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Revue musicale. Phryné

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REVUE MUSICALE
THÉÂTRE DE L’OPÉRA-COMIQUE
Phryné, opéra-comique en deux actes, poème de M. Augé de Lassus, musique de M. Saint-Saëns. – Mlles Sibyl-Sanderson, Buhl ; MM. Fugère, Clément, Barnolt et Périer. 

Le personnage de Phryné, le type le plus achevé de la grâce et de la beauté dans l’antiquité, a été peu exploité au théâtre, et, jusqu’à présent, la fameuse scène de l’Aréopage, où l’avocat Hypéride, à bout d’arguments, dévoila devant les juges, éblouis par tant de charmes, la triomphante nudité de la courtisane, accusée d’impiété, n’a été représentée qu’en ombres chinoises, sur le petit théâtre du Chat noir.

Le libretto de la Phryné de M. Augé de Lassus apportera certainement une déception à ceux qui espéraient voir à l’Opéra-Comique l’affriolant spectacle qui fut offert à l’aréopage d’Athènes. Phryné apparaît, cependant, dépouillée de ses voiles, mais sous la forme d’une statue, moulée sur le marbre élégant et gracieux que le sculpteur Campagne a exposée, cette année, au Salon des Champs-Élysées. L’œuvre est jolie, sans toutefois pouvoir être attribuée à Praxitèle, l’auteur de la Vénus de Gnide, pour laquelle Phryné Servit de modèle. 

Selon Pline, la statue de Vénus, d’après Phryné, surpassait toutes celles qui étaient sorties précédemment de son ciseau. 

« La première statue de Praxitèle, dit-il, c’est la Vénus qui a décidé bien des gens à entreprendre la navigation de Gnide, pour la voir. Cet artiste avait fait deux Vénus, qu’il mit en vente en même temps : l’une était couverte d’une sorte de voile, et, pour cette raison, les habitants de Cos, qui avaient le choix, la préférèrent, quoiqu’ils pussent avoir l’autre au même prix, croyant montrer en cela de la Pudeur et des mœurs sévères ; les Gnidiens achetèrent l’autre. La différence de leur réputation est extrême ; le Nicomède voulut, dans la suite, acheter celle des Gnidiens, sous la promesse de payer les dettes de la ville, qui étaient immenses ; mais les habitants préférèrent s’exposer à tout, que de s’en défaire, et ils eurent raison ; car, par cette figure, Praxitèle illustra la ville de Gnide. 

Le petit temple, où elle est placée, est ouvert de toutes parts, afin que la figure puisse être vue de tous côtés ; ce qui, croit-on, ne saurait déplaire à la déesse, et de quelque côté qu’on la voie, elle excite une égale admiration. On remarque à Gnide d’autres statues de marbre d’artistes illustres : un Bacchus de Bryaxis, un autre Bacchus et une Minerve de Scopas ; et ce qui prouve mieux la beauté de la Vénus de Praxitèle, c’est qu’entre ces beaux ouvrages on ne parle que d’elle seule. » 

Le peintre Apelles fit également un chef-d’œuvre, en prenant Phryné pour modèle de sa Vénus Anadyomène. Le peintre avait représenté Aphrodite au moment où elle surgit des vagues écumantes, qui caressent mollement ses flancs harmonieux. 

Phryné était cependant avare de sa beauté, et, pour en rehausser le prix, elle ne montrait ses formes divines que deux fois par an, à la foule enthousiaste. – À la célébration des fêtes d’Eleusis, on la voyait s’avancer gravement sous le portique du temple, et se dépouiller de sa tunique flottante devant le peuple extasié. De même, aux fêtes de Neptune, elle quittait ses vêtements pour entrer dans la mer et rendre hommage au dieu ; puis elle en sortait, le corps ruisselant de perles liquides, tordant sa longue chevelure blonde, aux acclamations d’une foule en délire, qui croyait assister à la naissance de Vénus elle-même. 

C’est ainsi que la vit Apelles, dont la peinture, détruite par le temps, représentait Vénus dans une pose reproduite sur les pierres gravées qui ont survécu à son œuvre. 

Phryné, à l’encontre des autres courtisanes, en dehors de ces deux solennités, restait presque toujours enfermée chez elle, ne se montrant, ni sur les places publiques, ni au théâtre, ne sortant que rarement et voilée. C’était une raffinée, très intelligente, très artiste, sachant tout le prix que donnait à sa beauté le mystère dont elle l’environnait, pour la dévoiler complètement, dans une courte apparition, comme l’accomplissement d’un acte religieux. 

C’est même, pour avoir insulté au culte des dieux par le spectacle de sa nudité, qu’elle fut dénoncée au tribunal des Héliastes, à l’instigation des matrones, jalouses de sa beauté et de l’empire qu’elle exerçait sur les hommes.

La pièce de M. Augé de Lassus n’offre qu’une analogie assez éloignée avec l’histoire bien connue de Phryné. On n’y voit ni Hypéride, ni l’Aréopage. Loin de se cacher, Phryné se promène par les rues d’Athènes, le visage découvert. C’est ainsi qu’elle excite l’admiration de toute la ville, au grand déplaisir du vertueux archonte Dicéphile, un précurseur de la ligue contre la licence des rues, dont l’austérité lui a valu les honneurs d’un buste, érigé sur la place même où se trouve la demeure de Phryné. 

Ce Dicéphile n’est au fond qu’un abominable hypocrite qui a dépouillé son neveu Nicias, dont il est le tuteur, et auquel il refuse de rendre des comptes. Bien mieux, Dicéphile a obtenu, contre son pupille, un jugement, aux termes duquel Nicias, ne pouvant payer ses créanciers, doit être jeté en prison. 

Déjà Gynalopex et Agoragine, les démarques, autrement dit les recors, vont mettre la main sur Nicias, lorsque Phryné, qui a remarqué le jeune homme, vient à son aide en faisant bâtonner par ses esclaves les deux policiers. Elle ne borne pas là ses bontés et offre au neveu de Dicéphile un refuge dans sa maison. Avant de suivre l’hospitalière courtisane dans l’asile qu’elle lui ouvre si généreusement, Nicias ordonne à son esclave Lampito de coiffer le buste de Dicéphile avec une outre, dont le vin se répand sur les traits de l’archonte vénéré, tandis que ses compagnons de plaisir exécutent une ronde folle autour du socle, au son des flûtes, des cithares et des tambourins. 

Attiré par le bruit, Dicéphile accourt ; à son approche toute la nichée d’étourneaux s’envole. Le vieillard, apercevant son buste outragé, entre dans une violente colère. 

— Je me vengerai ! dit-il en montrant le poing dans la direction de la demeure de Phryné d’où partent de joyeux éclats de rire accompagnés du refrain : « Dicéphile est un fripon ! » 

Le second acte nous introduit chez Phryné. Nicias, au comble du bonheur, oublie dans les bras de la courtisane les rigueurs de son oncle ; mais voici que Lampito vient annoncer la visite de l’archonte. Il vient, en sa qualité de magistrat, procéder à l’interrogatoire de Phryné, accusée d’impiété envers les dieux et de corruption des citoyens qu’elle détourne de leurs devoirs. 

Phryné éloigne Nicias et reçoit Dicéphile. La rusée met si bien en œuvre les artifices de sa coquetterie qu’elle ne tarde pas à avoir bientôt raison de cet ours mal léché. Elle achève d’affoler le lubrique vieillard en disparaissant tout à coup tandis que s’éteignent les lumières : une draperie s’écarte laissant voir, vivement éclairée, la statue de Praxitèle qui reproduit ses formes divines. Dicéphile, croyant avoir devant les yeux Phryné sans voiles, tombe à ses pieds en l’implorant. Des éclats de rire lui répondent : c’est Nicias et ses amis qui, avec Phryné, se moquent de lui. 

Pris au piège, le vieux renard, tout confus, avoue sa défaite : il restituera sa fortune à Nicias, pour acheter son silence, et ne donnera pas suite aux poursuites, qu’il avait commencées contre Phryné. 

Ce joli poème est traité avec esprit et dans une forme élégante, qui plaira aux délicats. L’auteur l’avait jadis présenté au concours Cressent, sans succès. Il doit aujourd’hui se féliciter de n’avoir pas obtenu le prix, car il eût eu, sans doute, le sort assez peu enviable réservé aux lauréats de ce concours. Leurs ouvrages n’ont jamais dépassé les dix représentations réglementaires, imposées par le ministère aux directeurs qui sont chargés de les monter, moyennant les dix mille francs laissés à cet effet par le testateur. Avec un collaborateur tel que M. Saint-Saëns, M. Augé de Lassus peut espérer un meilleur résultat. 

La partition de Phryné est, d’ailleurs, charmante de grâce, de légèreté et de naturel. On y admire la souplesse de talent du compositeur, qui peut aborder tous les genres avec la même supériorité, depuis la symphonie et le grand opéra jusqu’à l’opérette ; car, à dire vrai, Phryné est une opérette, mais une opérette écrite dans une langue irréprochable, malgré sa liberté d’allure et sa fraîcheur toute juvénile. C’est un simple badinage, mais un badinage d’artiste, où se reconnaît la main d’un maître dans ses moindres détails. 

Par exemple, les dévots du leitmotiv ne seront pas contents. M. Saint-Saëns, sans nul souci des théories nouvelles, a écrit des duos, des ensembles, voire des couplets, ne croyant pas que la vieille forme de l’opéra-comique soit si démodée, qu’elle ne puisse encore rencontrer la faveur du public. 

Que de charmants motifs dans cette petite partition ! Quelle abondance d’idées, quelle verve, quel heureux sentiment musical et scénique ! 

S’il me fallait faire des citations, je n’aurais qu’à énumérer tous les morceaux. Je vais simplement signaler ceux qui ont produit le plus d’effet à la première représentation. 

Au premier acte, c’est d’abord le duo bouffe entre Dicéphile et Nicias. Il y a là un accompagnement de basson, dont le caractère bouffon est des plus divertissants. Puis, la poétique cantabile de Nicias, célébrant la beauté de Phryné, suivi du joli chœur de ses compagnons, dans le style du chœur de Philémon et Baucis, de M. Gounod. 

Le finale est plein de mouvement et de gaieté ; il est traversé par la jolie phrase de Phryné : « Si le front couronné de lierre, » qui se balance avec une rare élégance sur un accompagnement au rythme capricieux. J’aime moins le motif de Nicias, repris en chœur : « On raconte qu’un archonte, » peut-être un peu vulgaire dans son exubérante gaieté. 

Le second acte est d’une délicieuse couleur. Le duo de Nicias et de Phryné débute par une sorte de madrigal, soupiré par le ténor sur un gracieux dessin des premiers violons ; le dialogue s’engage entre les deux amants, bercé par les élégantes arabesques d’un motif à douze-huit, d’abord sur le ton de la galanterie, pour s’épanouir dans les transports enfiévrés de l’ardente passion. 

L’air de Phryné est d’une belle allure. Elle raconte comment se baignant un jour dans la mer, elle fut prise par les pêcheurs, qui la contemplaient, pour Vénus elle-même. Ce morceau, avec son accompagnement d’orchestre imitant les vagues et leurs bruissements harmonieux, est empreint, d’une rare poésie. Il s’achève par une sorte d’hymne à la reine de Cythère, chanté par Phryné, Nicias et Lampito, d’un beau caractère. 

L’ariette de Lampito a de la grâce dans son aimable simplicité. On a fait bisser les spirituels couplets de Dicéphile : « L’homme n’est pas sans défaut », enlevés, d’ailleurs, par M. Fugère, avec sa verve et son brio ordinaires. 

Le duo entre Dicéphile et Phryné est conduit avec une remarquable entente de la scène. Quand on pense que jadis on ne voulait pas reconnaître à M. Saint-Saëns d’aptitudes pour le théâtre, sous prétexte qu’il excellait dans la symphonie ! 

L’épisode de l’apparition produit grand effet. Tandis que Dicéphile se prosterne devant l’image d’Aphrodite, un chœur invisible, soutenu par des arpèges de harpe, achève de troubler ses sens. M. Saint-Saëns a trouvé là une jolie sonorité de voix, en faisant chanter à l’unisson, à la même octave, les contraltos et les ténors. 

Le chœur d’introduction : « Salut et gloire à Dicéphile » revient, comme conclusion, pour terminer la pièce, sur un ensemble brillant et sonore. 

Tel est ce charmant ouvrage, qui réunit toutes les conditions pour réussir à l’Opéra-Comique. 

L’interprétation est, d’ailleurs, excellente. Mlle Sanderson, qui fait ses adieux au public de ce théâtre dans le rôle de Phryné, gardera un précieux souvenir du succès que lui a valu sa dernière création. Jolie à miracle sous son costume grec, elle personnifie pleinement le type séduisant de la belle courtisane. Sa voix au timbre caressant, aux hardies envolées, sa grâce à la fois coquette et pudique, sa diction fine et intelligente ont eu bien vite raison de l’aréopage réuni l’autre soir à l’Opéra-Comique pour la juger. 

M. Fugere est parfait sous les traits de Dicéphile. Son comique de bon aloi, son jeu spirituel et d’une si juste mesure, sort organe franc et sonore, son débit si expressif en font un artiste vraiment hors ligne.

M. Clément a plu dans le rôle de Nicias. Son agréable voix de ténor a gagné en volume ; il chante avec goût et joue avec chaleur. 

Mlle Buhl est fort gentille sous le travesti de Lampito : elle vocalise avec une rare légèreté. 

Enfin, MM. Barnolt et Périer représentent d’une façon amusante les deux démarques, Gynalopex et Agoragine. 

Est-il nécessaire de dire que l’orchestre de M. Danbé et les chœurs de M, Carré ont, comme toujours, été excellents ? 

M. Carvalho a monté l’œuvre de M. Sains-Saëns avec un soin et un goût tout artistiques. Les deux décors de MM. Rubé et Chaperon méritent aussi une mention. 

VICTORIN JONCIÈRES.

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