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La partition d'Herculanum

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La partition d’Herculanum.
Félicien David.

Les deuxième et troisième représentations d'Herculanum ont confirmé nos impressions de la première soirée. Le vrai public, – celui qui ne tient ni à la presse, ni au théâtre, – a manifesté sa sympathie. Le bureau de location est littéralement envahi, et pour peu que ce mouvement continue, l'incendie d'Herculanum sera le triomphe, et en quelque sorte le brûlant piédestal de MM. Méry et Félicien David. Nous le souhaitons de grand cœur, car nous le répétons, il est indispensable de varier le répertoire de notre première scène lyrique, en y appelant, en y intronisant des hommes et des éléments nouveaux.

C'est à ce titre surtout que nous aurions désiré l'unanimité des suffrages de la presse à l'égard de la partition d'Herculanum, mais là commence l'impossible : on n'est jamais moins d'accord qu'en appréciation de musique dramatique. Nos chefs-d'œuvre consacrés ont éprouvé les vicissitudes des premières représentations. Le temps seul a fait justice des erreurs qui se sont produites à l'heure des sensations primitives. C'est qu'il faut plus d'une audition pour comprendre les choses élevées, pour les admirer ou les condamner sans appel.

En attendant que l'opinion générale, – celle qui fait loi, – ait jugé en dernier ressort, laissons dire la plume de M. J. d'Ortigue ; elle va nous tracer sa pensée sur la musique d'Herculanum, et si parfois nous oublions de nous rencontrer, bien que sur le même terrain, les éloges de notre collaborateur n'en auront que plus de prix, en témoignant de la complète indépendance de la critique du Ménestrel.

*

Depuis cette fameuse année de l'ode-symphonie du Désert où le talent de M. Félicien David se manifesta tout à coup d'une manière si inattendue, j'avais eu peu d'occasions de parler de ses divers succès. Aussi ai-je saisi celle qui se présente aujourd'hui de dire mon opinion sur cet aimable compositeur dont je m'honore d'être le compatriote. Félicien David n'est pas le seul, du reste, qui me réconcilierait avec le pays qui m'a vu naître, si j'étais assez mal né pour le bouder. M. Maurin, M. Viguier (deux virtuoses qui sont pour moitié dans la merveilleuse exécution des derniers quatuors de Beethoven, où M. Chevillard figure comme violoncelliste, et M. Sabatlier comme second violon), trois autres violonistes, d'un fort beau talent, MM. Frédéric Giraud, Briard, Dumont ; une habile cantatrice, Mlle Séguin ; un organiste, critique et contrapuntiste distingué, M. François Séguin ; un troubadour poète, compositeur, instrumentiste, bibliophile, touriste et paysagiste, Bonaventure Laurens, tous, jusqu'au bon Castil-Blaze, qui, malgré les aberrations de ses dernières années, fut non-seulement un homme d'esprit, mais quelquefois un homme d'un excellent esprit, me rendent chers le beau soleil qui a échauffé leur génie, le sol généreux qui les a nourris, l'énergique et harmonieux dialecte qu'ils ont parlé. Félicien David est de ceux-là : Primus inter pares. Ne soyons pas ingrats envers les provinces. Paris, qui n'a pas bon goût en tout, l'a parfois mauvais en ceci. Non contente du tribut que cette capitale tire des contrées qui l'environnent, elle empoche le tribut et dénigre les tributaires. Il est certain que Félicien David n'eût jamais écrit le Désert s'il n'était venu à Paris ; mais il est également certain que le Désert n'eût jamais été écrit si David n'eût jamais quitté Paris, s'il n'eût été en Orient, et surtout si son berceau n'eût été placé parmi les thyms et les genêts, aux saveurs vives et fortes, sur une de ces cimes dorées et empourprées du Luberon, d'où l'œil aperçoit dans le lointain la mer bleue à travers une échappée de pins et d'yeuses.

Félicien David est en musique un paysagiste aux tons chauds. Ses plans, il est vrai, sont peu étendus. Ils ne se combinent pas entre eux, ils ne rentrent pas les uns dans les autres au moyen de ces lignes savamment mobiles et fugitives, qui sont tantôt centre, tantôt limites. Mais ces plans sont si bien découpés, si nettement accusés, que tous les objets sont en saillie, en relief et lumineux. Vous rappelez-vous l'effet et le charme de cette première apparition du Désert au Conservatoire ? Quel enchantement et quelle surprise ! Comme au sortir de cette séance et de celles qui la suivirent au Théâtre-Italien, tous les instruments, toutes les voix se mirent en train de répéter et le chœur Louange à toi ! et la marche de la caravane, et l'hymne suave à la nuit, et le coup de vent dans le désert, et le lever du soleil, et la mélancolique chanson arabe, et la danse des Almées, autant de petits tableaux de genre, mais complets ; séparés, mais si bien avoisinés entre eux ! C'est qu'il y avait là comme un défi aux grands et pompeux développements symphoniques ; il y avait l'à-propos, le bien joué, la réussite leste, le choix du moment.

Le talent de Félicien David est un talent essentiellement lyrique, beaucoup plus lyrique que dramatique. J'ai l'air, en cet instant, de détourner les mots de leur sens naturel ; point du tout, je les y ramène. On dit un drame lyrique, un théâtre lyrique, pour distinguer simplement un drame avec musique, un théâtre où l'on fait de la musique, d'un drame et d'un théâtre sans musique. Mais il y a, en musique, le génie lyrique bien distinct du génie dramatique. Gluck, Meyerbeer, sont doués au plus haut degré du génie dramatique ; Rossini, dans Guillaume Tell, a uni la plus grande inspiration dramatique à la plus belle inspiration lyrique. Mozart a le privilège d'être le modèle accompli du genre dramatique dans ses chefs-d'œuvre de théâtre, et du genre lyrique dans sa musique instrumentale ; j'en dirai presque autant de Weber qui a mêlé le lyrique au dramatique, et dans ses œuvres pour la scène et dans ses compositions pour les concerts. Quant à Beethoven, les beautés de sa partition de Fidelio, des intermèdes d'Egmont et des Ruines d'Athènes, laisseront dominer toujours en lui le grand caractère du lyrisme dont il est la plus sublime expression. Il y a sans doute du dramatique dans ce lyrisme, mais un dramatique bien au-dessus des sentiments dont le choc et la lutte font l'objet, à la scène, des représentations des passions humaines.

En attribuant donc un de ces deux genres au talent de Félicien David , je crois avoir donné la mesure de l'opinion que j'ai de lui. Ces deux genres se sont donnés la main chez un si petit nombre d'artistes ! il y à tant d'autres artistes que l'on ne sait véritablement comment classer ! qui font des symphonies, qui font des opéras, indifféremment, comme je ferais, moi, avec moins de talent sans doute, aujourd'hui une ode, demain une tragédie ; qui font des symphonies et des opéras sans avoir la moindre parcelle du génie lyrique et du génie dramatique, comme d'autres font bravement des messes, des motets, sans s'inquiéter des convenances liturgiques, du sens des textes sacrés ! II y a tant de ces artistes ! Cela est bien écrit, cela est bien disposé pour les voix, bien orchestré, soit ! mais, malheureux, le style ! où est le style ?

Le style ! Félicien David a un style ; il est lui. « Il boit dans son verre, » quelle qu'en soit la grandeur. Mais ce style, il est lyrique plus que dramatique. Ce sont les voix de la nature qui calment l'homme en le faisant rêver, bien plus que les passions qui l'agitent, qui ont délié la voix de Félicien David. Heureusement le sujet d'Herculanum prête au lyrique. M. Méry sait trop bien son David ; il a un trop bon diagnostic ; il ne s'y est pas trompé. Félicien David, de son côté, a eu une ambition, noble ambition ! celle d'arriver à notre première scène. Et son ambition a été pleinement justifiée. Son succès est éclatant ; trois représentations l'ont confirmé. Un grand succès à l'Opéra ! il en jouit, le compositeur lyrique. Dieu me garde de troubler sa fête. Cela le pose définitivement, dit-on, c'est vrai. Et cependant, laissez-moi le dire, cette muse du Désert, si chaste, si pure, dont le profil virginal se détachait si gracieusement à la lueur des étoiles, sur les sables mouvants de la mer, sur la crête des monts, dans l'épaisseur des forêts, cette muse livrée au contact du machiniste et du costumier ! voilà, je le confesse, ce qui m'avait effrayé tout d'abord. Je n'accuse pas Félicien David. Je fais le procès à l'époque, à cette époque qui, en fait de musique, ne compte pour rien sonate, trio, quatuor, messe, symphonie, oratorio, tout ce qui ne se représente pas sur la scène, tout ce qui ne se taxe pas sur le registre du caissier, tout ce qui ne se cote pas à la hausse de la claque. Oui, pour cette époque, nulle renommée de bon aloi, si cette renommée n'emprunte son éclat à la lueur de la rampe. Vous aurez fait des chefs-d'œuvre, Dieu me pardonne, comme Beethoven en faisait il y a trente ans, comme Mendelssohn en faisait il y a dix ans. Cela ne s'évalue pas ; vous êtes toujours en discussion ; vous n'avez pas fait vos preuves. « Sonate, que me veux-tu ? » Mettez une opérette dans la balance. Ah ! c'est bien différent !

Voilà ce que je voulais dire. Je l'ai dit. J'en serai plus à l'aise pour parler de la musique d'Herculanum.

Après une remarquable introduction d'un caractère sombre et grandiose, le premier acte débute par un beau chœur en ut. L’entrée de Nicanor est pompeuse, et cette première scène se termine par une marche d'un caractère solennel. Les couplets d'Hélios et de Lilia :

Dans une retraite profonde,

en la mineur, sont empreints d'une douce mélancolie. – La scène de la séduction d'Hélios est belle et dramatique. Le pauvre néophyte s'efforce en vain de lutter contre la tentation ; sa foi chancelle, l'image même de sa bien-aimée Lilia s'efface devant les charmes de l'enchanteresse. Quelle ivresse, quel délire, quelle extase dans la poésie et la musique de ce couplet que je me fais un plaisir de citer :

Je veux aimer toujours dans l'air que tu respires,
Déesse de la volupté !
Mes astres sont les yeux, mes rayons tes sourires.
Mon soleil sera ta beauté.
Dans ces jardins de fleurs l'extase est embaumée,
L'ombre est tiède, le gazon doux...
En te voyant ainsi par un mortel aimée,
Les anges du ciel sont jaloux !

J'ajoute que l'orchestre et la mélodie sont également admirables. Roger rend toute cette scène avec une grande supériorité.

L'orchestre est également poétique dans le passage :

Sa voix, écho de Dieu, fera taire la vôtre.

Dirai-je que j'ai trouvé dans la fin de cet acte quelques ressemblances avec Weber et avec le Moïse de Rossini ? Mais où ne trouvera-t-on de ces ressemblances de bonne famille ?

Les beautés abondent dans le second acte, qui est, selon moi, le plus remarquable et le plus complet. J'aurais bien néanmoins quelque chose à dire sur la manière dont les paroles de l'introduction sont scandées, par le musicien bien entendu, et sur la seconde moitié de cette introduction qui rappelle la mélodie de La Jeune fille et la mort, de Schubert, ou plutôt un très-bel andante d'un quatuor d'instruments à cordes du même auteur, qui repose sur le thème de cette mélodie. Je pourrais citer, des musiciens qui, comme moi, ont été frappés de cette réminiscence. Mais comme le compositeur prend sa revanche dans le chœur :

Roi du ciel, maître de la terre,
Tout chrétien t'adore à genoux ;
Tu nous dormes l'eau salutaire,
Dans la foi, Seigneur, soutiens-nous.

Il y a plaisir à transcrire de pareils vers. Domine adauge nobis fidem. M. Méry connaît les textes sacrés comme il connaît ses auteurs classiques. C'est là un des plus beaux chœurs de la partition. Il n'est pas accompagné ; il n'en produit que plus d'effet. La répétition par les voix de basses des mots : À genoux, – soutiens-nous, sur chaque période, est pleine de noblesse et d'ampleur. C'est dans le duo suivant entre Nicanor et Lilia, qu'on a signalé avec raison une analogie de situation avec la scène de Bertram et d'Alice, au deuxième acte de Robert. La mélodie de la tirade de Lilia commençant par ce vers :

Non, je ne puis souffrir ces paroles infâmes !

est d'une grande énergie ; mais le musicien a réservé toutes les richesses de son imagination pour la scène suivante, où l'on voit une double apparition ; celle de Satan à Liha, la pauvre fiancée d'Hélios, délaissée par lui, et l'apparition aux yeux de Lilia d'Hélios aux pieds d'Olympia. À une instrumentation vraiment infernale, aux sonorités déchirantes qui semblent sortir des entrailles de la terre, succèdent les accords les plus voluptueux. Très-beau contraste. Et cependant, tout est sobre, rien d'exagéré et de forcé dans les couleurs.

Le troisième acte est celui des enchantements. Olympia dit à Hélios :

Ici tout est réel, le reste n’est qu'un songe
Que tu dois à jamais effacer de ton cœur
À toi mon âme !
Mon cœur à toi !
Je suis la femme
Qui te fais roi.

C'est ici le triomphe de Mme Borghi-Mamo, la beauté olympienne de l'opéra : Patuit dea. Avec quelle vigueur et quel éclat elle lance les couplets :

Viens, ô blonde déesse,
Sourire â notre ivresse !

Puis les airs de ballet. Ils sont délicieux ; ils rappellent, tantôt les coquetteries instrumentales de la danse des almées, tantôt certain rondo charmant de certaine symphonie en mi bémol de notre auteur. Pour les danses!... oh ! les danses, c'est une autre affaire. Ne m'en parlez pas, ou plutôt je n'en parlerai pas, car je n'ai pas d'opinion là-dessus. Ne me demandez donc pas les noms de ces messieurs et de ces dames, car je ne les connais pas. C'est dans de pareils moments que les rédacteurs de la Maîtrise doivent assister à la représentation les oreilles bien ouvertes, mais les yeux fermés.

Chœur de bacchantes à la Haendel ; conseils perfides de Satan à Hélios :

Va donc ! va ! déshonore
Sa pureté !

tout cela vivement coloré, vigoureusement instrumenté.

Je passe au 4e acte. Beau chœur des esclaves de Satan après le monologue de ce dernier. Ce chœur, à trois temps, en sol mineur, est plein de rhythme et de mouvement ; il y a là une belle veine d'inspiration qui se retrouve encore dans la reprise :

Que son sommeil
Soit sans réveil.

Nous sommes arrivés au morceau le plus brillant, le plus pathétique et le plus dramatique de l'ouvrage, le duo d'Hélios et de Lilia. Hélios n'est coupable que d'entraînement ; son âme est restée chrétienne, son cœur fidèle. Il est accablé de remords, il implore son pardon ; la douce Lilia le console, le raffermit, lui rend l'espérance. Scène de douce et religieuse tendresse, mélodies touchantes, mystérieuses harmonies. Tout à coup l'homme nouveau se refait en lui ; le vieil homme disparaît ; il ne rêve plus que les délices du martyre, et ravi déjà dans le troisième ciel, il entonne, et Lilia répète avec lui, dans un divin enthousiasme, l'hymne de la régénération :

Oui, la mort qui nous purifie,
Pour jamais me rend ton amour.

Ce saint transport, si bien exprimé par les deux interprètes, Roger et Mme Lauters, se communique à tout l'auditoire qui veut entendre une seconde fois cette magnifique protestation.

Des six rôles de la pièce, quatre sont des rôles principaux. Le compositeur a écrit les deux rôles de femmes dans les cordes les plus brillantes de la voix de Mme Borghi-Mamo et de la voix de Mme Lauters. Roger chante et déclame le sien en artiste consommé. La belle voix d'Obin se développe à merveille dans le rôle de Nicanor. Enfin, Marié et Coulon prêtent une couleur caractéristique aux rôles de magicien et de Satan. L'orchestre est superbe. Sauf une scène du premier acte dans laquelle les choristes ont un peu baissé, par suite de l'éloignement où ils sont de l'orchestre, l'exécution a été parfaite, et ne peut manquer d'avoir sa bonne part du succès d'Herculanum.

J. d'Ortigue.

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Félicien DAVID

(1810 - 1876)

Man of letters, Journalist

Joseph d' ORTIGUE

(1802 - 1866)

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publication date : 15/10/23