Théâtre impérial de l'Opéra-Comique. Lalla-Roukh
THÉÂTRE IMPÉRIAL DE L'OPÉRA-COMIQUE.
Lalla Roukh, opéra-comique en deux actes, paroles de MM. Michel Carré et Hippolyte Lucas, musique de M. Félicien David. — Reprise de Rose et Colas, opéra-comique en un acte, paroles de Sedaine, musique de Monsigny.
M. Perrin vient de nous offrir en une seule et même soirée, ainsi qu'il nous l'avait promis, deux spécimens de musique ayant entre eux un siècle de distance ; et, séance tenante, le public et les gourmets de l'art ont pu établir un parallèle intéressant entre les ariettes expressives qui charmaient nos pères et la musique ample et colorée de nos jours. Monsigny et Félicien David avaient été choisis pour cette lutte courtoise entre le passé et le présent : l'auteur du Déserteur et l'auteur du Désert!... (nous ne l'avons pas fait à dessein...) Mais cette fois l'étude rétrospective s'appelait Rose et Colas, et c'était Lalla Roukh qui entrait dans la lice avec la bannière des temps modernes.
Nous en demandons pardon à Monsigny, nonobstant son âge vénérable, nous donnons le pas à notre cher contemporain, qui vient de remporter son plus beau succès théâtral. Pour Félicien David, cette soirée de lundi dernier a été significative, et notre Opéra-Comique n'a plus le droit de douter de la vocation lyrique de cette musique de l'Orient. La partition de Lalla Roukh renferme des trésors de grâce, de finesse et de distinction ; mais la veine dramatique y côtoie la poésie. L'élément humain et le domaine idéal y forment une heureuse alliance et se combinent dans d'égales proportions. Cette ravissante musique, dont presque tous les morceaux ont été salués par d'enthousiastes bravos, sera l'objet d'une analyse spéciale dans notre numéro de dimanche prochain.
Le libretto est tiré, comme nous l'avons déjà dit, du poème de Thomas Moore. Les auteurs français n'ont emprunté au poète anglais que le canevas des principaux incidents ; quelques changements ont été jugés nécessaires pour accommoder le sujet à la scène. MM. Michel Carré et Hippolyte Lucas ont imaginé un chanteur mystérieux, une sorte de trouvère, qui s'était fait connaître de la princesse et aimer d'elle à la cour de Dehli. Tout en cheminant dans son palanquin vers la capitale de son futur époux, le roi de Boukharie, Lalla Roukh ne peut s'empêcher de rêver au pauvre Nourredin, – c'est le nom du chanteur mystérieux. Celui-ci rejoint la caravane dans la vallée de Cachemire, et on l'admet à l'honneur de chanter devant la princesse. Mais comme sa chanson tourne en déclaration galante, le chambellan Baskir le fait chasser, et se promet de faire plus que jamais bonne garde autour de Lalla Roukh, qu'il est chargé de conduire vers le royaume de son futur époux. Vaine précaution ! Pendant que Mirza, fine soubrette hindoue, accorde un faux rendez-vous au vieux chambellan, et l’attire dans les bois voisins, Nourreddin grise les hommes de l'escorte et pénètre auprès de sa chère princesse. – Le deuxième acte représente le palais d'été du roi de Boukharie. C'est là que Lalla Roukh attend la visite de son fiancé, mais elle a pris une résolution héroïque : elle veut avouer au roi qu'un autre possède son cœur, et c'est Baskir qu'elle charge de cette délicate mission. Voilà notre chambellan dans un terrible embarras. Il essaie d'abord la ruse, et propose un pacte au chanteur ; puis, se voyant mystifié, il jure que Nourreddin mourra, et le livre à ses esclaves. Cependant le cortège est entré dans le palais d'été et le roi se montre bientôt sur la terrasse. Jugez de la joie et de la surprise de Lalla Boukh, quand elle reconnaît son cher trouvère ! Le roi de Boukharie, comme les califes de Bagdad et les Jean de Paris, a voulu être aimé pour lui-même ; cela réussit quelquefois – au théâtre.
On nous croira sans peine quand nous dirons que cette fiction orientale, avec son cadre splendide, a merveilleusement inspiré Félicien David. Sa palette a trouvé le coloris de la scène de l'Occident, mais chaque coup de pinceau vous berce et vous fait rêver. La mélodie est fine, délicate, pleine de poésie ; l'orchestration procède avec un art exquis. En attendant une analyse détaillée de ces deux actes de musique, si bien remplis, citons trois chœurs au premier acte qui ont charmé la salle entière, notamment ceux qui font cortège au ballet ; la romance de Nourreddin (Montaubry) avec sa résolution sur un accord majeur inattendu ; puis les couplets de Mirza (Mlle Bélia) : C'est à la jeunesse qu'appartient l'amour ; ces couplets ont été redemandés ; et enfin le duo entre Lalla Roukh (Mlle Cico) et Nourreddin, morceau dont l'ouverture a fait son profit ; et ici le compositeur a parfaitement saisi le filon dramatique. – Au deuxième acte, trois morceaux successifs ont captivé l'auditoire : le grand air de Lalla Roukh, fort bien chanté par Mlle Cico ; son duo avec Mirza : Loin du bruit, loin du monde ! un vrai bijou, – et un chœur de femmes, d'un cachet suave et original. – Et il s'en faut que nous ayons énuméré ici tout ce qui a été applaudi dans cette soirée.
Montaubry a mis tout son talent et toute sa voix au service du trouvère Nourreddin. Aussi son succès a-t-il été complet. Mlle Cico, qui progresse chaque jour, au point de vue de la scène et de l'art vocal, s'est également distinguée dans le personnage de Lalla Roukh ; Gourdin joue et chante avec franchise le rôle semi-comique de Baskir, et enfin Mlle Bélia est une Mirza des plus avenantes.
Une grande magnificence de costumes et de décors forme le contingent de l'administration, qui peut donc revendiquer une riche part des splendeurs de Lalla Roukh.
[…]
J. Lovy.
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publication date : 16/10/23