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M. Massenet nous raconte son « Ariane »

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M. Massenet nous raconte son « Ariane »
AVANT LA PREMIÈRE DE L’OPÉRA
Un artiste et une pièce. — Le poème et les interprètes.

Le surmenage serait-il un vain mot ?

Je viens de voir un homme surmené, un des plus grands artistes de ce-temps, Jules Massenet, le musicien dont l’influence sur son époque a été l’une des plus considérables.

Et je me demandais en le quittant comment un écrivain musical qui a derrière lui une si magnifique carrière peut encore fournir un travail écrasant, écrire les cinq actes d’un opéra, en composer la partition, ce qui représente près de sept mille pages de manuscrits, en surveiller la mise au point, les répétitions, l’interprétation, faire enfin de l’œuvre sortie de son cerveau une création visible et chantante pour des milliers de spectateurs.

Quand on a vu de près ce travail, et l’effort en apparence si aisé du musicien qui l’accomplit, et son sourire si malicieux et si spirituel, la jeunesse de son regard, l’ardeur de tant de vie dépensée, on demeure ébloui devant là force et la vigueur que donnent le talent et la gloire aux hommes qu’il a consacrés.

Ariane, m’a dit le maître, répondant à mon interrogation ; vous êtes bien curieux ! Est-ce d’ailleurs le moment d’en parler ? Et ne vaudrait-il pas mieux laisser au public le soin de juger une œuvre qu’on lui aura présentée, dans sa réalisation définitive ?…

Mais comme j’insiste et que j’interroge, Massenet, tout plein de la fièvre de son sujet, m’en parle sans réticences ; il se félicite des répétitions et des bonnes volontés qu’il rencontre.

— Ce n’est pas une petite affaire que de régler jusqu’aux moindres détails une œuvre aussi longue. Il y a cinq actes à débrouiller, mais Gailhard est merveilleux, il a des répétitions trouvées. Le travail est léger avec lui. Il n’est pas fatigué malgré l’énorme labeur qu’il abat chaque jour, c’est un homme de fer. Il a une lucidité, une présence d’esprit !...

M. Massenet a quitté le fauteuil qu’il occupait, au début de l’entretien, il se promène maintenant dans la vaste pièce, furète, mais le voici devant son manuscrit. 

Le livret d’« Ariane »

— Ariane est divisée en cinq actes, reprend le maître sans transition ; le premier se passe devant l’antre du Minotaure, le second sur une galère, en pleine mer, le troisième représente un palais à Naxos, le quatrième nous transporte aux enfers, le cinquième au bord de la mer. Vous connaissez la fabulation ?

— Les légendes sur Ariane sont légion.

— Ce qui veut dire qu’il faut que je vous conte l’intrigue ? Et bien, la voici : Thésée, ayant vaincu le Minotaure, et ayant pu sortir du Labyrinthe, grâce au fil que lui donna Ariane, témoigne à celle-ci sa reconnaissance, en l’épousant. Ariane a une sœur, Phèdre, laquelle a pour Thésée un amour indomptable.

Cependant, l’affection de Thésée semble se relâcher et Ariane, qui s’en aperçoit, envoie Phèdre, auprès du héros pour... réchauffer ses sentiments ; Ariane, naturellement confiante, ne se doute pas de l’amour que Phèdre éprouve pour Thésée.

Vous comprenez que dès que ces deux êtres sont en face l’un de l’autre, leur passion se manifeste. Mais Thésée se souvenant de tout ce qu’Ariane a fait pour lui, lui restera fidèle.

Phèdre, jalouse et désespérée, s’éloigne. On apprend peu après qu’en proie à une colère aveugle, elle a jeté une pierre contre l’autel d’Éros et que la statue du Dieu est tombée sur elle et l’a écrasée.

La douleur de Thésée, lorsqu’il sait la mort de Phèdre, est si effroyablement poignante que le cœur d’Ariane s’en émeut, sublime de dévouement, et pour réparer le mal, elle descend aux Enfers pour y chercher Phèdre. Elle réussit à l’enlever, et les deux femmes remontent à la surface de la terre.

Alors la passion de Phèdre et de Thésée ne connaît plus de bornes, et malgré leurs serments, malgré leur loyauté, malgré leur volonté formelle, ils partent tous deux, laissant Ariane abîmée de désespoir, ils partent, sachant ce qu’elle a fait pour eux, mais ne pouvant résister à leur passion. 

Le poète. — Les interprètes

Mendès a fait un poème superbe sur cette intrigue, un poème clair, concis, et qui renferme des vers merveilleux de grâce, de légèreté, de simplicité.

Le livret contient les trouvailles les plus heureuses. La fatalité de la passion y règne et cependant il n’est pas triste, ainsi qu’on pourrait le croire.

Le maître saute à une autre idée :

— Mes interprètes, j’en suis enthousiasmé. Il y a trois rôles de femme : Ariane, c’est Bréval, qui est d’une élévation de sentiment, d’une noblesse vraiment remarquables. Grandjean est une Phèdre passionnelle, émouvante. Perséphone — ou, si vous voulez, Proserpine, reine des Enfers — c’est Lucy Arbell. Elle semble animer là, une de ces divinités mélancoliques que créa le génie de Gustave Moreau. Ce sera une belle création, elle y sera fatale, touchante… non, touchante ne rend pas ma pensée... attendrissante, oui, attendrissante.

M. Massenet marche à nouveau, puis, se trouvant près du piano, il s’assied devant le clavier :

— Pour la première fois, dans un opéra, me dit-il, il y aura dans le rôle de Perséphone une partie déclamée. Vous savez que Perséphone, enlevée par Pluton, roi des Enfers, est condamnée par Jupiter-Zeus à rester alternativement six mois auprès de son mari, et six mois auprès de sa mère.

Quelle n’est pas sa joie lorsqu’elle voit arriver à elle Ariane vivante, suivie de tous les esprits de la terre. Elle la touche, elle la palpe, elle n’ose croire à son bonheur : un être vivant dans le royaume des ombres.

Le maître accompagne son monologue d’une musique angoissée, prenante et qui finit dans un accent de triomphe.

— Vivante, clame-t-il, elle est vivante !

Et il se tourne vers moi, l’œil interrogateur.

Que dire au maître, sinon que je reste confondu de l’ardeur de ce cri musical si magnifiquement exprimé.

— Mais Ariane demande bientôt à Perséphone de lui rendre sa sœur Phèdre. Perséphone lui répond que c’est impossible. Alors, pour vaincre sa résistance, Ariane lui donne une immense brassée de roses fraîchement coupées.

Cette moisson odorante personnifie la terre et toutes ses joies aux yeux de la déesse éblouie. Elle cède, vaincue, au vœu d’Ariane.

— Emporte Phèdre, toi qui as su me donner cette joie de presser dans mes bras ces fleurs dont je suis née.

Les deux sœurs s’en vont, les trois grâces, les jeux, les plaisirs de tous les esprits de la terre qui vinrent avec Ariane pour l’aider à fléchir la divinité infernale, les suivent.

Et Perséphone, sur son trône noir, reste seule. Elle perçoit le vide glauque et désespéré qui l’environne. Les rosés se fanent, et ses bras lassés laissent tomber la gerbe qui s’effeuille.

Soudain, les trois Normes, vaincues elles aussi par les esprits du jour, reparaissent — M. Massenet plaque trois accords terribles, évocateurs — Les voyez-vous ? Elles sont, là, leur doigt se lève, inexorable, et ferme la porte des Enfers sur la troupe qui regagne la terre, pays de la lumière et des roses.

Oui, évidemment, cet acte, si différent des autres, sera lui aussi saisissant et grandiose, et d’un contraste bien curieux. 

Thésée et Pirithoüs

Et puis M. Massenet revient à ses interprètes masculins.

— Thésée, c’est Muratore, Muratore, c’est toute la jeunesse, le héros a dix-sept ans ; il est fougueux, passionné ; il a une ligne remarquable.

Son rôle est écrasant, mais il le supporte avec une belle prestance et une généreuse envolée. Pas un seul instant il ne faiblit, c’est un superbe Thésée.

Delmas est un admirable et farouche Pirithoüs. Vous savez sa science ; il a composé un personnage magnifique de ligne et de voix.

Puis le maître saute encore à un autre ordre d’idées. C’est un plaisir exquis de le suivre dans ses pérégrinations.

Il y aura des décors splendides, une mise en scène fastueuse. Il y aura, une galère où plus de trente personnes évolueront et qui sera entourée d’eau de tous côtés. Il y aura bien d’autres choses encore. Écoutez ces vers profonds, cette lamentation si triste, par quoi Mendès a tracé l’image de Perséphone :

Tant d’obscure épouvante et de plaintes funèbres
Ont lassé le courroux de la divinité.
Son silence impassible est fait de surdité,
Et la nuit de ses yeux ne voit plus les ténèbres.

Dans tout ceci, Massenet a seulement oublié de me parler de sa musique. Il ne m’a pas dit quel travail cette grande œuvre lui avait coûté, de quel effort il a voulu entourer cette Ariane pour chercher dans la pureté des rythmes, dans la nouveauté des images musicales, dans la tenue sévère de la musique, une traduction presque classique aux sentiments de ses héros de la Grèce fabuleuse.

Mais cela, les artistes le savent déjà, et ils s’apprêtent à acclamer l’Ariane comme la manifestation vraiment émouvante d’un magnifique talent toujours soucieux de se renouveler.

Paul Bersonnet.

Related persons

Composer, Pianist

Jules MASSENET

(1842 - 1912)

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Ariane

Jules MASSENET

/

Catulle MENDÈS

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