Thaïs de Massenet
THAÏS
COMÉDIE LYRIQUE EN TROIS ACTES, SEPT TABLEAUX
THÉÂTRES
Théâtre National de l’Opéra : Thaïs, comédie lyrique en trois actes, sept tableaux, tirée du roman de M. Anatole France, par M. Louis Gallet, musique de M. Massenet. — Théâtre de la Gaîté : Le 3° hussards, opéra comique à grand spectacle, en trois actes et six tableaux, de MM. Antony Mars et Maurice Hennequin. — Théâtre de la Porte-Saint-Martin : Monte-Cristo, drame d’Alexandre Dumas et Auguste Maquet, version nouvelle en cinq actes, quinze tableaux, par M. Emile Blavet.
L’apparition d’une œuvre nouvelle de l’auteur du Roi de Lahore, d’Esclarmonde, du Cid, de Manon, de Werther et de tant d’autres partitions célèbres, charmantes ou grandioses, est toujours un événement qui soulève la curiosité du monde musical tout entier.
Mais, cette fois, l’annonce de la première représentation de Thaïs avait, en outre, vivement attiré l’attention de tous les lettrés. Aussitôt qu’avait paru en librairie le délicieux « conte philosophique » (c’est ainsi que l’auteur désigne lui-même son livre dont le succès fut si grand) de M. Anatole France, ce fut un cri général parmi tous les critiques compétents : Il y avait, dans ce merveilleux exposé des mœurs mystiques et intimes de l’Alexandrie d’Égypte aux premiers temps du christianisme, un adorable sujet d’opéra. L’histoire de ce moine prenant l’amour que lui impose inconsciemment une belle comédienne pour une inspiration céleste l’invitant à convertir la folle pécheresse et à la ramener vers Dieu, donnait lieu à des situations essentiellement passionnées et par conséquent lyriques...
C’est M. Louis Gallet qui s’est chargé de cette très délicate et très littéraire besogne. Il a tiré de Thaïs un libretto tout à fait remarquable. Poussant le désir de ne pas affaiblir par la puérile recherche des rimes plus ou moins riches, l’intensité de la pensée de l’auteur et le coloris de ce roman exquis, M. Gallet a eu l’originale et habile audace d’écrire son poème en prose rythmée. C’était ajouter à l’intérêt même de l’ouvrage un attrait des plus puissants. L’essai a réussi et le musicien n’a pas été troublé un seul instant par cette innovation hardie. L’épreuve est donc définitive : on peut désormais citer cet exemple pour affirmer que les livrets d’opéras n’ont pas besoin d’être rimés...
Voici comment M. Louis Gallet, — avec sa science parfaite et son habileté de dramaturge lyrique, — a découpé le beau conte de M. Anatole France.
Athanaël, — le frère Paphnuce du livre, — est un de ces moines des premiers siècles du christianisme qui s’étaient retirés dans le désert de la Thébaïde pour y mener la vie pieuse et simple des anachorètes.
Mais il a récemment traversé Alexandrie, la riche ville d’Égypte, et il en est revenu frappé d’horreur. La ville entière est sous le charme de la beauté d’une courtisane, Thaïs, prêtresse de Vénus, qui règne sur le peuple tout entier.
Il rêve de ramener à Dieu cette merveilleuse et terrible créature et, malgré les objurgations de ses frères, il part à la conquête de cette âme...
Le voici de nouveau à Alexandrie chez l’élégant Nicias, un ami d’autrefois, resté païen, hélas ! Nicias a, précisément, pour le moment, les bonnes grâces de Thaïs. La courtisane s’étonne de l’audace de cet homme rude, qui vient troubler la fête. Elle rit de ses paroles austères. « Rien n’est vrai que d’aimer ! » lui répond-elle, entourée de sa cour d’adorateurs.
Cependant, Athanaël vient la trouver en sa maison, sans se décourager. Il l’embrase de ce feu qui le possède, il lui peint les douceurs de la vie éternelle, à elle qui craint la mort et la perte de sa beauté. Son éloquence est terrible et séduisante... Il triomphe : il convertit Thaïs, qui, malgré les protestations de toute une ville, le suit, ayant renoncé à ce qui fut sa folle existence, extasiée, rayonnante de sa foi nouvelle. Elle se laisse conduire dans un monastère, où elle devient une sainte.
Mais Athanaël, retourné au désert, ne retrouve plus son calme d’autrefois. Son heureuse paix l’a fui. Il a eu beau parler avec mépris de la beauté périssable, la vision de cette beauté de Thaïs le poursuit. Il est hanté de visions troublantes et assiégé de tentations. Le prétexte du ballet est justement un rêve où tous les démons se liguent pour lui offrir cette Thaïs qu’il aimait donc, non en saint, mais en homme.
Il revient à lui, mais il est averti, par une divination, que Thaïs va mourir. Il accourt, éperdu, au monastère où il l’a enfermée, où elle a racheté ses fautes par la prière et les mortifications.... Il blasphème, à présent, sa passion se déchaîne. Il a perdu sa vie pour un vain songe de perfection. Oui, il n’y a de vrai que l’amour, qu’il a dédaigné, et, fou de rage, dévoré de désirs, il cherche à enlacer Thaïs, déjà ravie en de mystiques espoirs, et qui ne l’entend plus. Vainement, il la supplie de vivre encore ; il est trop tard, le souffle de Thaïs s’exhale dans une paix divine, et le solitaire, révolté contre ce Dieu qu’il voulut servir, demeure écrasé de douleur.
Sur ce poème, M. J. Massenet a composé une partition très brillante et très colorée, remplie de mélodies « enveloppantes » et de chaudes harmonies. L’orchestration est d’un coloris intense, d’une sonorité à la fois éclatante et mystérieuse, savante et claire, profonde et simple.
On a particulièrement applaudi le premier tableau entier, avec la belle phrase de Palémon : « Ne nous mêlons jamais aux gens du siècle », et la symphonie de l’apparition où se trouve le « motif conducteur » du rôle de Thaïs ; puis, au deuxième tableau, les imprécations d’Athanaël ; le délicieux air de Thaïs répondant aux supplications du saint par un défi au nom de l’amour.
L’entr’acte symphonique, consacré aux amours d’Aphrodite et d’Adonis, est d’une richesse et d’une originalité d’instrumentation tout à fait remarquables.
Au troisième tableau, après un adorable « monologue », ce n’est plus qu’un long et délicieux duo entre Thaïs et Athanaël : les déclamations du saint et les résistances voluptueuses de Thaïs sont exprimées avec une justesse d’expression admirable.
La « méditation religieuse », qui suit ce tableau, contient un solo de violon qui a soulevé de longs applaudissements.
Le tableau suivant est rempli par l’air de la conversion. Le final — un chœur très mouvementé — a produit un immense effet.
Dans le ballet, Mlle Rosita Mauri s’est fait beaucoup applaudir, et on a apprécié le talent très inattendu de M. Delmas comme comédien-mime.
Enfin, la mort de Thaïs, avec les chants psalmodiés par les religieuses qui l’entourent, est une page de toute beauté.
On a, sans réserve, pu acclamer l’interprétation de cette œuvre remarquable : Mlle Sybil Sanderson, l’inoubliable Esclarmonde et la définitive Manon, de M. Massenet, l’adorable Phryné, de M. Camille Saint-Saëns, s’est surpassée dans la création du rôle de Thaïs. Son début à l’Académie nationale de musique l’a définitivement consacrée comme une des plus grandes artistes lyriques du monde entier. Le timbre si charmant de sa voix, dont le volume semble s’être accru en proportion avec la dimension du nouveau vaisseau qu’il lui fallait remplir, n’a rien perdu de sa pureté, de sa claire jeunesse et de sa pénétrante élévation. Le triomphe de Mlle Sanderson. a été complet et incontestable.
M. Delmas a retrouvé, dans le rôle d’Athanaël, le succès que lui avait mérité sa création, à Paris, du rôle de Wotan, de la Walkyrie. Il y a déployé, avec. plus de force encore peut-être, ses rares qualités de tragédien et de chanteur de la grande école.
La jolie voix de ténor de M. Alvarez a fait valoir à merveille le rôle de Nicias ; M. Delpouget a supérieurement tenu le rôle du cénobite Palémon ; enfin, Mmes Héglon et Marcy ont fort bien chanté et joué les deux petits rôles des courtisanes Crobyle et Myrtale, qui ne paraissent qu’au second tableau.
Les décors de M. Carpezat et de M. Jambon sont fort beaux et les costumes sont très artistiques.
Le succès de Thaïs aura un grand retentissement : il constitue, pour l’école française tout entière, une preuve indéniable de supériorité dont nous nous déclarons très heureux. […]
FERNAND BOURGEAT
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publication date : 18/09/23