Semaine théâtrale. Proserpine
SEMAINE THÉÂTRALE
PROSERPINE,
Drame lyrique en quatre actes, de Louis Gallet.
(D’après Auguste Vacquerie.)
Musique de C. SAINT-SAËNS.
Le bonhomme La Fontaine nous avait déjà conté cette histoire en termes plus simples, plus émus et avec un dénouement moins sanglant. Proserpine, c’est la courtisane amoureuse prise à ses propres filets. Aussi belle que l’Aspasie des temps antiques, — pour elle, se montrer, c’est triompher. Qui l’a vue est touché au cœur, jusqu’au jour où elle trouve sur sa route le jeune Sabatino. Celui-ci possède un viatique tout-puissant pour résister à ses charmes : la passion qui le tient lui-même pour la sœur de son ami Renzo. Mais est- il possible d’approuver le seigneur Renzo quand il met pour condition à l’union des deux jeunes gens que Sabatino lui prouve d’une manière flagrante qu’il n’est pas féru d’amour pour Proserpine ? Fatale idée, d’où doivent découler toutes les horreurs du drame.
Sabatino ne trouve rien de mieux que de faire assister secrètement son ami soupçonneux à un entretien qu’il aura avec la belle courtisane. Il n’est pas difficile de deviner à l’entrevue que Proserpine aime, en effet, follement Sabatino ; mais il est clair aussi que ce dernier la traite avec indifférence, sinon même avec mépris. L’épreuve parait concluante au seigneur Renzo, qui se tient pour satisfait et déclare n’avoir plus rien à refuser à son jeune ami. Tout serait donc pour le mieux, si Proserpine offensée ne jurait de se venger. Justement un bandit de ses amis. — bandits et courtisanes ont toujours fait bon ménage, — vient à se présenter. C’est Squarocca, qui, pour se faire la main, était en train précisément de barboter dans les tiroirs de Proserpine, toujours pourvus de riches bijoux et de belle monnaie, comme il convient à une hétaïre aussi achalandée. On allait l’arrêter pour ce méfait. Proserpine le fait mettre en liberté, sous condition qu’il servira ses projets. Marché conclu. Squarocca enlèvera la rivale de Proserpine, « l’ange » que doit épouser Sabatino, et qui attend cet heureux événement dans un couvent des environs. Il s’engage à la remettre entre les mains de sa terrible alliée.
La berline qui conduisait la jeune Angiola à son fiancé est donc attaquée en route, Renzo attaché à un arbre, et l’innocente victime conduite dans un affreux bouge de la montagne, où Proserpine s’efforce par tous les moyens, et sous les plus terribles menaces, de l’intimider et de la faire renoncer à l’amour de Sabatino. Mais elle se heurte à des résistances inattendues et, désespérant d’arriver à ses fins de ce côté, laisse l’indomptable jeune fille aux mains du bandit Squarocca, pour essayer d’une dernière tentative près de Sabatino lui-même.
Elle le relance jusqu’en son palais. Séductions, fureurs, rien n’y fait. Sabatino est tout entier à Angiola. Alors, quand celle-ci délivrée apparaît, radieuse, Proserpine se précipite sur elle et la poignarde. Sabatino, affolé, arrache le stylet de la plaie et poignarde à son tour l’infâme créature. L’une tombe à droite et l’autre à gauche ; Sabatino au milieu, entre deux cadavres ! Superbe situation, comme on les aimait en 1830, au beau temps d’un romantisme échevelé ! Heureusement, de par la grâce de M. Louis Gallet, Angiola survivra, ce qui remet un peu de rose dans tout le rouge assemblage de M. Vacquerie.
Car le sujet du drame lyrique de M. Saint-Saëns est tiré d’un volume de cet auteur : Mes premières années de Paris, œuvre de jeunesse née à une époque où on mettait des panaches à tous les mots et à tous les sentiments, où rien ne pouvait s’expliquer simplement, ni naturellement. Sur la scène, ce n’était que fantoches en baudruche, s’agitant démesurément et s’exprimant dans une langue macabre. Temps échevelés, nous l’avons dit ; aujourd’hui, notre époque est chauve, et on n’y entend que difficilement ce langage, même quand il est doré de tous les feux d’un génie comme celui d’Hugo. Qu’est-ce quand on se trouve en présence d’un simple homme de talent ? M. Louis Gallet, avec toutes ses délicatesses d’homme doux et sociable, a eu beau vouloir arrondir les angles de cette petite œuvre bizarre, et y semer tant qu’il a pu de sa poésie édulcorante, il n’en reste pas moins un fond de sujet inutilement tourmenté, qui semblait prêter médiocrement à l’inspiration d’un musicien.
Ce n’a pas été cependant l’avis de M. Saint-Saëns, qui n’a fait nulle difficulté de revêtir cette trame noire des mille couleurs de sa palette de symphoniste. À vrai dire, ce n’est là qu’une sorte d’improvisation ; en quelques mois la partition a été brossée, et on peut y voir comme une gageure tenue par le musicien. Gagnera t-il la partie ? C’est ce qu’on ne saurait dire encore à présent. Mais chez un artiste de l’ordre de celui qui nous occupe, même une erreur peut être intéressante.
Et ici j’ouvre une parenthèse. Ce dernier jeudi de la mi-carême, si triste et si glacial, j’ai vu pourtant sur le pavé glissant de Paris et au milieu des flocons de neige quelques masques honteux errer, grelottants et verdâtres, sous leur fard d’occasion. Rien n’était plus lugubre que cette joie factice de carnaval, par une journée qui s’y prêtait si peu. Et je me demandais quel mobile avait pu pousser ces gens à se couvrir d’oripeaux funambulesques et à nous donner ce pitoyable spectacle. Et je me demande à présent pourquoi nos musiciens d’aujourd’hui s’obstinent, eux aussi, à se mettre un faux nez et à ne se présenter au public que sous le subterfuge d’un déguisement. Est-il donc si difficile de se montrer tout bêlement ce qu’on est, et de suivre la pente naturelle à son esprit ?
Ah ! je sais bien d’où vient le mal. Pour en trouver la source, il faut toujours remonter jusqu’à ce grand malfaiteur de génie qui a posé son nid d’aigle à Bayreuth. Tous hantés par la vision de Wagner ! et les plus forts, même en s’en défendant, restent troublés et comme affaiblis en présence de cet art d’une incomparable grandeur, mais aussi, ajoutons-le, d’une incomparable puérilité. Tout y est hors de proportion, même dans le beau ; tout y est excessif, surtout l’ennui qui s’en dégage. Il faut vraiment une nature d’esprit toute particulière pour prendre un plaisir sans mélange à un art aussi particulariste, et même pour ne pas s’en trouver par instant offensé. Wagner ne s’en est pas caché, il l’a crié et proclamé en toute occasion : c’est un art spécialement « allemand » et à l’usage spécial de l’Allemagne qu’il a entendu créer de toutes pièces. À côté des canons Krupp, la musique wagnérienne : engins colossaux et destructeurs dirigés contre la patrie française et contre l’art français.
Sans aller jusqu’à Bayreuth, si on revient simplement de Bruxelles, qui semble vouloir en devenir la succursale française, si on a stoïquement assisté à une de ces représentations de la Walkyrie dont quelques-uns font si grand tapage en ce moment, on reste à la fois ébloui de la grandeur du musicien — le plus grand de tous peut être depuis Beethoven, — et enragé du déplorable usage qu’il a fait de ses merveilleuses facultés. J’entends par là le système, si contraire à l’essence même de la musique dramatique ou autre, dans lequel il a volontairement enfermé son génie, et qui n’est autre trop souvent que l’abdication complète de la musique au profit du drame, et de quel drame ! Ceci nous vaut des seconds actes dans le genre de celui de la Walkyrie, sous lequel on reste positivement comme atterré, et qui vous donne l’impression du vide immense d’un désert. Les plus chauds partisans de l’œuvre en étaient tout décontenancés eux-mêmes. Quand le maître, au contraire, consent à oublier son système, il a des envolées superbes ; c’est qu’alors il écrit simplement des « morceaux » avec une forme mélodique définie ou même indéfinie, si vous voulez, car souvent il prolonge encore outre mesure ses bonnes inspirations.
Si on veut à toute force imposer l’œuvre de Wagner au théâtre en dehors de l’Allemagne, — qui semble jusqu’ici le seul pays prédestiné à ce genre de musique, et le seul aussi qui puisse prendre goût à des poèmes aussi puérils et aussi dénués de tout intérêt, il faudra se résigner à la remanier de fond en comble et à y faire de formidables entailles. À Bruxelles on en a bien fait à la dernière heure, mais elles sont loin encore d’être suffisantes pour assurer l’avenir solide de la Walkyrieau répertoire de la Monnaie. Pour nous, la soirée du 9 mars a été décisive pour les destinées de l’œuvre de Wagner, mais dans un sens contraire à celui que s’imaginent les wagnériens.
Car il faut beaucoup en rabattre, du succès sonné par leurs trompettes. L’attitude du gros public à la première représentation et les propos de couloir qu’on entendait ne permettent pas de conjecturer une grande affluence au bureau de location, quand les premières recettes de curiosité seront épuisées. Je sais que je vais détruire beaucoup d’illusions. C’est là pourtant la vérité.
Mais il est temps, sans doute, d’en finir avec cette digression un peu longue et de revenir à Proserpine. Eh ! mon Dieu, si je prends d’aussi longs détours pour arriver au fait même de cet article, c’est peut-être que je ne suis pas entièrement satisfait de l’œuvre nouvelle de M. Saint-Saëns, et qu’il m’en coûte de faire quelques réserves à son égard. Les sympathies personnelles que je professe pour l’auteur et pour son talent considérable me rendent la tâche pénible. Proserpine me paraît une œuvre de compromis pas toujours très heureux entre l’ancien et le nouveau mode de l’opéra. Il s’ensuit comme un malaise et une sorte de malaria qui règnent sur toute la partition. Les forts, et c’est ici le cas, devraient, il me semble, s’affirmer plus vigoureusement et prendre un parti décisif. À cette époque de trouble musical, — il en va là comme pour la politique, — ils doivent arborer franchement un drapeau quelconque pour rallier les hésitants. Henri VIII était une œuvre franche et forte, et nous ne lui avons jamais marchandé notre admiration. À notre sens, c’est dans cette voie de salut qu’il fallait persévérer, et malheureusement nous voyons, au contraire, dans Proserpine comme un retour vers la Princesse jaune, une de ces œuvres où l’idée, ni originale, ni abondante, est sacrifiée presque exclusivement à une forme vague et maladive. La recherche de l’originalité à outrance conduit parfois à la bizarrerie, et il est temps d’en revenir à la simplicité des moyens pour affirmer davantage la franchise de l’inspiration.
Ceci dit, nous devons reconnaître dans bien des passages de Proserpine une finesse de touche exquise, un coloris très fin et presque partout la main d’un maître musicien.
Les considérations générales que nous venons d’exposer nous permettront de ne pas trop appuyer sur le détail de la partition, et d’en signaler seulement au passage les pages vraiment saillantes. Le petit scherzo qui commence, et dans lequel on entend les seigneurs disserter des mérites de Proserpine, a bien de la grâce, et il se termine par un charmant madrigal à deux voix. Nous lui préférons cependant de beaucoup le bel andante de Proserpine : Amour vrai, source pure où j’aurais voulu boire, — la plus franche inspiration mélodique de toute l’œuvre peut-être, et qui se trouve précédée d’un motif de pavane dans la coulisse, d’une orchestration fort originale, Il y a une certaine désinvolture dans la scène avec le bandit Squarocca, puis nous arrivons tout de suite au finale, dont le brindisi, avec quelques roulades de l’ancien régime, ne nous plaît que médiocrement.
Le second acte est un délice presque d’un bout à l’autre. C’est un hors-d’œuvre que l’on doit à M. Louis Gallet, car il ne figure pas dans la pièce de M. Vacquerie et ne tient en rien à l’action ; mais ici le hors-d’œuvre vient fort à propos pour faire passer le plat de résistance et on peut dire que sans lui le dîner était bien compromis. Nous sommes au couvent, où un essaim de jeunes nonnettes entoure Angiola pour la complimenter de son prochain mariage. Le tableau, qui vient après un prélude d’une teinte mystique charmante et un Ave Maria chanté à trois voix, dans la coulisse, est tout à fait réussi ; il est suivi de la présentation de Sabatino à Angiola, de déclarations et de jolis papillotages amoureux. Puis vient le chœur des pèlerins, qui s’enchaîne à un finale plein et sonore, d’une poésie pénétrante et qu’on a voulu entendre deux fois. Le tableau est très court, mais c’est un véritable enchantement. La bonne impression produite par le second acte s’est malheureusement refroidie aux deux derniers, où, à une première audition, il ne se détache rien de très complet ni de très saillant. Sans doute la déclamation y est souvent fort belle et on distingue à l’orchestre des détails toujours intéressants, des contours recherchés, des accouplements de timbres curieux, mais le gros morceau, le gros effet n’y est plus, si on en excepte le trio qui termine l’œuvre et qui rappelle de loin comme situation, et même comme tournure musicale, le beau quatuor d’Henri VIII.
J’ai dit à une première audition et j’y insiste, car il est fort possible que les soirées suivantes nous révèlent des beautés passées inaperçues tout d’abord, malgré une étude attentive de la partition, et nous nous joignons à nos confrères de la presse pour regretter qu’on ne nous ait pas admis à la répétition générale, ce qui est une grave imprudence et pour la direction et pour le musicien, — un jugement plus mûri ne pouvant être que profitable à une œuvre musicale sérieuse.
L’exécution a été très satisfaisante. Mme Caroline Salla prête au personnage peu sympathique de Proserpine le concours d’un talent dramatique qui n’en est plus à s’affirmer. La chanteuse n’est pas toujours très bien partagée par le compositeur, et elle a peu l’occasion de se manifester ; mais la figure de la tragédienne s’est détachée très vigoureuse et très vivante. C’est une création qui fait le plus grand honneur à Mme Salla.
Melle Simonnet a été charmante de tous points dans le personnage d’Angiola, auquel elle prête une grâce chaste tout à fait de circonstance et une très jolie physionomie. Le timbre pur de sa voix si fraîche et si virginale domine à merveille tous les ensembles du couvent, et elle n’est pas étrangère au succès qui a accueilli cet acte sauveur. M. Lubert est en progrès constant comme comédien et comme chanteur. La voix de M. Cobalet a paru en excellent point, et M. Taskin donne de l’originalité au personnage épisodique de Squarocca. Tous les plus petits rôles sont tenus avec un soin extrême par des artistes tels que MM. Herbert, Collin et Caisso, Mmes Perret, Mary, Augusta, Esposito, Balanqué, Barria et Nardi. Chœur et orchestre irréprochables. Mise en scène remarquable, à la Carvalho.
H. Moreno
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Camille SAINT-SAËNS
/Louis GALLET
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publication date : 16/10/23