Skip to main content

Semaine théâtrale et musicale. Carmen

Category(ies):
Publisher / Journal:
Publication date:

SEMAINE THÉÂTRALE ET MUSICALE
CARMEN
Opéra comique en quatre actes, paroles de MM. Meilhac et L. Halévy, musique de M. Georges Bizet.

L’Opéra-Comique a enfin donné, mercredi dernier, l’ouvrage qu’il annonçait depuis si longtemps. Je n’ai pas besoin de dire que le livret de MM. Meilhac et Halévy est tiré de la célèbre nouvelle de Prosper Mérimée qui porte le même titre, nouvelle que tout le monde connaît, et avec laquelle, assurément, plus d’un va vouloir renouer connaissance.

Y a-t-il, dans le chef-d’œuvre de Mérimée, les éléments d’une action dramatique, et surtout d’un opéra comique ? Je crois bien que oui, mais je me demande si les auteurs ont pris le chemin qui mène droit au succès. Avec son procédé littéraire, froid comme un ciseau, bref comme un éclair, implacable comme la fatalité, Mérimée atteignait des effets saisissants. Seulement, son analyse puissante et rapide donnait merveilleusement la mesure des personnages qu’il faisait mouvoir et en expliquait les caractères avec une précision et une lucidité étonnantes. Il faisait tout accepter, parce qu’il faisait tout comprendre, et souvent deux mots lui suffisaient pour cela.

Or, les auteurs de Carmen lui ont emprunté ses personnages, mais à mon sens du moins, il n’ont pas assez cherché à les rendre intéressants. On connaît le sujet : Carmen est une bohémienne d’un tempérament énergique dont les amours, courts et violents, se succèdent avec une étonnante rapidité. On la voit faire déserter de son régiment un pauvre diable de soldat, l’emmener avec elle au milieu des contrebandiers, ses compagnons, et bientôt l’abandonner pour un brillant torero. Mais le soldat qu’elle a débauché n’est pas amoureux à demi ; il ne veut pas que Carmen soit à un autre, et, ses supplications, comme ses menaces, restant vaines auprès d’elle, il la tue pour qu’elle ne lui soit pas infidèle. La toile tombe sur ce dénouement plus brutal que hardi, qui ne paraît pas de nature à satisfaire complètement le public un peu bourgeois de l’Opéra-Comique.

Le défaut de ce livret, c’est – non pas d’être mal construit, il est plein de talent, au contraire, – c’est qu’aucun des personnages n’est intéressant, que certains rôles, qui devraient être fort importants, sont à peine esquissés, et que d’autres enfin sont d’un caractère par trop scabreux, surtout pour la scène Favart.

Cependant, la pièce, en tant que pièce, est bien construite, et elle contient des épisodes charmants, pleins de franchise, de couleur et d’originalité. Tels sont la scène des deux amoureux, au premier acte, le second acte presque tout entier, – quoique très risqué, – et la fin du troisième.

Mais parlons maintenant de la musique.

Et constatons, tout d’abord, que M. Bizet, qui jusqu’ici s’était montré l’un des plus farouches intransigeants de notre jeune école wagnérienne, s’est singulièrement assoupli, et a, on peut le dire, dépouillé le vieil homme. M. Bizet, qui reprochait, dit-on, à M. Massenet, de « faire des concessions au public », parce que M. Massenet avait osé faire de la musique tonale et rythmée ; M. Bizet, qui affichait un dédain absolu pour le genre de l’opéra comique ; M. Bizet est venu à résipiscence ; il a écrit une musique très claire et très compréhensible, parfois tendre et mélancolique, parfois pleine d’entrain et de gaieté, toujours accessible et souvent même aimable.

Rodrigue, qui l’eût dit, Chimène, qui l’eût cru ?

Toujours est-il que M. Bizet – et il faut lui en savoir d’autant plus de gré que l’effort a dû être plus grand, – a voulu prendre le ton de l’opéra comique et qu’il y a parfaitement réussi. Non que sa partition soit un chef-d’œuvre, car il ne faut rien exagérer ; mais c’est une œuvre des plus honorables, des plus distinguées à tous les points de vue, et qui contient des pages vraiment charmantes. C’est à tout prendre, un remarquable essai dans le genre de l’opéra comique – car je ne saurais compter à ce point de vue Djamileh, partition écrite par l’auteur sous l’empire de préoccupations absolument contraires.

Je ne prétends point ici faire une analyse complète de la partition très touffue et très importante de Carmen. J’en veux pourtant signaler les morceaux qui m’ont paru les plus intéressants, et faire ressortir aussi quelques défauts. Le premier acte, quoique extrêmement fourni de musique, me paraît justement le moins heureux, et manque à la fois de lumière et d’originalité. En revanche, le second est charmant d’un bout à l’autre, plein de verve et de couleur, et produit le meilleur effet. L’entr’acte est adorable, avec son élégant et joli dialogue de clarinette et de basson, et toute la scène d’introduction est merveilleusement réussie ; cela est plein de mouvement, d’entrain, de chaleur, et tout à fait scénique. La chanson du toréador

Toréador, l’amour t’attend, 

quoique le motif n’en ait pas été assez soigneusement épuré, est traité avec beaucoup d’art, et le refrain en chœur, d’une qualité vocale excellente, produit le meilleur effet. D’autre part, la scène entre Carmen et son amoureux est d’une saveur étrange, et tout l’épisode final est très bien venu.

Je citerai particulièrement, au troisième acte, l’air de la jeune fille, chanté avec beaucoup de grâce et de sentiment par Mlle Chapuy, et qui est d’ailleurs d’un caractère tendre, mélancolique et tout à fait touchant. Cet air, en mi bémol, accompagné au début par un cor solo et les violons en sourdine, est un des meilleurs morceaux de la partition.

Après avoir fait la part de l’éloge, il faut faire celle de la critique. Je reprocherai à M. Bizet de ne pas toujours tenir assez la main à la distinction de ses cantilènes ; quelques-uns de ses motifs touchent de bien près à la vulgarité ; il est vrai que les moins heureux sont relevés par la grâce, le charme et l’imprévu des accompagnements, et par la façon très ingénieuse avec laquelle ils sont travaillés et développés. Je signalerai aussi au compositeur un défaut assez grave dans le grand duo de ténor et de soprano, qui est un des morceaux les plus importants du premier acte. La jeune fiancée fait dans ce duo un long récit, que le musicien a cru devoir traiter d’une façon absolument mélodique ; je crois que c’est là une erreur, et d’autant plus que ce dessin est écrit trop haut pour la voix, et qu’il nuit à l’audition des paroles. C’était là le cas de faire une sorte de parlante mesuré, scandé sur un discours instrumental qui aurait pris toute l’importance mélodique. En revenant à ce premier acte, je m’aperçois que j’ai oublié d’y mentionner une chose absolument charmante, une sorte de havanaise chantée par Carmen, d’un dessin chromatique étrange et d’une saveur délicieuse, havanaise empruntée par M. Bizet à l’Album des chansons espagnoles d’Yradier, et accompagnée d’une façon exquise et avec beaucoup d’originalité.

En résumé, je ne puis que répéter ce que j’ai dit déjà : c’est que la partition de Carmen, si elle n’est point une œuvre hors ligne, est du moins une production extrêmement distinguée, qui dénote des préoccupations nouvelles de la part de son auteur, et qui le pose comme un des jeunes maîtres sur lesquels le public a le plus droit de compter.

Mme Galli-Marié est tout à fait originale dans le rôle de Carmen, qu’elle a composé avec un soin, un art et une conscience bien rares aujourd’hui et qui lui font le plus grand honneur. Mme Galli-Marié possède cette qualité si difficile de savoir regarder et de savoir écouter : sa mimique est aussi expressive que son dialogue, elle a des jeux de physionomie étonnants, des regards qui percent et qui font froid. L’actrice a trouvé là une de ses plus belles créations.

Mlle Chapuy a tiré le plus heureux parti d’un rôle qui me semble peu réussi. Elle a la grâce et la tendresse ; elle dit comme on ne dit guère à l’Opéra – Comique, et elle chante avec un goût véritable. M. Lhérie ne manque point de qualités, mais il a manqué parfois de l’ampleur et de l’autorité nécessaires au personnage qu’il est appelé à représenter. M. Bouhy me paraît efféminé comme torero. Il chante très bien le rôle, mais il le joue d’une façon un peu blonde. L’ensemble est complété d’une façon très satisfaisante par Mlles Ducasse et Chevalier, qui sont vraiment bien mal partagées, et par MM. Potel, Dufriche et Barnolt, qui ne le sont guère mieux.

L’orchestre a bien marché sous la direction de M. Deloffre, mais les chœurs, ceux de femmes surtout, ont souvent laissé à désirer. Il n’en est pas de même de la mise en scène ; décors et costumes sont extrêmement soignés et réussis.

Bref, Carmen fait honneur à M. Du Locle comme à M. Bizet. C’est une grande tentative en faveur de la jeune école, et un musicien de la valeur de M. Bizet méritait certainement cette preuve d’estime et de sympathie. [...]

Arthur Pougin

P.S. – En attendant que, partition en main et sur l’impression de plusieurs auditions, nous reparlions de la Carmen de Georges Bizet, constatons dès aujourd’hui les bons résultats de la seconde soirée. Signalons comme morceaux dont la valeur musicale a été beaucoup mieux appréciée, en dehors de ceux déjà signalés par notre collaborateur Arthur Pougin : la jolie petite marche pour fifre et trompette du 1er acte, toute la première scène si colorée du 2e acte, avec son ballet des Bohémiennes, le chœur d’entrée du 3e acte et le bel épisode dramatique qui le couronne. Encore quelques soirées comme celle d’avant-hier et la partition de Carmen sera classée parmi les meilleures du répertoire moderne de Favart.

H. Moreno

Related persons

Journalist, Editor

Henri HEUGEL

(1844 - 1916)

Violinist, Journalist

Arthur POUGIN

(1834 - 1921)

Composer, Pianist

Georges BIZET

(1838 - 1875)

Related works

Carmen

Georges BIZET

/

Henri MEILHAC Ludovic HALÉVY

Permalink