La Reine de Chypre. 1er article
Académie Royale de Musique
LA REINE DE CHYPRE, Poëme de M. de St-George, musique de M. Halevy.
(1er Article.)
C’est mercredi dernier que cette œuvre a été livrée à l’impatience publique. Jamais mise en scène n’avait été conduite avec tant d’activité, et lorsqu’on songe à l’importance du poëme, au développement de la partition, à l’éclat du spectacle et des costumes, on est amené forcément à faire l’éloge de la direction nouvelle.
L’action du poëme se développe vers le milieu du XVe siècle. Les deux premiers actes se passent dans la république de Venise, les trois derniers en Chypre. Catarina Cornaro, nièce du patricien Andréa, l’une des plus nobles familles de Venise, doit épouser Gérard de Coucy, chevalier français. Tout est prêt pour leur union, quand un événement imprévu vient subitement rompre ce projet d’alliance.
Le dernier des Lusignan, roi de Chypre, chassé par son peuple, s’est réfugié à Venise, qui, depuis longtemps, cherche le moyen de s’emparer de ses états. Le conseil des Dix croit l’instant favorable venu ; il accueille avec honneur le proscrit et lui fournit des troupes et de l’or pour reprendre ses états ; en même temps il a résolu de se l’attacher par une alliance. Le sénateur Mocenigo vient annoncer à Andréa que sa nièce a été choisie pour devenir l’épouse du roi de Chypre. Le patricien veut refuser ; Coucy à sa parole. Mocenigo ne lui laisse d’autre alternative qu’une couronne pour sa nièce ou la mort pour lui.
Au second acte, le sénateur Mocenigo déclare à Catarina que, si elle veut sauver Gérard, il faut rompre avec lui, le repousser. Catarina s’indigne, elle est résolue à braver les vengeances dont on la menace. Le terrible envoyé du conseil soulève la tapisserie de la chambre secrète d’où il est sorti et lui montre des spadassins cachés. Au troisième acte, on est à Nicosie, capitale du royaume de Chypre. Mocenigo, arrivé dans cette ville comme ambassadeur de la république de Venise, apprend que Gérard de Coucy est également en Chypre ; il tremble que sa présence ne mette obstacle au mariage prochain entre Lusignan et Catarina et aposte des spadassins pour l’assassiner. Gérard est sauvé par un inconnu auquel il jure une éternelle amitié.
Le quatrième acte, représente la grande place de la ville sur le port. Le peuple se livre à la joie, il accourt pour assister au débarquement de la reine, qui doit passer sur la place pour se rendre à la cathédrale. Bientôt on voit au loin le vaisseau qui porte Catarina. Fête générale. Défilé du cortège royal. Gérard, qui n’abandonne pas sa vengeance, paraît, et il jure de frapper l’époux de Catarina lorsqu’ils sortiront de l’église. Enfin, la cérémonie est terminée. Le cortège reparaît. À ce moment, Gérard, l’épée à la main, s’élance vers le roi pour le frapper. Catarina, à la vue de son amant, pousse un cri et se jette entre lui et Lusignan. Mais Gérard a laissé tomber son arme ; il a reconnu son sauveur en la personne du roi. Le peuple veut massacrer l’assassin, mais Lusignan le sauve une seconde fois en le prenant sous sa protection.
Au cinquième acte, deux ans se sont écoulés, Catarina n’est pas heureuse, mais du moins elle est tranquille ; elle n’a plus revu Gérard ; sans doute lui aussi s’est résigné ! La reine est devenue mère. Lusignan, lui, traîne de tristes jours, rongé par un mal inconnu qui le conduit lentement au tombeau. Catarina passe sa vie auprès du roi. C’est de sa part un dévouement infatigable pour cet homme malheureux qui l’aime et qu’elle ne peut aimer, car son cœur est toujours à Gérard. Un jour, on annonce un chevalier qui veut rester inconnu et qui dit avoir un secret important à révéler. Cet homme n’est autre que Gérard. La reine est effrayée ; elle veut se retirer ; elle a peur d’elle-même ; mais Gérard la rassure en lui montrant la croix qu’il porte sous sa robe ; il est chevalier de Rhodes ! Au moment où il déclare a la reine que les jours du roi sont en danger et qu’il vient pour le sauver, Mocenigo paraît et s’écrie qu’il est trop tard. C’est lui qui, par les ordres de la république, a empoisonné Lusignan. C’est sur Gérard et Catarina qu’il fera tomber les soupçons. Qui les défendra ? « Moi ! » dit Lusignan, qui a tout entendu, et il fait arrêter Mocenigo ; celui-ci cependant s’est approché de la fenêtre et a eu le temps de donner le signal de la révolte qui éclate aussitôt.
Gérard et le roi presque mourant combattent côte à côte. Les Vénitiens sont enfin repoussés dans leurs vaisseaux. Mais Catarina arrive pour recevoir le dernier soupir de Lusignan et les adieux de Gérard qui retourne à Rhodes. La reine montre alors son fils au peuple et s’écrie : « Le roi n’est plus ! » À quoi le peuple répond : « Vive le roi ! »
En écrivant cette analyse, nous nous sommes vu forcé d’omettre un grand nombre de détails et de situations que nous allons compléter en nous occupant de la partition.
Certes, ce n’est point après les deux premières représentations d’une œuvre aussi importante, que l’esprit peut saisir toutes les beautés qu’elle renferme. Pour que les morceaux prennent leur place et se casent convenablement, ils ont besoin de s’isoler de l’action du poëme. Nous ne donnerons donc aujourd’hui que nos premières impressions, nous réservant d’analyser la nouvelle partition de M. Halévy dans un second article tout musical.
Comme morceau capital, citons d’abord, au troisième acte le duo du Beau page de France, chanté par MM. Duprez et Barroilhet. C’est là une de ces pages qui font époque ; ce duo est à la hauteur des plus beaux passages de nos chefs-d’œuvre actuels. Duprez et Barroilhet le chantent d’une manière admirable ; l‘andante surtout a électrisé toute l’assemblée. Qui n’aura gardé souvenir de cette phrase si délicieuse, Un bras four la défendre, un cœur pour la chérir, elle a fait vibrer toutes les âmes aux accents de nos deux grands chanteurs. Dans ce magnifique duo, Duprez et Barroilhet se sont disputé les bravos du public. Ce duo est d’ailleurs dans une situation charmante : la scène représente un délicieux casino : au milieu d’une fête, le roi de Chypre, masqué, vient arracher aux poignards des assassins, Gérard, l’amant de sa fiancée. Ces deux hommes ne se connaissent ni ne veulent se faire connaître l’un à l’autre ; mais le même ciel les a vu naître ; l’amour de la patrie confond bientôt leurs sentimens dans la plus douce intimité ; ce beau duo : Salut à cette belle France, morceau d’une coupe large et procédant de la grande école, est précédé de piquans couplets, fort bien dits par Massol, au milieu des jeux et des danses. Ces couplets sont d’une facture neuve et pleine de franchise ; l’effet n’a pas été un seul instant douteux. Nous avons voulu nous occuper avant tout de cette scène, parce qu’elle a eu les honneurs de la soirée.
Parlons maintenant du premier acte : l’ouverture se compose d’une simple introduction avec un ravissant passage par les violoncelles ; puis une barcarolle dans la coulisse amène Duprez sur la scène près de Mme Stoltz ; ici bientôt un beau duo : En ce jour plein de charmes ; Mme Stoltz et Duprez le disent parfaitement ; A moi son cœur et pour toujours, termine ce morceau d’une manière doublement remarquable pour les exécutans et pour le compositeur.
À ce duo succède immédiatement un trio dont Bouché vient prendre la partie basse. Ce trio est l’un des meilleurs de l’ouvrage ; il est instrumenté avec le plus grand talent. Bouché, qui n’est pas toujours bon, a été fort bien dans tout ce premier acte ; justice à qui de droit. Le premier acte se termine par un final d’un puissant effet.
Au second acte, après une gracieuse sicilienne avec chœur dans la coulisse, se déroule une grande scène dans laquelle Mme Stoltz a déployé non seulement le talent d’une grande chanteuse, mais encore le sentiment dramatique le plus élevé. Toute cette scène brille de mille contrastes admirablement saisis par Mme Stoltz, et qui seront encore mieux appréciés aux représentations suivantes ; plus loin, Duprez ouvre un duo dans l’andante Près de toi, est un petit chef-d’œuvre, tel que l’interprète ce grand artiste ; il est suivi d’un allegro qui termine vigoureusement le second acte.
Le troisième acte doit tout son éclat au magnifique duo dont nous avons déjà parlé.
Au quatrième acte, mise en scène magnifique ; là Duprez chante une cavatine ravissante, à laquelle succède un récitatif de vengeanceaccueilli au milieu des bravos. Pendant la marche du cortège, les fameuses trompettes romaines produisent un effet imposant.
Au cinquième acte, Barroilhet chante une romance fort bien écrite et dont il tire un excellent parti. Cet acte est surtout remarquable par le grand duo entre Duprez et Mme Stoltz. La phrase de Mme Stoltz : De moi prenez pitié, Seigneur, reprise par intervalle, est du plus puissant effet dramatique. Un quatuor parfaitement coupé et traité avec beaucoup d’art, couronne ce cinquième acte.
Les décors et les costumes sont d’un luxe qui égale au moins tout ce qui a été fait dans ce genre ; la mise en scène est des plus brillantes ; musique, poème et spectacle, tout enfin promet un long avenir à la Reine de Chypre et rappellera les beaux jours de la Juive.
Duprez, Barroilhet et Mme Stoltz ont chanté avec une grande supériorité ; Massol et Bouché ont été très-satisfaisans ; les chœurs seuls laissaient encore à désirer, et cependant de combien ils surpassent ceux des Italiens !
Une dernière observation avant de terminer ; depuis longtemps, il est passé dans un certain monde comme axiôme, qu’on ne chante bien qu’aux Bouffes. Nous dirons à ce monde : allez entendre la Reine de Chypre.
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Fromental HALÉVY
/Henri de SAINT-GEORGES
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publication date : 16/10/23