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Chronique musicale. Déjanire

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Chronique Musicale
DÉJANIRE

La mythologie grecque, qui a si souvent inspiré nos grands poètes classiques français, a fourni aussi à l’année moins littéraire des librettistes une sorte de champ de manœuvras, où ils ont accompli des exploits qui ne sont pas tous honorables à voir les pitoyables scénarios qu’ils ont tirés, aidés ou non des musiciens eux-mêmes, des admirables sujets antiques traités par Sophocle, Eschyle ou Euripide, il semblerait que la consigne donnée et scrupuleusement observée par eux ait été : « Ce sera toujours assez bon pour de la musique ! » Quand ces maladroits caricaturistes de la tragédie antique ont rencontré des musiciens de génie, des Gluck, des Rameau ou des Berlioz, le dommage causé aux textes fut amplement compensé par le sublime « langage des dieux » dans lequel se sont exprimés lyriquement Orphée, Dardanus ou Didon. Il n’en va pas toujours de même : ainsi, la belle légende de la tunique de Néssus et de la mort d’Hercule, lorsque nous la retrouvons, réduite, déformée, épaissie par les mains d’un Louis Gallet, sous prétexte de l’adapter aux « conventions du théâtre » les moins artistiques, est devenue, sous le titre de Déjanire, une assez pauvre chose. En dépit même de ce titre, l’épouse irritable d’Hercule n’y occupe aucunement le rôle principal : l’amour malheureux (et plus malheureusement inventé par Gallet) de la jeune Iole et de Philoctète, la colère d’Hercule que cet amour contrarie dans sa passion pour la même jeune fille, la vengeance posthume du centaure Nessus sont au contraire au premier plan ; et la pauvre Déjanire délaissée apparaît tout juste comme le trouble-fête, le « crampon qui fait des scènes » (et quelles scènes !), tantôt à Hercule, tantôt à Iole, sans le moindre accent sincère d’amour brisé ou trahi. Quant à Hercule, ce n’est plus qu’un assez vilain monsieur, dont l’attitude consiste à appliquer très rudimentairement le système des compensations, on peut même dire « des condensations », car toute sa dialectique est incluse dans ce bref distique où il explique à Phitoctète ahuri le motif de son amour pour Iole : 

J’ai versé le sang de son père : 
Je lui dois l’appui d’un époux ! 

Comme c’est simple : Don Rodrigue n’y avait pas pensé. Dès lors, charger Philoctète de fers, triompher des rigueurs d’Iole en lui promettant la vie de son amant, organiser des noces magnifiques avec sacrifices, libations, cortèges, etc., « à la barbe » de Déjanire, tandis que celle-ci fait offrir par la jeune fille, au demi-dieu, la terrible tunique en guise d’habit de gala, tout cela n’est pour le délicieux Hercule qu’un jeu,... jusqu’au moment où la réaction radioactive du soleil couchant, sur le sang de centaure Nessus dont la tunique est imprégnée s’opère, au grand détriment de la peau d’Hercule, lequel se jette au feu pour ne pas se brûler. Aussitôt, il s’élève vers l’Olympe où il arrive, pour se conformer aux rigoureux usages de la scène, par le train de 11 h. 45 du soir. 

Et cy finit la leçon de mythologie. 
« — Hercule, qui l’eût cru ! » 
« — Iole, qui l’eût dit ! » 

Sur ce « livret », dans lequel il ne nous appartient pas de rechercher quelle est la part exacte des inventions de Louis Gallet et des retouches de M. Saint-Saëns lui- même, l’éminent musicien a disposé une partition de tout repos : rien ou presque rien n’y choque positivement ; tout ou presque tout y fait défaut négativement. Si l’on excepte la valse lente de la bonne Déjanire, rappelant à tort « ces envoyés du paradis » de La Mascotte avec, laquelle elle n’a pas toute l’analogie requise, et l’épithalame du bel Hercule filant des sons aux pieds d’Iole dans le style du « joli berger » de Jean de Nivelle, la partition de Déjanire (publiée chez les éditeurs Durand et Cie) n’est pas indigne de l’homme de goût qu’est son auteur. La prosodie musicale est d’un vrai puriste : les accents toniques concourant efficacement à l’intelligibilité des paroles sont irréprochablement conservées. Mais cette diction, véritable modèle au point de vue de la lettre des mots, défaille singulièrement dès que leur esprit, dès que l’expression pathétique des sentiments par les formules mélodiques, entrent en jeu. Sans doute, le langage parlé se meut entre un très petit nombre d’intonations qui reparaissent continuellement ; on peut s’en rendre compte en écoutant, par exemple, le bruit étouffé d’une conversation animée perçu au travers d’une porte ou d’une cloison. Mais suit-il de là que le souci de la juste diction doive avoir pour effet dans la musique une véritable monotonie (au sens strict du mot) des dessins mélodiques, aboutissant au même degré chaque fois que revient un accent plus important dans la même phrase, et cela avec une persistance qu’on doit croire voulue de la part d’un musicien aussi conscient que M. Saint-Saëns ? C’est ce qui aurait besoin d’être démontré, à moins que l’audition de Déjanire n’ait suffi à prouver le contraire. Ce fa aigu qui marque avec une constance décourageante le terme ascendant de la plupart des formules mélodiques où l’épouse d’Hercule exhale ses plaintes, sa colère et même son amour, gâte les meilleures pages de ce rôle. Critique de détail, dira-t-on. Peut-être, cette critique applicable en maint endroit que nous pourrions énumérer, doit fournir l’une des meilleures raisons techniques de l’indifférence insurmontable où nous laisse l’audition d’accents pathétiques souvent excellents, chacun en particulier. Mettre la bonne note sur la bonne syllabe est bien ; mais il y a musicalement plusieurs bonnes notes pour une même syllabe et si la parole veut qu’on garde la même note, la musique veut impérieusement qu’on en change. Ce juste souci de l’accent des mots absorbant l’attention de l’auteur aux dépens de la composition musicale elle-même, aboutit à rendre sa musique indifférente à l’action. Aucun ordre supérieur, tonal ou thématique, régissant les scènes ne nous fait pressentir que le dénouement approche, que l’acte de conclusion ne peut avoir la même musique que l’acte d’exposition, que les sentiments des personnages se transforment ou se sont déjà transformés. Tout cela, c’est le drame musical. Mais Déjanire n’est pas un drame musical ; nous l’apprendrions en l’écoutant si le titre ne nous avait loyalement avisé des intentions de l’auteur : « Tragédie lyrique » dit-il ; et il donne à ce propos quelques explications en un article récent où nous trouvons aussi le véritable palmarès de tous les interprètes « couronnés » ou « nommés » conformément au rite traditionnel de nos collègues. « À Déjanire, dit M. Saint-Saëns, au cours de cette singulière distribution d’eau bénite à laquelle il ne nous avait pas encore habitués, j’ai voulu donner le caractère de grandeur que nous nous plaisons à attribuer à la tragédie grecque... » Et plus loin : « La simplicité des moyens employés m’a naturellement rapproché des maîtres de l’ancien opéra français, rapprochement redoutable, mais inévitable ; les voix ont repris le rôle prépondérant qu’elles avaient autrefois. » 

Dans quelle mesure l’auteur de « l’œuvre qui clôt à jamais, dit-il, la série, trop nombreuse peut-être, de ces drames et comédies lyriques » a-t-il atteint le but qu’il s’était tracé ? N’a-t-il pas plutôt montré, et trop clairement, quelle éclatante leçon se dégage de ce « rapprochement redoutable » avec les anciens maîtres ? À savoir que ceux-ci eurent leur raison d’être en leur temps, car ils réagissaient contre un italianisme de mauvais goût, réduisant la musique à la fioriture et à l’inutile virtuosité. Ils remettaient en honneur la parole, tombée au rôle déchu de véhicule des sons ou d’insipide prétexte à roulades. Et la forme d’art dramatique qu’ils restaurèrent alors, n’eût point cessé depuis de fleurir au doux pays de France, si l’envahissement judaïque du début du dix-neuvième siècle n’avait point étouffé ce vigoureux essor. 

Mais ce que la France perdit à cet impur contact ne fut point perdu pour tout le monde : le génie de Gluck et de Rameau, méconnu, sinon renié par la France que ravageait la Révolution, servait de nourriture spirituelle à l’âme d’un Weber, en qui il reparaissait avec la touche encore discrète du Romantisme naissant. Et les éléments épars du drame musical, que l’effort d’un Berlioz ne put réussir à ramener chez nous, devaient recevoir bientôt leur expression la plus puissamment ordonnée et la plus prodigieusement féconde dans le drame Wagnérien, synthèse totale des tentatives antérieures. 

Qu’ils le veuillent ou non, les musiciens dramatiques d’aujourd’hui arrivent après le maître de Bayreuth, comme nos symphonistes contemporains sont venus après le maître de Bonn. Les principes inébranlables de construction dont leur œuvre contient, chacune dans son domaine, l’irréfutable démonstration sont désormais acquis à la technique de l’art musical, de même que furent acquis par les musiciens français du dix-huitième siècle les principes de déclamation scénique, instaurés deux siècles plutôt par Monteverdi. Il est puéril de nier cette évidence, même si cette négation affecte la forme attardée d’une tragédie lyrique. Le temps fait bonne et prompte justice de pareils retours en arrière. Tôt ou tard il élève au rang des plus grands, ceux-là seuls dont on a pu dire : « Réformer pour conserver, c’est tout leur programme. » 

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