Avant-première. Roma
AVANT-PREMIÈRE
Opéra de Monte-Carlo. – Roma, opéra tragique en cinq actes, de M. Henri Cain, d’après Rome vaincue, d’Alexandre Parodi, musique de Massenet.
(De notre envoyé spécial)
Monte-Carlo.
C’est à une répétition de travail que je viens assister.
Dans la salle, éclairée seulement par les lampes électriques des lyres qui se trouvent placées sur les côtés de la scène, c’est un clair-obscur qui ne permet pas, dès l’entrée, de distinguer nettement les silhouettes des rares privilégiés qui ont pu pénétrer.
Mais, au bout de quelques secondes, en voici une que je reconnais. C’est sous une calotte noire, surplombant les cheveux frisés et argentés, un corps mince et svelte qui s’enveloppe d’un pardessus. Je m’approche de la silhouette et salue notre illustre collaborateur Massenet.
Il me prend les mains :
— Ah ! que c’est gentil d’être venu !
— Je ne suis pas le seul, mon cher maître. Un de vos plus éminents confrères, musicien acclamé, lui aussi, et qui vous aime autant que vous l’aimez, M. Gabriel Fauré, est déjà aussi à Monte-Carlo. Il devait aller donner une série de concerts à Bucarest ; mais (et ce n’est pas lui qui me l’a dit) il a préféré attendra plutôt que de ne pas être là pour assister à la répétition générale de Roma.
Cependant, tandis que Massenet me quitte pour aller donner quelques conseils à ses interprètes, je reconnais d’autres silhouettes : c’est Raoul Gunsbourg, toujours impatient et frémissant ; H. Cain, qui a adapté la pièce ; Henri Chevalier, M. et Mme Rousselière, quelques autres amis de Paris et de Monte-Carlo.
*
Rappellerai-je comment Massenet fut appelé à écrire Roma ?
En 1878, Parodi, qu’il avait rencontré, un soir, par hasard, lui offrit un sujet de drame musical. Le poète ébaucha même quelques scènes. Mais le compositeur fut tout à coup pris par d’autres travaux. Sur ces entrefaites, Parodi mourut.
Or, peu d’années après, l’illustre musicien retrouvait, dans un lot de livres qu’il avait emportés à la campagne, une brochure de Rome vaincue, qui fut, on se le rappelle, jouée avec grand succès à la Comédie-Française. Pour des raisons dont il ne se souvient plus, Massenet n’avait pas vu jouer la pièce.
Il se mit à la lire ; dès qu’il eut commencé, il s’en alla, haletant, à travers l’ouvrage.
Quant il l’eut terminé, il s’écria, cédant à son enthousiasme :
— Quel admirable poème et quel admirable opéra lyrique on pourrait faire avec lui !
Et, durant quelques semaines, il se mit à esquisser certaines scènes.
Mais il se rappela, tout à coup, qu’il n’avait pas demandé l’autorisation nécessaire à Mme Parodi, représentante des intérêts de son mari. Il écrivit. Sa lettre resta sans réponse.
Néanmoins, il était tellement pris par le sujet, qu’il continua de composer ; et l’œuvre était peut-être à peu près terminée, quand survint, comme par magie, Henri Cain, qui, sans se douter que Massenet eût sollicité l’autorisation, venait la lui apporter.
Le reste se devine. M. Raoul Gunsbourg passa par là et enleva de vive force l’ouvrage au maître, et voilà comment a lieu ici cette répétition d’un si haut intérêt à cause, et du nom de l’auteur, et de celui qui met en scène, et des interprètes.
*
La rampe s’allume, l’orchestre, sous la direction de M. Léon Jehin, attaque l’ouverture.
Une plantation vague représente le Forum.
Je ne vous apprendrai pas que l’action se passe à Rome. Mais vous me permettrez bien toutefois de vous dire que c’est en l’an 216 avant Jésus-Christ. Rome vaincue, par la faute d’une Vestale, sera victorieuse à la fin.
Mais où sont donc les Romains ? Que je les voie ! Sont-ce ces messieurs et ces dames en costumes du jour ? En effet. Ce sont des choristes qui représentent la foule.
Et voici, sous un chapeau fendu, Delmas, qui incarne le sénateur Fabius Maximus ; voici, porteur d’un veston, Muratore-Lentulus, le tribun légionnaire. Auparavant, vêtue de longs voiles, nous avons vu, incarnant Posthumia, l’aïeule si tendre et si farouche, Mlle Arbell.
Je ne voudrais pas, par des indiscrétions prématurées, vous dire l’effet saisissant que produit l’entrée de cette artiste, non plus que celui de ce premier acte. Je vous dirai simplement que c’est de toute beauté, mais vous ne direz pas que je vous l’ai raconté.
Cependant le compositeur a enlevé son manteau. De sa voix enveloppante et nette à là fois, il donne des conseils infiniment justes, auxquels se mêle l’accent claironnant de M. Raoul Gunsbourg, qui, lui, a enlevé son veston, et, sur la passerelle de bois qui relie la salle à la scène, a l’air d’un capitaine de navire, commandant à tout un équipage.
Les actes vont se succéder. Dans l’intérieur du temple de Vesta, M. Clauzure s’assoit, personnifiant le souverain pontife ; Mme Guiraudon nous montre le délicat profil de Zennia ; Mme Koutzenoff apparaît, Fausta troublante, dans une robe blanche qui indique ainsi son caractère de vestale. L’orchestre va son train.
À présent, Massenet vole. Toute sa jeunesse, toute sa fougue se manifestent. Il dit dans la salle un mot à l’un, à l’autre, lance vers la scène des paroles précises, monte sur la passerelle, se consulte avec M. Gunsbourg, redescend, puis file, alerte, sur le plateau, afin de donner à voix basse une indication à un artiste.
Il demande, comme il sait le demander, avec cette, grâce doublée d’autorité qui est en lui, qu’on mette les harpes plus près de la flûte, que les choristes chantent plus ou moins lentement, que l’orchestre joue un peu moins fort ou plus fort. Aux artistes, il indique de nouveau certaines nuances.
Et, surveillant tout, allant, courant, M. Gunsbourg comprend et rend si bien la pensée du maître que celui-ci me dit :
— Ah ! quelle merveilleuse nature ! Non seulement c’est un metteur en scène incomparable... mais quel musicien il est aussi !... Il est superbe... Il est inouï ! Quelle confiance on peut avoir en lui !
Je ne veux pas parler de l’effet produit quand le rideau tombe sur l’acte final, sur cette scène terrifiante où Mlle Arbelle-Posthunia donne (avec quel art et quelle science !) le coup de poignard qui met à mort Mlle Koulzenoff-Fausta ; je ne veux pas dire tout le bien que, avec l’auteur, je pense de MM. Muratore, Delmas, de Mme Julia Guiraudon, de MM. Clauzure, Noté et des autres interprètes. Mais songez qu’à cette répétition, où assistaient peu de spectateurs, où il n’y avait ni décors, ni costumes, tout le monde, orchestre et chœurs, et nous-mêmes, acclama à la fin, dans un élan unanime, le compositeur qui, si vaillant tout à l’heure, devenait tout à coup comme timide et tremblait d’émotion.
Je le rejoignis peu après sur la scène.
Il me dit :
— Voyez-vous, j’ai essayé, avec Roma, de donner l’œuvre qui marquera définitivement ma carrière.
— Vous avez réussi, mon cher maître, à créer une œuvre définitive et qui sera triomphale. Cela, je vous le certifie. Elle s’en ira à travers le monde. Mais vous nous en donnerez encore d’autres aussi définitives. Cela, je vous le certifie aussi. Car lorsqu’on a votre jeunesse, votre entrain et votre force, on ne veut pas toujours répondre de soi, mais les autres, dont je suis, peuvent répondre pour vous et victorieusement.
AUGUSTE GERMAIN
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Jules MASSENET
/Henri CAIN
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publication date : 02/11/23