Les interprètes de Jean de Nivelle
LES INTERPRÈTES DE JEAN DE NIVELLE
NOTES BIOGRAPHIQUES
À la veille même des représentations de Jean de Nivelle, il nous a paru intéressant de recueillir des notes biographiques sur les interprètes de la nouvelle partition de Léo Delibes. On y verra par quelle suite de circonstances des artistes d’origines si diverses ont pu se trouver réunis salle Favart, au grand honneur de l’œuvre du jeune maître français.
Parlons d’abord de
Mlle Bilbaut-Vauchelet,
qui remplit, dans Jean de Nivelle, le rôle d’Ariette, un rôle fait pour affirmer la réputation déjà si légitime de la digne héritière de notre grande cantatrice Miolan-Carvalho.
À quinze ans, Mlle Bilbaut-Vauchelet charmait toutes les dilettantes de Douai ; c’est à ce point que sa ville natale se fit un devoir et un plaisir de la pensionner, pour compléter ses études au Conservatoire de Paris, où elle arriva après un concert d’adieu qui fit époque à Douai. Sur les dix morceaux du programme, la petite Juliette Bilbaut-Vauchelet n’apparut pas moins de neuf fois : comme pianiste, comme cantatrice ou simple choriste, et, comme violoniste ; son archet était en renom à l’orchestre du théâtre de la ville. Elle y faisait sa partie symphonique avec un aplomb qui surprit plus tard le professeur Dancla, dont elle reçut les leçons à Paris.
Dès son entrée au Conservatoire, elle remporta la 2e médaille de solfège, puis la 1re. Elle excellait à écrire sous la dictée ou à dicter elle-même par la voix, avec une précision toute instrumentale. Aussi, même après sa sortie du Conservatoire, M. Ambroise Thomas la mandait-il de Douai, pour venir faire les dictées trimestrielles aux élèves de la rue Bergère.
Mlle Bilbaut-Vauchelet obtint bientôt un second, puis un premier prix de chant dans la classe de M. Bax, dont elle était l’élève de prédilection. Ses succès furent également marqués dans la classe d’opéra-comique, professée par M. Ponchard. Et, cependant elle fut sur le point de renoncer au théâtre, avant de l’avoir abordé.
Voici pourquoi !
À l’issue de ses derniers concours au Conservatoire, plus d’un critique prétendit et écrivit même qu’elle n’avait qu’une voix de concert. Fort heureusement, ce ne fut pas l’opinion du directeur du Ménestrel, qui rencontrant M. Bax dans la salle d’attente de la rue Bergère, lui dit : « Je viens d’entendre dans la Scène du Tableau parlant une jeune Colombine, qui sera un jour l’étoile de la salle Favart. — C’est mon élève, Mlle Bilbaut-Vauchelet, répondit M. Bax. M’autorisez-vous à lui faire part de votre aimable prophétie ? — Certainement, et ajoutez que je me porte fort de son engagement à l’Opéra-comique, dès qu’elle le souhaitera. »
Mais Mlle Vauchelet était découragée et elle prit le parti de s’en retourner à Douai, où l’Académie de musique de la Ville la réclamait d’ailleurs comme professeur.
La jeune lauréate de notre Conservatoire, encore chargée des lauriers scolaires parisiens, se dévoua en effet au professorat dans sa ville natale, enseignant le solfège et le chant, dirigeant une classe d’ensemble à l’instar de celle de M. Jules Cohen, et reprenant sa place de violoniste à l’orchestre du théâtre de Douai, où son père, enragé dilettante, remplissait les fonctions de corniste de primo cartello, en même temps que celle de caissier à la succursale de notre Comptoir d’escompte. Chaque soir, le père et la fille se rendaient à cette partie de plaisir et cela eût duré éternellement si la direction du Comptoir d’escompte de Paris n’avait eu l’heureuse idée, un beau jour, de supprimer la succursale de Douai.
C’est alors que Mlle Bilbaut-Vauchelet écrivit au Ménestrel pour savoir si on était toujours dans les mêmes bonnes dispositions à son égard, ajoutant qu’il lui semblait que sa voix avait pris quelque force et qu’elle serait bien aise de l’essayer sur la scène même de la salle Favart.
Or, M. Carvalho, qui n’attendait que cette occasion d’attacher à son théâtre une jeune cantatrice dont on lui avait tant parlé, s’empressa d’improviser l’audition de Mlle Vauchelet, à l’issue d’une distribution de prix au Conservatoire. Elle chanta l’air de la Fée aux Roses et celui des Mousquetaires, après quoi on passa immédiatement aux clauses de l’engagement qui fut signé séance tenante, non sans quelque hésitation de la jeune prima donna, qui appréhendait toujours le théâtre, bien qu’elle y soit à l’aise au double point de vue vocal et scénique tout autant que le poisson dans l’eau. C’est en effet une nature essentiellement théâtrale que celle de Mlle Bilbaut-Vauchelet et ses succès aussi rapides que mérités l’ont surabondamment prouvé.
Son premier début, dans Isabelle du Pré-aux-Clercs, fut tel que le soir même M. Carvalho, en directeur-artiste, doubla ses appointements, qu’il ne tarda pas à tripler. Aujourd’hui, Mlle Vauchelet est ce qu’on avait prédit : « l’Étoile de la salle Favart », aimée non seulement du public, mais des artistes qui se complaisent à reconnaître son talent et son caractère aussi aimable, aussi enjoué que franc et loyal. Voilà l’Ariette de Jean de Nivelle pour qui Léo Delibes a écrit un rôle tout parfumé de grâce, de sentiment et de virtuosité.
Tout autre est le personnage de Simone, dévolu à la dramatique
Mme Engally,
venue des bords de la Néwa et poussée au théâtre par une irrésistible vocation. Simone, que dis-je, la princesse Engalitschew, car elle est bel et bien princesse, la Méala de Paul et Virginie, appartient à l’ancienne famille des grands ducs Tartares. Et c’est du couvent Smolny, institut de demoiselles nobles à Pétersbourg, que nous vient cette nature théâtrale s’il en fut.
Dès son plus jeune âge l’amour du chant porta la jeune princesse Engalitschew vers le Conservatoire de Pétersbourg où elle reput les leçons de Mme Nissen-Salomon, puis celles du baryton Everardi (lisez Evrard, ancien lauréat de notre Conservatoire de Paris).
Par une bizarre anomalie qui se renouvelle malheureusement trop souvent, on lui faisait travailler les Falcon à Pétersbourg. Ce n’est qu’à Milan que Corsi, son nouveau professeur, lui découvrit le superbe contralto admiré partout Paris. C’était en 1871, et l’imprésario Merelli, de séjour à Milan, s’empressa de rapatrier une aussi remarquable voix. Il l’engagea pour chanter à Pétersbourg et Moscou en compagnie de la Patti, dans Linda et Dinorah. Quelque temps après, elle se fit entendre au Théâtre-National russe, notamment dans la Vie pour le Csar de Glinka, où après son grand air du « message », on la rappelait jusqu’à vingt fois le même soir. (C’est l’air si saisissant que Mme Engally a fait acclamer ces temps derniers dans les salons de M. Émile de Girardin.)
À l’issue de son triomphe à l’Opéra Russe, la princesse Engalitschew se maria et vint se fixer à Paris, sans aucune idée d’y aborder le théâtre, bien au contraire.
Mais la vocation artistique était irrésistible, et après s’être fait applaudir d’abord dans quelques concerts, au Théâtre-Italien, Mme Engally ne larda pas à signer un engagement avec M. Vizentini qui, par un coup de maître, l’enlevait à l’Opéra, au grand profit du Dimitri de Victor Joncières et du Paul et Virginie de Victor Massé.
On sait quelle Méala elle était, et ce qu’elle fut dans Dimitri et dans le Bravo. C’est alors que M. Carvalho traita avec elle pour l’Eros de Psyché et la Simone de Jean de Nivelle. Sans cette dernière création, Mme Eugally aurait certainement repris la carrière italienne ou serait entrée au Grand-Opéra. Mais elle a tenu, et c’est en cela que l’on reconnaît les artistes de race, à attacher son nom à un rôle expressément écrit pour elle, c’est-à-dire pour ses qualités natives, celles du drame lyrique.
Peu de chose à dire de Mlle Mirane, qui n’en est encore qu’à l’aurore d’un premier début. Le maestro Peruzzi était eu train d’italianiser cette charmante voix française. M. Carvalho eut la bonne idée d’offrir à Mlle Mirane la création du rôle de Diane dans Jean de Nivelle. Une création, c’est bien tentant, surtout quand elle est signée : Léo Delibes, et voilà pourquoi Mlle Mirane ne s’appellera pas Mirani et se trouve appelée à associer sa jolie voix à celle de Mlle Vauchelet, qui lui apprend « les secrets de la Mandragore », plante enchantée qui joue un rôle important dans l’opéra de Jean de Nivelle. Peu de chose aussi à dire de Mlle Dalbret, la jeune débutante de l’école Montaubry, chargée du page Isolin. Cet heureux page chante la ronde de la « Folle Avoine », accompagné de Mlles Bonheur, Boulart et autres fraîches voix empruntées aux classes du Conservatoire et dont les noms n’ont pas encore d’histoire.
Respectons leur incognito.
D’ailleurs, nous avons hâte d’arriver au Duprez de l’Opéra-Comique, à
Talazac
qui, déjà si remarqué dans la Statue, s’est révélé ténor de primo cartello dans Roméo et dans Tamino. Comme Mlle Vauchelet, Talazac a débuté par des coups de maître. Aussi ses appointements ont-ils été doublés, triplés et le reste, si bien qu’il songe à entrer prochainement en ménage. Il veut tenir maison avec belle châtelaine au logis. Nous avons nommé la jolie Mlle Fauvelle. Il ne fallait pas moins à Jean de Montmorency, seigneur de Nivelle.
On verra de quelle âme, de quel souffle héroïque il fait preuve dans ses stances à la bannière de France !
Et d’où nous vient ce Montmorency ? — de la rue Bergère, tout comme Ariette, de ce Conservatoire si discuté et qui n’en continue pas moins à produire de vrais artistes.
Mais qui l’a envoyé au Conservatoire ? Serait-ce la ville de Bordeaux, tout comme celle de Douai avait fait pour Mlle Vauchelet ? Hélas, non ! La ville de Bordeaux n’a pas senti, qu’elle avait donné le jour à un ténor de premier cru et elle s’est refusée à toute subvention de ce chef. Fort heureusement, le Conservatoire de Paris s’est chargé de ce soin dès l’admission de son nouveau pensionnaire. Il est vrai que le ténor Talazac fut reçu « premier » à l’unanimité sur 81 concurrents.
Voici comment le jeune Bordelais arriva au Conservatoire. C’est toute une odyssée.
Enfant de chœur dès l’âge de six ans à la maîtrise de l’église Notre-Dame à Bordeaux, le jeune Alexandre Talazac y prit le goût de la musique, et si bien que plus tard il sollicita et obtint son entrée dans les chœurs de la Société Sainte-Cécile de sa ville natale.
Là, il fut remarqué par M. Sarreau, chef du chant, qui le confia à son fils, professeur et compositeur distingué. Celui-ci lui fit faire de bonnes études élémentaires en vue du Conservatoire de Paris où il fut admis à l’unanimité et le premier, nous l’avons dit, le 15 octobre 1875.
Pendant le cours de ses études à la rue Bergère, le ténor Talazac fut engagé non plus comme choriste, mais bien en qualité de soliste à l’église Saint-Jean-Saint-François, avec un traitement de 63 francs par mois. C’était peu, mais cette indemnité mensuelle ajoutée aux 100 francs du Conservatoire, représentait déjà une petite fortune au jeune Bordelais qui avait débuté à l’âge de 13 ans, aux appointements de 10 francs par mois par tenir les écritures et... rincer les bouteilles, entre temps, dans une maison de liqueurs qui n’avait pas la prétention d’enrichir ses employés.
Le voyez-vous aujourd’hui, ce Talazac, à la tête d’un traitement de ministre et passé Duc de Montmorency.
Il sortit du Conservatoire après les concours de 1877, qui lui valurent un premier prix de chant, dans la classe de M. Bax, un second prix d’opéra et d’opéra-comique, dans celles de MM. Obin et Mocker. Avant la récolte de ses lauriers scolaires. Talazac s’était déjà si bien signalé dans la Damnation de Faust, de Berlioz, aux concerts Colonne et Pasdeloup, qu’Ernest Reyer sollicita son engagement au Théâtre-Lyrique, lors de la reprise projetée de la Statue. Cet ouvrage passant à l’Opéra-Comique, Talazac l’y suivit et l’on sait tout son succès dès ce premier début.
L’Opéra lui fit aussitôt des propositions, mais Talazac, avec une sagesse rare chez les jeunes artistes, refusa de se laisser séduire par notre première scène lyrique et il signa un nouvel engagement avec M. Carvalho, dans de superbes conditions, du reste, pour trois années.
Comme on le voit, en bien peu de temps, Talazac a touché à la réputation et à la fortune. Aussi, comme il le dit avec un juste orgueil : le père et la mère Talazac vivent maintenant de leurs rentes, à Bordeaux, dans une charmante maisonnette, à eux, ajoute-t-il avec le sourire et la joie d’un bon fils.
Mais arrivons au comte de Charolais représenté par la basse chantante.
Taskin
Lui aussi est élève de la rue Bergère, et Faure, qui s’y connaît, voit dans le nouveau venu son successeur indiqué. D’abord parfait musicien, doué d’une belle voix et d’un physique des plus agréables ; de plus le chant de M. Taskin s’attaque à toutes les cordes du répertoire.
Bouffe et vocaliste dans le Caïd, il sait se montrer élevé et pathétique dans Pierre le Grand de l’Étoile du Nord. C’est un artiste dans toute l’acception du mot. Que lui manque-t-il ? Plus de confiance en ses mérites. M. Léo Delibes a eu la confiance qui manque encore à M. Taskin, en lui destinant son rôle important du comte de Charolais.
Voici comment M. Taskin est arrivé jusqu’à l’Opéra-Comique. Un soir, au Théâtre-Lyrique, — c’était lors des fructueuses représentations de Paul et Virginie, — le baryton Bouhy se trouva indisposé devant 8,000 francs de recette ! Le directeur Vizentini, qui n’était jamais pris au dépourvu, télégraphia aussitôt au théâtre de Lille, où on lui avait signalé un Domingo remarquable. Taskin arriva par l’express, chanta et triompha.
À minuit, il était pour ainsi dire enlevé de sa loge par des amis préposés à cet effet par M. Carvalho ; une demi-heure après, on l’entendait à l’Opéra-Comique, et, au petit jour, Taskin regagnait la bonne ville de Lille, mais avec l’assurance de chanter salle Favart, dès qu’il aurait terminé ses représentations provinciales.
Un détail biographique : nous avons dit que M. Taskin était parfait musicien, lauréat d’harmonie même. Il a de qui tenir : la nouvelle basse chantante de M. Carvalho descend en droite ligne des célèbres clavecinistes Couperin et Taskin.
Pour terminer, nous voici en présence du joyeux brelan :
Grivot, Gourdon et Maris.
Ce dernier est doué d’une véritable voix et a fait d’excellentes études au Conservatoire, mais les deux autres chantent d’instinct pour ainsi dire, ce qui n’empêche pas Grivot de donner le change et de faire croire volontiers à une certaine culture musicale. Il a un aplomb de la mesure, un sentiment du rhythme dont bien des musiciens auraient grand besoin. Même habileté chez Gourdon : comme il sait se tirer d’affaire par l’intelligence de la scène même et remplacer la puissance du larynx par des jeux de physionomie et une pantomime des plus rhythmées. On en pourra juger dans le curieux trio bouffe où tous les trois jonglent de la voix et du geste avec un esprit et une verve endiablés. Il est vrai que Léo Delibes, en compositeur avisé, a placé ses phrases chantantes à l’orchestre et l’on sait si le hautboïste Gillet, le clarinettiste Grisez, le corniste Brémond, le flûtiste Lefèvre, le bassoniste Espaignet, le harpiste Hasselmans savent concerter. On sait aussi que les violons et violoncelles de M. Danbé chantent comme des maîtres ; donc, aucune inquiétude sur les moindres détails de l’interprétation du Jean de Nivelle de MM. Léo Delibes, Edmond Gondinet et Philippe Gille.
Et puisque nous avons signalé à si juste titre l’orchestre de M. Danbé, ajoutons que son vaillant chef sort aussi du Conservatoire où il occupe toujours l’un des pupitres de premier violon à la Société des Concerts. C’est dans les salons du Grand-Hôtel que M. Danbé a fait ses premières armes de capellmeister. Il avait constitué là une harmonieuse petite phalange instrumentale qui interprétait les œuvres classiques et modernes avec un égal amour de la bonne musique. Le jeune chef en fut très remarqué et le Théâtre-Lyrique fit bientôt appel à son talent. C’est là que M. Carvalho a eu l’heureuse idée de l’aller chercher pour régénérer l’orchestre de la salle Favart, et l’on peut dire que la régénération a été complète. Cet orchestre est aujourd’hui de tout premier ordre.
H. MORENO.
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/Edmond GONDINET Philippe GILLE
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publication date : 15/10/23