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Revue musicale. Le Roi d'Ys

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REVUE MUSICALE
THÉÂTRE DE L’OPÉRA-COMIQUE : Le Roi d’Ys, Opéra en trois actes et cinq tableaux, poème de M. Édouard Blau, musique de M. Lalo. – MM. Talazac, Bouvet, Fournets et Cobalet ; Mlles Deschamps et Simonnet.

À un journaliste, qui, tout en le complimentant, faisait certaines restrictions sur une de ses dernières comédies, Alexandre Dumas fils répondait : « Dites, si vous voulez, que mon ouvrage est mauvais ; je vous serai encore obligé, si vous écrivez en tête de votre article ces simples mots : “C’est un succès”. »

Je pense que M. Lalo ne se montrera pas plus exigeant que l’auteur de la Dame aux camélias, et qu’il me pardonnera quelques légères critiques, lorsque j’aurai constaté tout d’abord que le Roi d’Ys a obtenu, à la première représentation, un très brillant succès.

Ce succès, j’ai d’ailleurs hâte de le dire, est pleinement justifié par les hautes tendances de l’œuvre et par des qualités de premier ordre, qui décèlent chez le musicien, connu jusqu’ici seulement par des compositions symphoniques, un tempérament vraiment dramatique, une intelligence peu commune de la scène, bien qu’il aborde le théâtre sur le tard, et que le Roi d’Ys soit son premier opéra représenté.
N’est-il pas navrant, en effet, de pense que, dans notre beau pays de France, un artiste de la valeur de M. Lalo doive attendre son soixantième printemps pour voir son nom sur une affiche de théâtre ! Et encore désespérait-il de pouvoir jamais produire son œuvre, lorsque, au moment où il s’y attendait le moins, M. Paravey, à peine nommé directeur de l’Opéra-Comique, lui offrit de monter le Roi d’Ys immédiatement, pour inaugurer son règne.

Notez ce fait extraordinaire, que M. Lalo ne connaissait pas même de vue M. Paravay, et que, profondément découragé par les déceptions sans cesse renouvelées, qu’il avait rencontrées auprès des directeurs de théâtres, il n’avait tenté aucune démarche ni usé d’aucune influence pour décider le successeur de M. Carvalho à recevoir le Roi d’Ys. Ce fait extraordinaire et absolument insolite, d’un directeur qui monte une pièce parce qu’il la croit bonne, mérite d’être mentionné.

Aussi, après avoir félicité M. Lalo de son succès, il faut louer hautement M. Paravey d’avoir produit une œuvre aussi intéressante, et qui, dès le début de sa direction, indique une sûreté de goût assez rare chez ses confrères. Le choix de M. Paravey est d’autant plus méritoire que, depuis quinze ans, le Roi d’Ys avait été repoussé par tous les directeurs de nos scènes lyriques. J’ai lu quelque part que la partition n’avait été terminée que l’année dernière. Il est possible que M. Lalo ait souvent remanié sa musique, en attendant le jour où il pourrait la faire entendre du public ; mais je me souviens très qu’il vint avec son collaborateur Edouard Blau, offrir le Roi d’Ys à Vizentini en 1876, il y a donc douze ans, – ce qui laisse à supposer que l’ouvrage était alors en état d’être mis à l’étude.

Avant cette époque déjà, le comité qui avait été adjoint à Léon Escudier, lorsque celui-ci voulut transformer le Théâtre-Italien en Théâtre-Lyrique, avait eu à examiner l’opéra de M. Lalo. Vaucorbeil, qui, en sa qualité de commissaire du gouvernement, présidait ce docte aréopage, fit un rapport des plus élogieux sur le Roi d’Ys. Il concluait, en disant qu’une œuvre aussi remarquable devait être réservée pour l’Opéra. On se souvient comment, lorsqu’il fut nommé directeur de notre première scène lyrique, Vaucorbeil sentit tout à coup se refroidir ce bel enthousiasme pour l’ouvrage de M. Lalo, à qui il voulut bien cependant commander un ballet en deux actes, Namouna, en lui imposant un délai tellement court pour en écrire la musique, que le malheureux compositeur, lorsqu’il eut achevé sa partition, fut frappé d’une attaque de paralysie qui faillit l’emporter.

Enfin, M. Lalo doit avoir oublié les cruelles épreuves qu’il a rencontrées dans sa carrière depuis le grand succès du Roi d’Ys, succès fait tout à la fois d’admiration pour l’artiste et de sympathie pour l’homme. Après toutes les pauvretés qui se sont produites sur nos scènes lyriques dans des derniers temps, on a été heureux de saluer une œuvre puissante et élevée, dont la pureté et la noblesse du style tranchent si complètement avec ces productions hâtives, livrées sur commande comme des marchandises, par traités, et dont décidément le public parisien commence à se lasser.

Le poème du Roi d’Ys n’a d’ailleurs rien de commun avec les mélos de l’Ambigu, qu’on a essayé de transformer en opéras, sans succès fort heureusement. Il a été emprunté par M. Edouard Blau, un vrai poète, à une légende bretonne d’une grande simplicité, et dont les situations, d’un caractère très lyrique, offraient une excellente matière au musicien. Je ne ferai pas, après de savants confrères, l’historique de la légende du Roi Gadlon et de sa fille Dahut que, paraît-il, on peut trouver, sans fouiller les bibliothèques, dans le Guide Joanne. Je me contenterai de dire, eu peu de mots, le sujet du nouvel opéra.

Toute l’action repose sur l’amour que le beau Mylio a inspiré à Margared et à sa sœur Rozenn, les deux filles du roi d’Ys. M. Blau a changé le nom peu euphorique de Dahut en celui moins barbare de Margared. Au premier acte, Margared, qui croit, avec Rozenn, que Mylio est mort dans une expédition lointaine, est sur le point de s’unir avec Karnac, le farouche voisin du royaume d’Ys. Cette alliance met fin à la guerre qui ravage depuis longtemps le pays. Apprenant tout à coup que Mylio est de retour, Margared, au moment de se rendre à l’autel, repousse la main que lui offre Karnac. Celui-ci, justement irrité, jette son gant aux pieds du roi ; c’est Mylio qui apparaît tout à coup et le relève.

Mylio, à qui le roi a promis sa fille Rozenn en mariage s’il est vainqueur, bat Karnac et vient réclamer le prix de sa victoire. Il conduit Rozenn à la chapelle, tandis que Margared, folle de jalousie, s’est concertée avec Karnac pour ouvrir l’écluse qui protège la ville contre l’Océan. La mer inonde la cité, et s’élève jusqu’au rocher où se sont réfugiés le roi, Mylio, Rozenn et quelques serviteurs échappés à la mort. Mais le flot monte toujours et ne s’arrêtera que lorsqu’il aura atteint la coupable. Margared, en proie au remords, se précipite dans la mer. Aussitôt la tempête s’apaise, et, dans un nuage apparaît l’image de saint Corentin. Le peuple se prosterne pour remercier le patron de la Bretagne de son intervention.

Tel est ce livret, très poétique, très clair et suffisamment mouvementé, auquel je ne reprocherai qu’une chose : la brièveté des scènes, qui a obligé M. Lalo à écrire une suite de petits morceaux sans développements, et dont les courtes dimensions contrastent singulièrement avec l’ampleur de style et le souffle élevé qui, par instants, règnent dans sa partition. Du reste, la forme adoptée par M. Lalo dans le Roi d’Ys est celle de l’opéra proprement dit. Les airs, duos, trios, y sont coupés d’une façon très distincte, tout comme dans les ouvrages de Meyerbeer. Il n’a même pas eu recours à l’hypocrite subterfuge de certains compositeurs qui, pour paraître « modernes », divisent leur ouvrage par scènes et non par morceaux. M. Lalo intitule bravement air ce que les « modernes » désignent aujourd’hui par monologue. Quand il fait chanter deux personnages ensemble, il appelle cela un duo, tout comme ces routiniers tant méprisés des adeptes du drame musical. Ce qui n’empêche pas M. Lalo, j’ai hâte de le dire, de suivre l’action du drame et d’exprimer, avec autant de vérité que possible, les divers sentiments qui animent ses personnages.

Je ne comprends plus alors l’admiration pour le Roi d’Ys de certains intransigeants, si sévères ordinairement pour les œuvres conçues dans le vieux moule. L’opéra de M. Lalo n’a cependant rien de commun, comme forme, avec le drame musical. Non seulement les morceaux séparés, et de préférence les chansons en forme de couplets, s’y rencontrent, mais encore les mélodies se renouvellent constamment, sans souci du leitmotive, bien qu’on retrouve çà et là certains retours de phrases, employés avec la même discrétion que dans les opéras de Meyerbeer ou de Gounod.

Ce qui frappe dans le style de M. Lalo, c’est la puissance et la vigueur, qui vont parfois jusqu’à la violence, unies à une grande simplicité et à une suprême distinction. Il excelle à peindre les situations dramatiques, telle que l’apparition de saint Corentin lançant l’anathème à Karnac et à Margared, tandis que les voix célestes répètent dans le lointain : « Repentez-vous ! » Cette page est vraiment très émouvante. Les caractères fortement accentués, comme ceux de ces deux personnages sont admirablement tracés par le musicien. Dès le début du premier acte, celui de Margared se devine dans la phrase fiévreuse : « Eh ! quoi ! partout sur ma route se lève un peuple enchanté ! »
Le type chaste et gracieux de Rozenn est également bien rendu dans la délicieuse phrase : « En silence, pourquoi souffrir ? » phrase déjà entendue dans l’ouverture. Je n’ai pas à faire l’éloge de cette belle préface symphonique, exécutée depuis longtemps dans les concerts, et qui résume le drame dans une forme toujours musicale.

J’avoue moins goûter les petits chœurs sautillants de ce premier acte et le duo entre Rozenn et Mylio, qui m’a paru bien froid. Comment ! Rozenn revoit l’homme quelle elle aime et qu’elle croyait mort, et elle n’a pas un de ces cris de joie et de surprise, un de ces élans passionnés, où l’âme de la plus chaste trahit son secret ! Au surplus, c’est, à mon sens, la note amoureuse qui fait un peu défaut au nouvel ouvrage. Il y a des passages d’une grâce exquise, d’un charme poétique, d’une fraîcheur délicieuse, telle la phrase touchante de Rozenn à sa sœur : « Ah ! si j’avais souffert de la même torture », il y a des épisodes d’une naïveté adorable, comme celui de la noce au troisième acte ; mais je cherche en vain l’élan passionné dans le nocturne que chantent Rozenn et Myrlio, lorsqu’ils restent seuls après le mariage. Qui donc, à propos de ce morceau, a imprudemment parlé de Lohengrin ? L’amour peut rester chaste et cependant s’exprimer moins froidement. Passe encore pour Rozenn de rester contenue, mais Mylio, le vaillant guerrier devrait s’échauffer un eu, lorsqu’il reste seul avec celle qu’il vient de conduire à l’autel.

C’est, du reste, le rôle de Mylio qui m’a paru le plus indécis dans la partition de M. Lalo. Tous les autres, au contraire, sont nettement dessinés, depuis celui de la violente Margared jusqu’au type séraphique de la blonde Rozenn.

Je citerai encore, en rappelant mes impressions de la première soirée, le beau quatuor du second acte, dont la péroraison : « Les vaillants sont les forts », a littéralement enlevé la salle ; la scène si dramatique où Karnac excite la jalousie de Margared, tandis qu’on entend les chants sacrés de la cérémonie du mariage de Mylio avec Rozenn, et le court trio entre le roi, Rozenn et Margared, au troisième acte.

Le tableau de l’inondation m’a semblé un peu terne. Je n’ai pas trouvé dans l’orchestre le cataclysme décrit par le livret, et d’ailleurs assez faiblement rendu par la mise en scène. Il était, à vrai dire, presque impossible de donner au théâtre l’illusion d’une mer montante, submergeant sous ses flots toute une ville.

M. Lalo est cependant un maître symphoniste, et il sait à l’occasion tirer de très vigoureux effets de l’orchestre. Il abuse même parfois des sonorités bruyantes, et j’avoue que certains passages sont presque pénibles a entendre, entre autres la coda de son ouverture, où les timbales, le tambour et la grosse caisse font rage. Presque tous les récits sont accompagnés par des accords en tutti, dont la brutalité est inutile.

À côté de ces violences, il y a des douceurs exquises, où les timbres se fondent dans les plus harmonieuses caresses. Tout ce que chante Rozenn est accompagné dans cette poétique demi-teinte, qui précise le caractère virginal de la chaste fiancée de Mylio.

L’interprétation du Roi d’Ys est remarquable. M. Talazac, l’excellent ténor, a fait une brillante rentrée dans le rôle de Mylio. Il a surtout mis en relief le côté sentimental du personnage, le musicien ayant un peu laissé dans l’ombre son caractère héroïque et sa flamme amoureuse. Avec quel style il a soupiré la gracieuse cantilène : « Vainement, ma bien-aimée », que la salle entière lui a redemandée.

M. Bouvet a vigoureusement accentué le type du farouche Karnac. Ses qualités de chanteur et de comédien ont trouvé une superbe occasion de se produire dans cette création. Il a été superbe dans la scène de l’apparition.

Les belles voix de MM. Fournets et Cobalet font merveille dans les rôles de saint Corentin et du roi. Ils ont eu une large part dans le succès de l’ouvrage.

Quant à Mlle Deschamps, elle s’est, pour ainsi dire, révélée au public parisien dans le rôle de Margared, qui met en relief sa magnifique voix de mezzo-soprano, d’une étendue et d’une ampleur exceptionnelles. Elle a merveilleusement bien compris son personnage, en y mettant un feu, un emportement superbes. Jusqu’ici c’étaient les rôles qui lui avaient manqué. Espérons que M. Paravey, après l’expérience de l’autre soir, saura utiliser cette artiste, eu lui confiant des créations, qui, comme celle de Margared, mettront en lumière son splendide organe et ses aptitudes dramatiques.

Mlle Simonnet a prêté un charme rayonnant à la chaste Rozenn. Elle a été vraiment touchante dans le second acte, lorsqu’elle reproche à Margared sa haine jalouse.

L’orchestre de M. Danbé s’est surpassé. C’est certainement, je ne dirai pas le meilleur orchestre des théâtres de Paris, mais le meilleur orchestre des théâtres du monde entier. Nulle part, l’art des nuances n’est observé avec ce tact, cette finesse, cette variété de coloration. Puissant et doux, tour à tour, ce merveilleux orchestre est tellement fondu, qu’il a la souplesse d’un seul et unique virtuose. Ce sont, du reste, des virtuoses hors ligne qui le composent. Dès le début de l’ouverture, on reconnaît un maître dans les quelques notes de hautbois que fait entendre M. Gillet. Et dans l’entr’acte du second acte, comme M. Grisez a bien joué le solo de clarinette ! Il faudrait nommer tous les artistes de l’orchestre de l’Opéra-Comique pour être juste, et la liste en est un peu trop longue pour figurer ici. Je charge leur excellent chef de leur transmettre mes félicitations. Quant à lui, je n’ai pas besoin de le complimenter : il sait, de longue date, tout le bien que je pense de sa haute valeur artistique.

Je dois aussi mentionner les chœurs, qui ont montré beaucoup d’ensemble et une vigueur dans le rythme, très difficile à obtenir des masses vocales. Cet heureux résultat fait honneur à M. Carré, qui, pour se tenir modestement dans la coulisse, n’en mérite pas moins des éloges.

La mise en scène dont M. Paravey a encadré l’œuvre de M. Lalo est très belle. Les décors de MM. Lavastre et Carpezat et les costumes de M. Bianchini ont un caractère pittoresque qui aide singulièrement à l’illusion théâtrale.

En somme, la soirée a été bonne pour tous, pour l’auteur du poème, pour le compositeur, pour les interprètes et pour le directeur. Il y a bien longtemps qu’une œuvre de cette valeur n’avait été produite sur nos scènes lyriques. Je finirai donc cet article comme je l’ai commencé, en disait : « C’est un succès. »

VICTORIN JONCIÈRES

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