Déjanire de Saint-Saëns
À MONTE-CARLO
« Déjanire » tragédie lyrique en trois actes, musique de M. Camille Saint-Saëns
(DE NOTRE ENVOYÉ SPÉCIAL)
La tragédie, en art lyrique comme en art dramatique, est la forme la plus élevée, la plus noble que puisse offrir le théâtre.
Elle ne peut naître que d’une pensée robuste, saine, lumineuse, attirée vers un idéal qui ne permet aucune concession, aucune faiblesse ; n’y atteint pas qui veut. Je ne crois pas que beaucoup de musiciens actuels puissent aborder ce genre sans risquer l’emphase, la lourdeur de style ou l’incohérence.
M. Camille Saint-Saëns, qui joint l’abondance du lyrisme à la richesse de la symphonie, n’avait pas à craindre de se fourvoyer en choisissant pour son nouvel opéra la fable de Déjanire, jalouse de son époux Hercule et lui donnant la fatale tunique de Nessus.
Nous savons que, pour le même sujet, il y a quelques années, Saint-Saëns avait écrit une importante musique de scène. Il a éprouvé le désir de prendre à son compte le poème laissé par Louis Gallet et de développer la partition d’une façon complète, plus digne de la marque glorieuse dont sont frappées ses autres œuvres.
Dans sa présenté homogénéité dramatique et musicale, l’histoire du vaillant fils d’Alcmène et de la rivale d’Iole apparaît plus merveilleuse, plus terrible, plus impressionnante.
Le cœur violent d’Hercule, l’amour en détresse de Déjanire, nous sont rendus avec une grandeur, un pathétique qui correspondent admirablement à ce qu’attendaient nos sens exaltés. La musique, lorsqu’elle s’attache à la fiction et qu’elle s’accorde en splendeur avec elle, – c’est ici le cas, – a ce don de placer l’action héroïque dans son atmosphère propre au lieu d’en déplacer l’intérêt.
Saint-Saëns, qui sait se mesurer aux poètes, a suivi avec son aisance superbe de maître, sûr de lui et familier du triomphe, le parallèle de l’amour et de la fatalité tracé par la légende. Il a mis en harmonie la ligne classique des récits avec les recherches mélodiques et symphoniques dont sont insatiables nos contemporains ; il a renforcé le caractère de sa tragédie en observant pour les foules qui entourent ses héros la tradition des chœurs antiques.
À quoi servirait de signaler des pages qui sont toutes empreintes de perfection, – la complainte d’Iole au deuxième acte, le duo d’Hercule et de Déjanire qui suit, l’ensemble final, – ce deuxième acte, au demeurant, est supérieur, puis le prélude du « quatre » où reparaît, dans les danses, l’orientalisme cher à Saint-Saëns, – les pages renouvelées de son poème symphonique la Jeunesse d’Hercule, – sans oublier tels morceaux qui flatteront l’an prochain le public de l’Opéra, comme l’air d’Hercule au quatrième acte ? À quoi servirait, en vérité, de scruter les détails de cette œuvre qui, dans sa plénitude, nous apparaît comme un magnifique bas-relief sculpté dans le marbre le plus fin ? J’y pensais en admirant la large fresque dessinée au finale du troisième acte par les masses chorales.
Pour une œuvre tour à tour si simple et si claire, si forte et si émouvante, perpétuellement située entre la douceur et la brutalité, il fallait une mise en scène d’une distinction toute particulière, sobre pour être dans la tradition, riche pour satisfaire aux progrès scéniques d’aujourd’hui. C’est dans ce domaine qu’intervint, avec son érudition incontestable, M. Raoul Gunsbourg. Il fallait également un chef d’orchestre de l’autorité de M. Jehin, des chœurs comme seul en possède l’Opéra de Monte-Carlo, des interprètes comme Félia Litvinne, Muratore, Mlle Dubel, M. Dangès, Mlle Bailac.
Ah ! l’étonnante artiste qu’est Mme Litvinne, dont la voix au pur métal semble faite pour toutes les musiques ; qui ont leur source dans l’âme. Avec quelle science la belle tragédienne, lyrique a su peser les emportements et les tendresses de Déjànire !
Mlle Dubel a soupiré les plaintes d’Iole avec une très intéressante musicalité ; au personnage sybillique de Phénice, l’intelligente Mlle Bailac a consenti sacrifier l’attrait de sa jeunesse charmante, et le baryton Dangès a composé et chanté le rôle de Phyloctète en grand artiste.
Mais voici, chaque fois annoncé par les cuivres triomphants, Hercule qui surgit, qui se dresse dans le rayonnement de sa force et de sa beauté ; il porte en ses yeux l’éclat des victoires et de l’amour ; malgré l’intime angoisse qui le tient au cœur, avant tout, par-dessus tout, il est l’être formidable dont la mort va faire un demi-dieu Hercule, tel que je viens de le rappeler, c’est Muratore.
Pour avoir modifié légèrement la légende, – et il ne pouvait guère l’éviter, – M. Saint-Saëns n’a pu donner à son ouvrage un titre à la façon des pièces de Sénèque, – et c’est dommage, car la figure du héros magnifique domine ici et, même lorsque Déjanire occupe la scène, c’est encore Hercule qui, invisible mais présent, anime toute cette tragédie de passion et d’horreur.
Édouard Beaudu.
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publication date : 18/09/23