmiers des cabanes de macération, forment un décor triste et froid. Le vieux Palémon, M. Delpouget, anachorète du chant, préside la table d’hôte. Menu : pain, sel, hysope, miel, eau. L’arrivée d’Athanaël porte le nombre des convives à treize ! Doutez, après Thaïs, des conséquences néfastes de ce chiffre ! Athanaël a pour interprète M. Delmas, qui porte le cilice mieux que personne, et a su courageusement, de sa belle voix et avec son grand sens artiste, lutter avec un rôle envoyé aux chanteurs comme aux anachorètes pour les éprouver. Il dit en accents vibrants d’un bel enthousiasme son dessein de convertir Thaïs ; en vain Palémon lui répond-il par ce conseil, dont les soiristes aimeraient fort à faire leur profit : « Ne nous mêlons jamais, mon fils, aux gens du siècle », en vain les cénobites reprennent-ils leur oraison, dont la douceur est charmante, en vain Athanaël cherche-t-il le sommeil sur sa couchette, en vain l’orchestre veut-il peindre la paix du désert, les fauves rugissent, merveilleusement imités par les choristes, qui touchent un fort supplément pour faire la bête féroce, et soudain, trouant le ciel d’une apparition rose, Thaïs se montre radieuse au pauvre cénobite tourmenté par l’idée de Dieu. Elle est vue dansant sur le théâtre d’Alexandrie, où le tuttu était inconnu. C’est Mlle Mante III qui prête ses formes à la courtisane.

Mlle Mante prête généreusement. Tous voiles tombés, elle met un instant dans la nuit une lune admirablement pleine. Jamais Salammbô n’eut Tanit plus favorable. À cette vue, Athanaël s’écrie : « J’ai compris ton enseignement ! » et lance au Seigneur une invocation dont la musique exprime, palpitante, l’ardeur passionnée. Les frères accompagnent son départ d’une prière grave et tendre, et les spectateurs, tout en s’étonnant d’avoir vu des solitaires si propres, admirent comme le premier tableau peint bien le désert.

La terrasse de la maison de Nicias à Alexandrie.

Vue superbe de la mer bleue tachetée de voiles blanches. La terrasse est parfaitement disposée pour anathème à cité corrompue, Athanaël ne pouvait manquer de l’employer. Dès son arrivée, il lance sur Alexandrie une malédiction qui, large et virulente, soutenue par les harpes, éclatant en colères orchestrales, comptera parmi les mérites de l’œuvre. Il est venu demander à Nicias de le mettre en mesure d’approcher Thaïs, et Nicias l’invite au souper de rupture qu’il offre à la danseuse. Le cénobite, à présent qu’il sait son hôte amant de Thaïs, est plus jaloux que jamais de la ravir pour Dieu. M. Alvarez ténorise, avec des façons du meilleur monde, le rôle de Nicias, homme de plaisir. Ce viveur d’Alexandrie est comme le beau Max de la Petite Marquise, il a deux servantes à tout faire. Mais en sa qualité de musicien, il a voulu à l’une, la belle Myrtale, le contralto de Mlle Héglon, et à l’autre, la belle Crobyle, le soprano de Mlle Marcy.

Les deux voix riant l’une comme Bertram l’autre comme Marguerite de Navarre, ont mis quelque drôlerie dans la scène où, sur les très gracieuses plaisanteries du compositeur, les deux esclaves parfument et parent le jeune moine. Leurs railleries, à la fin confondues dans un mélodique ensemble, ont la phrase charmante. Athanaël, dont le chant pour se donner toute la rudesse anachorétique, tourne trop souvent au cri, pousse quand on veut lui ôter son cilice un hurlement épouvantable qui a mis les esclaves en fuite et le public en joie. Voici sur des timbres joyeux une entrée d’histrions, de comédiennes et de philosophes, conduits par deux petits agipans sauteurs.

Les femmes ont des robes « cloche » en gaze transparente, avec des ceintures de rubans.

N’était la nudité, elles pourraient aller aux bals officiels. Mais, n’attardons pas nos lorgnettes à des jambes coryphées, Thaïs, Sybil Sanderson, paraît. Une tunique verte colle aux rares formes cachées. La moitié du dos, la poitrine, les bras chantent, adorables, en toute liberté. Des procédés subtils ont fait disparaître les ornements capillaires qui pouvaient gêner le décolletage des bras. Le voilà bien, le grand art ! On pouvait dire en toute vérité : Comme musique, c’est un peu mince, comme appas, c’est admirable. Coquettement moqueuse, Mme Sybil Sanderson se tient les mains derrière le dos et nous donne cette conviction historique que les danseuses du théâtre d’Alexandrie avaient les mêmes manières que les petites femmes des Nouveautés. Des souvenirs et des regrets légers s’échangent en toute grâce musicale entre Thaïs et l’amant qu’elle quitte.

La voix rude d’Athanaël tonne terriblement, et tout de suite, sur un accompagnement exquis avec des phrases à la Manon, la prêtresse de l’amour prêche son dieu au cénobite. Elle argumente de son corps, car après une indication de danse macaronique, elle monte les degrés du palais, et rejetant ce qui lui reste de voiles se met en devoir de recommencer la pantomime déjà aperçue dans le ciel du désert. Athanaël, qui craint la réalité après le rêve, fuit sans nous permettre de décider entre Mlles Mante III et Sybil Sanderson. Nous en sommes réduits à écouter pendant l’entr’acte le poème symphonique des amours d’Aphrodite, sujet de la pantomime. Aphrodite y paraît excellente musicienne, mais moins dangereuse qu’on l’aurait pu croire.

Thaïs rentre au logis. Jolie chambre au fond d’une grotte irisée dans le style des boudoirs du Diable, au Châtelet. Le livret seul nous fait comprendre que la lumière est tamisée par des nappes d’eau, liquide dont Thaïs faisait une grande consommation. La courtisane est lasse et triste. La brutalité des hommes lui répugne. Elle a peur de vieillir, implore Vénus dont l’image s’érige sur une stèle, et son invocation est belle, s’exaltant jusqu’aux notes éclatantes dont Mlle Sybil Sanderson a le secret.

Sa voix claire et pénétrante porte à souhait dans le vaste Opéra, elle a été l’interprète rêvée d’un rôle écrit pour elle et quelques accrocs d’exécution n’ont pas empêché les bravos. Athanaël vient assiéger Thaïs dans son temple. D’abord simple et dure, sa déclamation contraste avec la parure des discours de la comédienne, mais il implore Dieu, et le musicien lui envoie l’éloquence enflammée. Thaïs, appuyant son visage sur l’épaule de Vénus, mélodieusement appelée au secours (et jamais photographe ne trouvera meilleure pose pour Mme Sybil Sanderson), répond par l’offre de sa divine personne. Athanaël, à cette vue, fait un tapage affreux, il pousse des cris épouvantables, déchire la belle robe, don de Nicias, et menace la pauvre impure. Celle-ci, effrayée peut-être par des récits d’assassinat de fille galante, se traîne à genoux, implorant pitié.

Le trouble savant des tumultueuses sonorités dramatise la scène. Mais la courtisane est professionnellement vêtue de diaphanéité, et dans les gazes apparaît, éclatant en pleine valeur, le leitmotiv de Thaïs, la jambe de Mme Sybil Sanderson. Athanaël, passant de la fureur à l’enthousiasme, lui promet la vie éternelle. Thaïs, éperdue, renie ses dieux anciens, réprouve le dieu nouveau, et tandis qu’Athanaël, sûr de sa victoire, va paisiblement en attendre l’heure, elle est prise d’une sorte de crise nerveuse, éclats de rire coupés de sanglots, petit bibelot criard qui n’enrichit guère la partition.

Mais voici qui l’illustre : Après le départ d’Athanaël, Thaïs médite et l’orchestre, rideau baissé, nous traduit sa méditation. C’est une symphonie religieuse et passionnée, avec un admirable chant de violon accompagné par les harpes, et où les voix se mêlent aux instruments. Le résultat en est de nous montrer Thaïs, vêtue avec tout ce qu’elle a pu trouver de plus simple, une robe grise presque montante, apportant sa soumission à l’abbé d’Antinoé. Dans un décor magnifique le lever du jour sur Alexandrie, résonnant encore des chansons de la nuit et des bruits de fête. Athanaël attendait à la porte de Thaïs. Il prétend d’abord que toutes les richesses, souvenirs d’un passé infâme, soient anéanties par le feu.

La convertie y consent, demandant grâce seulement pour une statuette, une image d’Eros – d’un travail antique et merveilleux. L’amour n’est-il pas une vertu ? Son plaidoyer est délicieux, aussi simple que touchant et noble, on l’aurait dû bisser avec transport. Mais c’est Nicias qui a donné l’Eros. Alors au feu avant tout le reste ! exige furieusement Athanaël. Pendant l’incendie, le peuple s’est amassé, il veut garder Thaïs et assommer qui l’enlève. Sans Nicias qui, toujours galant homme, favorise leur fuite en jetant de l’or à la foule, aussitôt occupée à ramasser, Thaïs était réintégrée de force dans sa corruption et Athanaël jeté à l’égout. Toute cette lutte ne va pas sans quelques beaux mouvements de populaire.

Revenu chez ses frères après avoir muré Thaïs dans un couvent, Athanaël n’a pu retrouver son calme. La femme le hante, partout, toujours il voit Thaïs, Thaïs, Thaïs, comme il dit en une sorte de chanson-scie. Ses nuits sont abominablement agitées. Il a des rêves épuisants. Le voilà endormi sur sa natte, aussitôt sept petits génies du corps de ballet entourent la couche et se livrent sur sa personne à un travail étrange dont le résultat, paraît-il, est de lui voler son âme aux sons des trompettes infernales. Les mauvais farceurs conduisent cette pauvre âme au séjour de la perdition, superbe palais porté par des sphinx aux ailes de dentelle et ouvrant sur des jardins roses. Mlle Laus devait primitivement représenter l’âme du saint, mais on a cru que le public déjà fatigué ne comprendrait pas, et c’est M. Delmas lui-même qui danse son âme. Le coup est rude pour M. Vasquez.

Sur un motif qui rappelle « C’est un rien, un souffle, un rien » de Rip, les esprits de la tentation se présentent, eux et leurs moyens de séduction consistant en fruits, breuvages, coquillages de prix et maillots garnis. Mlle Mauri rend supportables, à force de d’art et de vigueur, de souplesse et de correction, les points, sourires et jetés-battus de son personnage de la perdition, introduisant dans cette fable à prétentions historico-philosophiques toutes les vieilles grâces de la danse d’Opéra ou des Folies-Bergère. Athanaël résiste à une valse alexandrins, à un souvenir de Faust, mais il ne résiste pas à des danseurs hommes, décolletés en carré avec une bordure de fleurs, et qui mettent dans les jaunes et rouges, étalés par des diablotins sans goût, l’horreur de leurs costumes verts. Il est grand temps que l’Étoile de la Rédemption vienne mettre le pauvre moine dans un rond lumineux.

Personne n’ose y entrer, il serait sauvé, mais, ô prodige que toute la mimique de M. Delmas n’a pu rendre intelligible, « Athanaël s’aperçoit qu’il n’est plus lui ». L’étoile s’éteint, il est perdu, on l’entraîne dans la ronde du sabbat ; soudain il voit la forme de Thaïs, il s’élance... et se réveille. C’était un rêve ! Tant mieux, car nous voulons conserver notre admiration à Massenet le maître écrivain de la musique de danse. À peine une vision s’efface-t-elle qu’une autre apparaît : La courtisane encore, mais la courtisane mourant sacrifiée parmi les filles blanches de son monastère. Athanaël ne peut vivre sans Thaïs. Sous l’orage, dans le tapage d’un orchestre où éclatent les cuivres, il court à la sainte retraite.

À l’ombre du grand figuier du monastère, édifiant à son heure suprême les compagnes qu’elle exhorta par l’exemple de ses pénitences Thaïs va mourir. Déjà son âme a quitté la terre. Quand Athanaël se roule à ses pieds blasphémant, hurlant, reniant sa foi, ne croyant plus qu’au seul amour, ne voulant plus qu’elle pour paradis, la sainte ne perçoit même pas ces infâmes propos, elle chante le cantique de la délivrance, celui qu’elle entendit dans sa méditation libératrice. Enfin voici le triomphe : le ciel s’ouvre, elle voit Dieu ! Elle est dans sa gloire, Athanaël reste écrasé sous sa honte. Le motif de la méditation, heureusement ramené des souvenirs d’Esclarmonde, des phrases brûlantes, font la beauté de ce dénouement. Que si maintenant vous me demandez mon avis sur le succès de Thaïs, j’userai du conseil de M. Anatole France qui sur toutes choses recommandait l’autre jour : Le doute philosophique.

Charles Martel.

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Jules MASSENET

(1842 - 1912)

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