La musique. Roma
LA MUSIQUE
« ROMA » DE MASSENET
Plus d’un auditeur de la première représentation s’étonnait, dans les couloirs, que M. Massenet eût choisi le sujet de Roma.
Ce jugement expéditif, simpliste, était à prévoir. Les hommes, pressés et ingrats, obéissent à l’universelle loi du moindre effort ; aussi, lorsqu’un compositeur les a dotés de beaucoup d’œuvres, ils ne veulent retenir que les plus célèbres ; ils oublient les autres ; bien plus, ils prétendent lui dénier le droit d’en écrire d’autres.
Le Vase brisé !. Quand un auteur, parmi de nombreuses œuvres, a réussi un Vase brisé, on oublie le reste pour une telle pièce, cruellement célèbre. Qu’il cherche à renouveler son talent, qu’il s’essaie à des sujets d’un autre caractère, on le ramène à l’œuvre favorite du public : on le fait prisonnier de son succès. – Et c’est ainsi qu’on voudrait condamner Massenet à n’être que l’auteur de Manon et de Werther.
Par bonheur, une production abondante et variée, un labeur inlassable et qui aspire sans cesse vers de nouvelles formes, ont déjà prouvé que Massenet n’était pas seulement le maître de Manon et de Werther. – Esclarmonde, que l’Opéra reprendra bientôt, le Cid, qu’il vient de reprendre, le Jongleur de Notre-Dame, Don Quichotte, Hérodiade, Thaïs, le Mage, la Navarraise, voilà plus qu’il n’en faut pour témoigner d’un sincère souci de renouvellement.
À cette activité féconde, — partage des véritables maîtres, — nous devons de pouvoir applaudir une Roma, écrite par l’auteur de Manon et de Werther.
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Le choix de ce sujet ne peut pas surprendre les lecteurs de l’Écho de Paris. Dans les Souvenirs que l’Écho publie chaque semaine, ils ont constaté combien Massenet, tout jeune, avait aimé Rome. L’amour de Rome n’est pas un de ceux qu’on oublie : toujours, même, après de longues années, il s’empare à nouveau du cœur qu’il a vraiment possédé.
Au siècle dernier, un pape, avec deux mots, le faisait finement sentir. Aux étrangers qui le visitaient, il demandait volontiers combien de temps ils resteraient à Rome ; si c’était pour peu de jours, il leur disait : « Adieu » ; si c’était pour longtemps, il leur disait : « Au revoir… » Réponse sibylline et souriante ; ces deux mots, qui semblent fortuits, ont l’inexorable certitude d’un oracle. Quand Rome a conquis un cœur, c’est à jamais.
J’en sais un exemple bien curieux ; il m’obsédait, tandis que je voyais, dans le décor de Roma, le temple de Vesta et sa colonnade circulaire. Un autre musicien français, un autre « prix de Rome », peu après 1830, maudissait son séjour à la Villa Médicis ; romantique, fashionable et shakespearien, le jeune Berlioz s’emportait contre cette « caserne académique ». Malgré qu’il en eût, le charme romain, le charme antique le pénétrait... Près de la villa d’Hadrien, au-dessus des cyprès et des eaux jaillissantes de la villa d’Este, peut-être avez-vous poussé jusqu’au sommet de Tibur et déjeuné dans la modeste osteria qui domine le gouffre où bouillonne l’Anio. Les petites tables de l’hôtelier s’appuient aux colonnes d’un temple de Vesta (ou de la Sibylle) ; là, au printemps de 1831, Berlioz prit sa coutumière guitare et fredonna la Vestale de Spontini. Trente ans plus tard, il écrivait les Troyens. Il chantait les « erreurs », les voyages d’Enée, qui rapporte au Latium les pénates, la terre et le feu qui fonderont le culte et la grandeur de Rome ; symbole émouvant de la continuité, de la pérennité de tout ce qui est romain, – symbole encore actuel, applicable aux choses, aux hommes, aux arts d’aujourd’hui, et qui présageait même que le « romain » Massenet célébrerait un jour Rome et le plus essentiel de ses cultes antiques, le culte de Vesta.
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Dans le livret, extrait par M. Henri Cain de la Rome vaincue de Parodi, on chante :
Vesta, c’est le Destin, Vesta, c’est la Patrie.
Voilà un alexandrin bon à être chanté, mais qui nous rappelle du moins l’importance du culte de Vesta.
Ce culte, – principal ressort de la tragédie Roma, – était uni à l’essence même de la religion romaine et de la vie publique. Si la musique, comme l’a si bien montré Wagner, doit s’efforcer d’exprimer les sentiments humains dans ce qu’ils ont de plus général et de plus profond, peu de sujets de drame, mieux que le culte de Vesta, se prêtent à recevoir une expression lyrique et musicale.
Car ce sujet, peut-on dire, est le sentiment religieux complet, intégral.
Le culte du feu, le culte d’Agni, est tenu pour l’un des plus anciens chez les races Aryennes. De l’Asie mystérieuse et primordiale, il passa, semble-t-il, dans les civilisations méditerranéennes, chez les Grecs et les Romains. À Rome, il s’unit au culte des ancêtres et de la patrie. Le foyer, où la flamme rituelle est entretenue devant les images familiales, est le symbole le plus complet, le plus organique de la vie religieuse. À ce foyer (qu’on appelait focus, ara, ou vesta), convergent les sentiments qui font la noblesse de l’homme : toute aspiration de l’individu pour se grandir en échappant à ses limites propres, l’affirmation de l’immortalité de l’âme, le respect des ancêtres et des descendants, l’amour de la famille, l’amour de la patrie, – tout mouvement religieux d’une âme romaine est lié à ce vesta.
Donc, musicalement, le motif de vesta doit être une chose plus pleine, plus ample, plus génératrice de musique, que le « motif de la nature » qui ouvre l’Or du Rhin. Car enfin, la titanique tenue en mi bémol et les lents arpèges qui servent de seuil et presque d’assise à toute la Tétralogie, ne suggèrent que la primitive matière ; mais le motif de vesta devra suggérer l’essence de l’âme. – A le bien prendre, c’est simplement le sujet le plus formidable de la musique. Le livret même, à sa façon, nous l’affirme :
Vesta, c’est le Destin, Vesta, c’est la Patrie.
Après une ouverture élégante et rapide, où sont reliés divers motifs de la partition, la toile se lève.
Le Forum. – Encombré de temples et de maisons, tel qu’il devait être sans doute au moment des guerres puniques, avec des maisons presque sans fenêtres et à toits plats, avec des ruelles enchevêtrées, des échoppes, des maisons patriciennes... Les premiers plans sont déjà dans l’ombre. Le soleil couchant éclaire encore les murailles du Capitole.
Dirai-je que cet effet, excellent au théâtre et adroitement rendu, ne manque pas d’étonner quiconque a observé le paysage romain, et a remarqué, sur nature, la prodigieuse exactitude des Corot première manière ?... Le décor de l’Opéra tendrait à montrer que le soleil, au temps d’Hannibal, se couchait au levant. Cela, d’ailleurs, importe peu.
La foule, devant la curie Hostilla, est dans l’angoisse : on craint de nouveaux revers… Un messager accourt : Lentulus, tribun des soldats, blessé, sanglant, apporte la nouvelle d’une défaite. Bientôt, dans un cortège de torches, voici passer une civière où repose le corps de Paul-Emile, drapé dans la pourpre consulaire.
Si la patrie est ainsi chancelante, c’est que les dieux sont offensés : le Grand Pontife, gardien des cultes nationaux, annonce qu’une Vestale est sacrilège.
Deuxième acte. – Le Temple de Vesta.
Le Grand Pontife interroge les Vestales. L’une d’elles, troublée par son innocence même, s’accuse déjà : un soir, dans le Bois Sacré, elle a cru entendre la voix de l’amour... Pour traduire cette ombre de tentation, cette imaginaire blandice, Massenet a trouvé des sonorités aériennes, crépusculaires : une voix de femme murmure, tremble, à peine soutenue par l’onduleuse mélodie d’une flûte idyllique...
On découvre la vraie coupable : Fausta. Selon les rites, elle sera enterrée vivante.
Acte troisième. – Le Bois Sacré.
Dans le ciel, il n’y a plus qu’un reste de lumière. Les arbres semblent se décolorer dans une pâleur opalisée ; les ifs sombres bleuissent, comme sous une gaze céruléenne et les colonnes du temple de Vesta, ambrées et dorées mollement, palpitent, derrière les feuillages, comme une blanche apparition de nymphes ou de dryades... Douceur enchantée du crépuscule... Combien l’on comprend que la plus innocente Vestale ait déjà entendu, dans ce bosquet digne de Calypso, la voix alliciante de l’amour ; – combien l’on excuse la plus coupable, quand on entend la langoureuse mélodie de la flûte se caresser au frémissement d’une harpe, et se mourir dans le murmure des cordes, bruissement volatilisé par les sourdines, enveloppant, impalpable comme une caresse aérienne !
La vestale coupable, Fausta, fuira-t-elle ?
Lentulus, son amant, la rejoint, l’exhorte... Mais si elle se dérobe au châtiment, elle fera la perte de Rome... Elle restera... Hélas ! au moment d’être héroïque et de se condamner elle-même, elle est affolée de peur : elle fuit.
Quatrième acte. – Le Sénat.
Toges blanches, à bandes de pourpre. Les patriciens, dans leurs laticlaves, assis sur des gradins circulaires, délibèrent sous la présidence du Grand Pontife. Parmi eux, Fabius, père de la Vestale sacrilège et impunie. Mais la voici. D’elle-même, elle vient se livrer à la mort pour apaiser les dieux et sauver Rome.
Tout à coup, sa mère... Aveugle, chancelante, à peine conduite par une esclave qui recule d’épouvante devant ce qu’elle voit, — elle est là, la mère, pleine d’amour encore et de tendresse, parmi le drame horrible que ses yeux morts ne voient pas. Elle veut embrasser sa fille, elle touche ce visage où elle a vu le sourire de l’enfance... Son baiser se heurte à un voile implacable : le voile noir dont on couvre la prêtresse qui va mourir.
Cinquième acte. – Le « Champ scélérat ».
Entre les cyprès, l’entrée du tombeau où la vestale descendra, vivante.
Voici le cortège, Fausta, – et Fabius, qui donne la vie de sa fille à la patrie.
La mère, non plus, ne délaisse pas son enfant. Elle se fait conduire près d’elle. Alors, pour la délivrer du supplice d’être enterrée vive, elle la poignarde.
Éclairs, tonnerre, nuit soudaine... Le peuple fuit.
Peu à peu, le jour renaît. Fausta est mise au tombeau. Les prêtres, les vestales s’éloignent. Seule, la mère aveugle revient, obstinément, vers le tombeau où vient de descendre tout son cœur. Elle pleure, elle murmure les suprêmes consolations, elle chante comme auprès d’un berceau endormi... Puis, lentement, tirée par les bras invincibles des morts, elle descend dans la crypte, pour être plus près de son enfant.
Rumeurs lointaines, fanfares guerrières, clameurs de foule : au lointain, une armée romaine est entrevue, victorieuse, acclamée par le peuple qui agite des palmes. – Ainsi le sacrifice de la Vestale, apaisant le courroux des dieux, vient d’assurer le salut de Rome.
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Sur ce poème, Massenet écrivit une partition ou l’on retrouve ses qualités. Elles sont si connues, si aimées du public, que les lecteurs préféreront, et avec raison, leurs propres souvenirs à toute analyse.
Que servirait de recourir à des artifices verbaux, toujours imparfaits, alors que chaque auditeur de si nombreuses et de si belles œuvres entend chanter en lui-même les musiques qui lui plaisent le mieux ? Est-il besoin de dépeindre une figure aimée à celui qui la porte et la caresse dans son cœur ?
Toutefois, si Roma, à tant d’égards, est la suite naturelle des œuvres qui l’ont précédée, il faut indiquer aussi en quoi elle a une physionomie propre.
Le sujet antique a conduit M. Massenet à donner à sa partition une rapidité, une simplicité classiques. Il a écrit d’un style sobre et ferme, en quelque sorte épuré, dépouillé, réduit à l’essentiel. Sous la voix, il n’y a quelquefois qu’une seule partie et qui la double, çà et là. Grâce à cette simplicité voulue, Roma, par rapport à ses autres pièces, semble se situer comme Echo et Narcisse dans l’œuvre entier de Gluck.
L’orchestration, d’ailleurs (à base de quatuor), fait souvent penser à un Gluck plus souple, plus moderne, assez ingénieux et assez musicien pour filtrer Wagner. – Et ce qui fait encore penser à Gluck, c’est la justesse de la déclamation et son accompagnement fréquent par le quatuor des cordes. Aussi bien, on retrouve ici une des caractéristiques de Massenet : la déclamation si exacte, si frémissante, qu’elle semble souvent voisine du parlé et lui emprunte même plus d’un effet.
Les chœurs, assez nombreux, sont pleins d’éclat, et montrent souvent quelle est la force d’un unisson soutenu par les trombones. – Dans l’ouverture, dans les interludes, dans les passages où l’orchestre joue à découvert comme dans ceux où il accompagne les voix, il est toujours traité avec une délicatesse et une sûreté de touche, une distribution et une économie des moyens employés, qui sont d’un impeccable maître.
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La décoration, dont j’ai essayé d’évoquer certains tableaux, est remarquable : il faut en féliciter MM. Simas, Bailly, Rochette et Landrin. – L’orchestre, sous la précise direction de M. Paul Vidal, est celui des meilleurs jours. Les chœurs, pour une fois, chantent aussi bien que s’ils n’étaient pas syndiqués.
Quant à la distribution, que j’ai déjà louée lundi, il faut la louer encore. Mme Kousnezoff, à la voix éclatante et bien timbrée, joue le rôle de Fausta avec une grâce souriante, un remuement mutin et presque dansant, qui conviennent bien à une vestale légère ; mais elle garde toujours les lignes les plus harmonieuses. Mme Le Senne a la dignité d’une Grande Vestale ; Mlle Campredon, qui fut si remarquable dans un oratorio de Mgr Perosi, retrouve un égal succès dans son rôle de vestale innocente.
L’autorité de M. Delmas, l’éclat de M. Muratore, la solidité vocale de M. Noté, sont choses désormais acquises. M. Journet, dont la voix sonne avec ampleur, se révèle bon tragédien et joue le rôle du Grand Pontife avec la majesté la plus romaine.
Mlle Lucy Arbell, dans le rôle si dramatique de la mère aveugle, joue avec la sincérité la plus émouvante. Sa voix, dramatique et pleine de sanglots, mêle la déclamation au parlé avec l’art le plus sûr ; ses attitudes et ses gestes, en parfaite corrélation avec la musique, en réalisent avec puissance toutes les intimes intentions scéniques.
ADOLPHE BOSCHOT.
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Jules MASSENET
/Henri CAIN
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publication date : 02/11/23