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Revue musicale. Thaïs

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REVUE MUSICALE
THÉÂTRE DE L’OPÉRA : Thaïs, comédie lyrique en trois actes et sept tableaux, d’après le roman de M. Anatole France, par M. Louis Gallet, musique de M. Massenet.

Thaïs, comme le dit fort bien M. Anatole France, est un roman philosophique, et la tâche était malaisée d’en tirer un drame musical. M. Louis Gallet s’en est cependant acquitté avec une rare habileté, et je veux louer avant tout son poème très intéressant, très varié, qui a fourni à M. Massenet une nouvelle occasion de nous charmer par les accents de sa musique, à la fois mystique et voluptueuse, où le sentiment chrétien le dispute au sensualisme païen, dans les types caractéristiques d’Athanaël, le cénobite de la Thébaïde, et de Thaïs, la courtisane d’Alexandrie.

M. Louis Gallet a très heureusement trouvé, dans ce conte philosophique, le sujet d’une pièce lyrique, admirablement appropriée au tempérament musical de M. Massenet. Il en a sagement exclu tout ce qui ne pouvait convenir à la scène, et s’est contenté de modifier le nom du principal personnage, Paphnuce, en celui plus euphonique, pour le chant, d’Athanaël. Il a écrit son livret, non en vers, suivant l’usage, mais en prose rythmée, c’est-à-dire en vers blancs, sans rimes, mais en observant le nombre, en évitant les hiatus, en recherchant la sonorité et l’harmonie des mots. C’est ce que M. Louis Gallet appelle « la poésie mélique », la poésie destinée à être mise en musique. Je crois, avec lui, que le vers blanc, le vers libre, sans rime, peut être employé dans le récitatif et dans les passages purement déclamés. J’avoue que la rime me semble nécessaire, lorsque la mélodie ramène des périodes symétriques ou simplement des cadences correspondantes. Par exemple, lorsque Thaïs, au deuxième tableau du second acte, chante l’image d’Eros, je regrette la rime, peut-être par habitude ; mais elle me semble plus harmonieuse que ces terminaisons inattendues, dont la sonorité disparate cause une véritable déception à mon oreille.

Je ne partage pas, à cet égard, l’avis de M. Gevaërt, qui estime qu’il est « absurde de maintenir le vers et la rime, depuis que les musiciens, à la suite de Wagner, ont abandonné la mélodie carrée, symétrique ».

Et d’abord, la mélodie de Wagner me paraît aussi carrée que celle de Mozart et de Rossini. Seulement, les périodes en sont d’une coupe différente, quoique parfaitement symétriques entre elles.

La symétrie est la règle de tout art, parce qu’elle est la base, l’essence même de toutes les choses créées. Toutes les productions enfantées par l’homme doivent être symétriques, à son image. La musique, pas plus que les arts plastiques, ne peut échapper à cette loi. N’est-elle pas, comme l’a dit si justement M. Saint-Saëns, une architecture de sons ?

Mais je m’aperçois que je m éloigne de mon sujet, et la place m’est trop mesurée pour que je m’égare dans de telles digressions.

Donc, après une courte introduction de l’orchestre, d’un caractère calme et reposé, comme la fin d’une belle journée au pays du soleil, le rideau se lève sur le désert de la Thébaïde, aux bords du Nil. Les cénobites prennent leur repas du soir et s’étonnent de l’absence de leur frère Athanaël (le Paphnuce du roman). Celui-ci paraît enfin et fait part, à ses compagnons, de son projet d’aller à Alexandrie, pour convertir la courtisane Thaïs. Le vieux Palémon cherche à l’en détourner ; mais la nuit vient, et les moines se séparent, en psalmodiant, sur une litanie monotone, leurs prières habituelles.

Athanaël, resté seul, s’étend sur sa couche, tandis que s’élève de l’orchestre une phrase pleine de sérénité. Tout à coup, la nuit s’éclaire d’une étrange lueur ; des harpes égrènent leurs notes de cristal, et l’on voit apparaître, dans le fond du théâtre, le songe qui vient troubler le sommeil du cénobite endormi. C’est le théâtre d’Alexandrie, avec ses gradins chargés de spectateurs ; sur la scène, une femme, enveloppée d’un long voile, se livre à une mimique expressive. Une phrase haletante et passionnée accompagne, de son rythme lascif, les mouvements onduleux de la danseuse : elle entrouvre, de temps en temps, d’un geste indolent, le voile qui l’enveloppe ; puis, rapidement le laisse tomber, pour montrer, dans toute sa splendeur, sa triomphante nudité, aux acclamations de la foule, qui bat des mains, en criant le nom de Thaïs.

La vision s’évanouit brusquement. Athanaël se dresse aussitôt ; Dieu lui a envoyé ce songe, pour qu’il aille sauver l’âme de Thaïs. Il appelle ses frères, leur révèle sa mission et leur annonce son départ. Il s’éloigne donc, malgré les avis du sage Palémon, et l’on entend, sur la route, retentir au loin sa voix, chantant les louanges du Seigneur. Les cénobites, à genoux, tournés vers le chemin qu’a pris Athanaël, lui répondent. Leur chant alterne avec celui toujours décroissant du compagnon qui les quitte, et le rideau tombe lentement, tandis que s’éteignent les voix, en une longue tenue, sans accompagnement d’orchestre. L’effet est très simple et très grand.

Le tableau suivant offre avec le précédent un saisissant contraste. L’orchestre décrit de brillantes arabesques, entremêlées de trilles joyeux. C’est Alexandrie, dont les maisons baignent leurs assises dans la mer bleue, pleine des scintillements du soleil, qui s’y reflète. Au premier plan, se trouve la terrasse de Nicias, l’ancien compagnon de plaisir d’Athanaël, l’amant de Thaïs. C’est là, que le cénobite vient, pour ramener la courtisane à Dieu.

L’invocation à Alexandrie, qu’il chante avec l’accompagnement du dessin obstiné, qui symbolise la ville des plaisirs, est d’un beau caractère ; elle est suivi d’une ardente prière, où le moine invoque l’assistance des anges ; mais de frais rires de femmes gazouillent soudain ; ce sont les deux esclaves, sur lesquelles s’appuie familièrement Nicias. Après lui avoir fait connaître le but de son voyage, Athanaël demande à son ancien ami de lui prêter quelques parures, pour qu’il puisse paraître dignement au festin, auquel Thaïs va venir prendre part.

La scène où Crobyle et Myrtale, les deux esclaves, procèdent à la toilette d’Athanaël, est charmante de grâce et d’enjouement. Mais voici Thaïs, précédée d’un cortège de comédiennes et d’histrions. Elle reste seule avec Nicias, qu’elle va quitter, car il a vendu pour elle sa dernière terre. Le petit duo entre les deux amants est d’une exquise délicatesse dans sa mélancolique concision. On y sent percer le regret des adieux affectant l’insouciance. La scène où Thaïs répond à Athanaël, qui veut la convertir, en le conviant à s’asseoir près d’elle et à se couronner de roses, contient une phrase charmante, soutenue par un léger dessin de flûte d’une sonorité délicieuse. Le motif se développe dans un ensemble remarquablement conçu au point de vue de la scène, où les rires des femmes et des amis de Nicias s’entremêlent aux objurgations du moine. Au moment où Thaïs va entrer dans la demeure de Nicias, elle se retourne, provocante, vers Athanaël et esquisse la mimique lascive que le cénobite a déjà vue en songe, tandis que dans l’orchestre reparaît le thème de la vision. Athanaël s’enfuie avec un geste d’horreur.

Pendant l’entr’acte, la musique continue, passionnée jusqu’au délire, dans le style du fameux intermède symphonique d’Esclarmonde. Ce morceau m’a paru un peu long. Il sera mieux à sa place au concert qu’au théâtre.

Le tableau suivant nous introduit chez Thaïs. Elle se contemple complaisamment dans son miroir, auquel elle chante : « Dis moi que je suis belle et que je serai belle éternellement. »

La phrase, coquette et hardie, rappelle un peu une mélodie de Manon. Elle est, du reste, d’un jet plein de grâce et de jeunesse, et contraste heureusement avec l’agitato, où Thaïs croit entendre une voix qui lui dit qu’elle vieillira.

Le duo entre Athanaël et Thaïs est remarquablement conduit. Il y a un bel élan, lorsque le moine s’écrie : « Qui m’inspirera ? » Cependant Thaïs semble frappée de ces austères paroles ; elle s’approche d’Athanaël, et le malheureux sent l’aiguillon de la chair et invoque le Seigneur dans sa détresse. Il se reprend enfin et convie Thaïs à la vie éternelle ; lorsque la voix de Nicias se fait entendre au loin, Thaïs, las de ses faciles amours, va céder aux prières du moine ; mais elle a un brusque mouvement de révolte et déclare à Athanaël qu’elle restera la courtisane, ne croyant à rien. Athanaël se retire, en lui disant : « À ton seuil, jusqu’au jour, j’attendrai ta venue. »

Elle vient, en effet, à l’acte suivant, où elle annonce à Athanaël que la grâce l’a touchée. La conversion de la courtisane nous est décrite dans un grand morceau symphonique, avec solo de violon, d’une couleur toute séraphique. M. Berthelier l’a remarquablement interprété et la salle entière a fait une ovation à l’excellent virtuose.

Mais le rideau s’est levé, le rythme est devenu capricieux : ce sont les échos de la fête qui meurt avec la nuit, dans la maison de Nicias. Cette musique lointaine sert d’accompagnement au dialogue entre Athanaël et Thaïs. C’est d’un effet très pittoresque.

Ici se place le délicieux épisode de la statuette d’Eros, que Thaïs veut emporter et qu’Athanaël, apprenant qu’elle lui vient de Nicias, brise sans pitié. La phrase respire un charme pénétrant et doux, dont la délicatesse et la grâce féminines sont d’une incomparable poésie.

L’ensemble, où la foule veut s’opposer au départ d’Athanaël et de Thaïs, est traité avec l’aisance d’un vrai compositeur de théâtre.

L’espace m’est malheureusement mesuré, et je suis forcé de passer rapidement sur les deux derniers tableaux du nouvel ouvrage.

Nous retrouvons Athanaël à la Thébaïde. La paix est morte en lui, et le souvenir de Thaïs, qu’il a menée au monastère d’Albine, l’obsède sans cesse. C’est là qu’une nouvelle vision, sorte de Tentation de Saint-Antoine, lui apparaît. Le ballet se trouve ainsi dans l’action et n’est plus un simple divertissement chorégraphique, intercalé dans le drame.

Les ébats des lutins s’interrompent un moment, lorsqu’apparaît aux yeux d’Athanaël l’étoile miraculeuse, dont les rayons l’enveloppent et le protègent contre les séductions du péché. La grande voix des orgues succède majestueuse aux enivrantes clameurs de l’enfer ; mais l’étoile disparaît peu à peu, les orgues se taisent, et le sabbat se déchaîne plus furieux, emportant Athanaël dans son tourbillon, tandis que Thaïs lance ses rires impies, sur les sons les plus aigus de l’échelle vocale. J’avoue que je n’aime pas beaucoup ces notes excentriques.

Une autre vision achève le délire du cénobite. Thaïs lui apparaît au monastère, sur son lit de mort, qu’entourent les religieuses. « Thaïs va mourir ! » crie-t-il, en s’élançant vers le couvent.

Au dénouement, nous assistons aux derniers moments de la courtisane convertie. Le duo, entre elle et Athanaël, est une des pages les plus émouvantes de la partition. Quelle phrase touchante que celle de Thaïs : « Te souvient-il de ces heures de calme ? » contrastant avec la phrase enfiévrée d’Athanaël : « Je me souviens seulement de cette soif inapaisée ! » Et le dialogue se continue ainsi, Athanaël reniant sa foi, tandis que Thaïs, sans l’entendre, s’exalte à l’approche de la vie éternelle qu’elle va conquérir. L’explosion finale, où les deux antithèses arrivent à leur paroxysme, est amenée par une longue progression d’un effet saisissant.

Telle est, à grands traits, cette nouvelle partition du jeune maître, dont la fécondité est vraiment surprenante ; car chacune de ses œuvres est écrite avec une conscience artistique, qui ne se dément jamais. Thaïs a été conçue d’un jet et réalisée avec une étonnante rapidité, et, cependant, aucune de ses parties n’est lâchée, chaque situation est rendue avec une scrupuleuse justesse d’expression ; les harmonies sont curieuses et intéressantes, l’instrumentation est d’une variété de coloris sans égale.

Je n’ai que du bien à dire de l’interprétation. Les deux rôles principaux sont tenus par Mlle Sanderson et M. Delmas.

La voix souple et caressante de Mlle Sanderson porte admirablement dans cette vaste salle de l’Opéra, et je n’hésite pas à déclarer la cantatrice irréprochable au point de vue du sentiment. Quelle netteté d’articulation, quel charme dans le phrasé ! Et puis quelle jolie femme ! Elle est ravissante dans son costume rose de courtisane.

M. Delmas est superbe sous les traits d’Athanaël ; sa belle voix, vibrante, sa diction, pleine d’autorité, lui ont valu un succès des plus mérités.

Il faut féliciter des artistes tels que M. Alvarez, Mmes Marcy et Héglon d’avoir accepté les rôles épisodiques de Nicias, de Crobyle et de Myrtale.

Mlle Rosita Mauri danse à ravir le pas de la perdition, et Mlle Mante, dans l’apparition de Thaïs, au premier acte, nous a dévoilé des formes dignes du ciseau de Praxitèle.

L’orchestre, dirigé par M. Taffanel, a rendu toutes les délicatesses de nuances de cette partition très fouillée, avec une rare perfection.

La mise en scène est brillante et ajoute, à l’intérêt de l’œuvre, celui d’un spectacle pittoresque et mouvementé.

VICTORIN JONCIÈRES.

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(1842 - 1912)

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Victorin JONCIÈRES

(1839 - 1903)

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