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Courrier dramatique. Phryné

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COURRIER DRAMATIQUE
THÉÂTRE DE L’OPÉRA-COMIQUE : Phryné, opéra comique en 2 actes et en vers de M. Augé de Lassus, musique de M. Camille Saint-Saëns.

Fontenelle, dans un de ses dialogues, où il ranimait, de son esprit, les morts illustres, fait discuter entre Alexandre le Grand et Phryné la question de savoir lequel du conquérant ou de la courtisane aurait le plus de gloire aux siècles à venir. Le galant opéra comique de M. Saint-Saëns vient de donner à la beauté une raison nouvelle de l’emporter sur son adversaire. 

L’humaine Aphrodite a été célébrée sur un mode badin, mais l’hommage rieur avait tant de délicatesse et de grâce que Phryné l’a dû accueillir après ceux mêmes d’Apelle et de Praxitèle. Le bonheur est rare de rencontrer avec un tel peintre, un tel sculpteur, un tel musicien. Jamais il n’arriverait à une honnête mère de famille. Le poème où s’est animée la lyre de Saint-Saëns a été fourni par M. Augé de Lassus. La fabrication en paraît marchande. Mais ici la courtisane est traitée plutôt selon sa vertu que selon ses attraits, et son sort, n’excitant pas la jalousie, ne scandalise aucune femme de bien. Le livret, où les rues d’Athènes retentissent malgré Apollon Agyée de ce chœur inconnu à la Grèce artiste :

Que la fête se prépare ! 
Voici joueurs rie cithare 
De flûte et de tambourin ! 
Nous sommes la gaîté folle 
Qui console
Et qui chasse le chagrin. 
Lesbos est notre patrie
Si chérie. 
Nous chantons et nous dansons. 
Il n’est que joie et délire. 
Quand la lyre 
Emporte au loin nos chansons. 

encadre, dans une bouffonnerie du vieux répertoire, les deux épisodes légendaires de la vie de Phryné, sa sortie de la mer aux fêtes d’Eleusis, devant les citoyens extasiés qui crurent assister à la naissance d’Aphrodite, et l’accusation dont l’innocente Hypéride fit justice en dévoilant aux magistrats, comme suprême argument, toute la beauté de sa cliente. L’effet des vers de M. Augé de Lassus eût été curieux à observer sur cet aréropage si respectueusement épris de la forme. Mais les Juges de l’autre jour étaient des Athéniens de Paris et les 

Souffrez que je complète 
Tout en vous écoutant, ma première toilette, 

n’ont déplu à personne. D’ailleurs pourquoi s’indigner au nom de Phébus ? on sait de longtemps la valeur exigée des poèmes d’opéra comique et le dernier venu est loin d’être le plus mauvais. 

À l’archonte Dicéphile, modèle des austères vertus, un buste a été érigé qu’inaugure une foule enthousiaste en présence même de son sage magistrat. Ce sage, comme beaucoup de Nestor, est un hypocrite fripon, il s’attribue les biens de son neveu et pupille Nicias, et pour s’éviter une délicate reddition de comptes, obtient contre lui, au nom des créanciers dont il a acheté les titres, un ordre d’arrestation. La mesure est prise dans l’intérêt du jeune homme, elle l’empêchera de continuer ses dissipations et de se livrer à de nouvelles folies pour cette Phyrné qui fait à la popularité de Dicéphile une concurrence déloyale. Mais les démarques, créatures de l’archonte, sont très empêchés d’exécuter leur mandat. Nicias se défend comme Hercule, et Phryné, toujours compatissante aux jeunes infortunes, lui prête les bâtons de ses esclaves. Les représentants de la loi mis en fuite sous les coups, l’archonte reçoit en effigie le traitement dû à son mérite. Le buste est coiffé d’une outre, souillé de lie et raillé par le chœur insultant des joueurs de flûte. Phryné complète ses torts contre l’ordre public en donnant asile à Nicias dans sa maison. 

Les doux soins de son hospitalité sont troublés par la visite furieuse de Dicéphile, avant-coureur des sévérités de l’aréopage. À son approche, Phryné se rappelle l’erreur des hommes qui la voyant telle qu’Aphrodite la prirent pour la déesse même ; elle invoque sa sœur immortelle et jure, avec son aide, de faire triompher la cause de leur commune beauté. Contre l’archonte, déjà troublé par l’air chargé d’amour qu’on respire chez la courtisane, elle emploie, en réponse à l’accusation, toutes les ruses charmeuses de son métier. L’austérité de Dicéphile ne tient pas devant tant d’attraits offerts, et bientôt le sévère magistrat, pris au plus séduisant des pièges, condescend à aider Phryné à se parer pour l’audience de l’aréopage. Ces soins, récompensés de quelques privautés, animent chez le vieillard des ardeurs nouvelles, il aime, il veut être aimé ; mais comme sa raison brûle dans l’incendie de tout son être, Phryné s’efface derrière la statue d’Aphrodite dont elle a fourni le modèle à Praxitèle, et qui baignée de lumière, parmi les floraisons des myrtes et des roses, apparaît divine en sa glorieuse nudité. 

Dicéphile ne sait s’il voit le marbre ou le corps, l’image ou la réalité. Il tombe à genoux, éperdu de passion, offrant à Phryné de trahir pour l’amour d’elle les devoirs de sa charge et les intérêts du Peuple-Roi. Paroles dangereuses qui recueillies par Nicias et une foule de témoins apostés mettraient l’archonte en grand danger, si son neveu ne consentait généreusement, au prix du pardon de Phryné et de la moitié du bien de Dicéphile à taire l’incident et à faire chanter ses louanges par le chœur même des joueurs de flûte qui le raillait hier. 

— Le peuple croira-t-il ?... 

— Il y en a eu bien d’autres. 

Le moraliste en défaut n’a qu’à s’exécuter. Mais, tristement, il murmure : 

Et tout cela pour voir une statue ! 

La noble légende grecque reconnaissant à la beauté sacrée la puissance de mettre au-dessus des lois un coupable qu’elle divinise, souffre quelque peu d’être travestie en bafouage de vieillard ridicule. D’aucuns se sont plaints de voir ainsi escompter au profit d’un livret d’opéra comique une des plus hautes idées de pure poésie. 

C’est, bien en opéra comique que M. Saint-Saëns a traité l’historiette, le vieil amateur a pu retrouver sa obère coupe familière en couplets, duos, trios, ensembles et reprises. Mais l’écriture musicale, encore qu’asservie volontairement aux anciens modèles, est artiste et digne d’une Phryné que M. Augé de Lassus n’aurait pas habillée en coquette traditionnelle. Avec de discrètes intentions de parodie, le compositeur a mis sous les formules consacrées une science et une adresse rajeunissantes. 

La musique leste et fringante charme dès l’abord, mais son air facile ne la fait point banale, elle reste très distinguée tout en étant très aimable, et lorsqu’elle court légère jusqu’aux frontières de l’opérette, nous sentons qu’elle est soutenue par une orchestration précieuse. On ne saurait rire de meilleur ton. Phryné, généreuse, satisfait et ceux qui ne veulent que s’amuser et ceux qui demandent les raffinements exquis. D’heureuses complications instrumentales sont préparées pour intéresser les doctes, tandis que tout le monde se plaira aux claires mélodies. Parfois, la gaieté cède la place au sentiment, et alors l’inspiration de cette petite œuvre jolie s’élargit jusqu’au grandiose. 

L’animation populaire du chœur fêtant Dicéphile est traversée par la phrase doucement caressante de l’entrée de Phryné, puis après les souriantes railleries de la courtisane à l’archonte, s’engage entre Nicias chantant l’amour et Dicéphile la vertu, un duo dont l’accompagnement de basson qui souligne, grotesque, toutes les déclamations du pseudo-sage est une trouvaille de comique irrésistible. Le cantabile de Nicias offre en contraste une tendre mélancolie, le chœur-divertissement a un entrain élégant avec quelques combinaisons intéressantes de timbres, et si la chanson moqueuse de Nicias n’est pas d’un rythme très neuf, elle s’encadre dans un final agréablement coloré. 

Au deuxième acte, les harmonieuses tendresses du duo de Phryné et de Nicias précèdent la maîtresse page de la partition, l’air de Phryné racontant comment, au sortir du bain, les Athéniens la prirent pour la divine Astarté. Les violons imitent le bruit des vagues dont les harpes marquent la brisure mousseuse, tandis que l’ampleur du motif se développant dans un puissant crescendo rend l’éclat apothéotique de la vision ; une invocation à Aphrodite, par trois voix à l’unisson, d’une ferveur pénétrante, couronne triomphalement la beauté pure de cet épisode. L’ariette chantée par l’esclave Lampito est d’un fin travail et la scène de séduction a les grâces les plus séduisantes. La partition se termine spirituellement par la reprise de l’hommage à Dicéphile. 

Hamlet n’a pas à rougir de son petit frère le Caïd, Philémon et Baucis vaut Faust, Phryné n’est point indigne de Samson et Dalila. Peut-être le nom illustre du maître Saint-Saëns ferait-il désirer une œuvre de mérite plus étincelant, peut-être aurait-on voulu plus d’originalité, plus d’idées inédites, mais quoique puissent regretter les jamais satisfaits, ils doivent reconnaître que les dix numéros de la partition ont été, presque sans préférence, accueillis de bravos. On a tout fêté, et il semblait que ce même public qui venait d’acclamer si fort la musique de Richard Wagner saisissait avec transport l’occasion de célébrer le genre « éminemment français ».

Charles MARTEL.

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Composer, Organist, Pianist, Journalist

Camille SAINT-SAËNS

(1835 - 1921)

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