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Semaine théâtrale. Hulda

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SEMAINE THÉÂTRALE
HULDA, opéra en quatre actes et un épilogue
Poème de Ch. Grandmougin, musique de César Franck.
(Première représentation au théâtre de Monte-Carlo le 4 mars 1894.)

Sans que l’on puisse dire que Hulda constitue à proprement parler une nouvelle manière chez son auteur, qu’elle révèle un nouveau César Franck, — pas plus que Fidelio ne représente un autre art que la Symphonie en ut mineur ou l’Héroïque, — il est certain que cette œuvre, d’une valeur musicale égale à celle des plus notables productions de l’auteur des Béatitudes, peut, de par sa nature, contribuer à sa gloire plus efficacement qu’aucune autre, et lui valoir un succès, sinon populaire, du moins infiniment plus étendu que celui dont il se fût forcément contenté s’il était resté seulement l’auteur d’oratorios, de compositions symphoniques et d’œuvres d’orgue auxquelles il doit dès longtemps l’admiration d’un public d’élite, mais qui, incontestablement, fussent demeurées toujours inaccessibles au grand public.

Hulda vient d’obtenir en effet, devant un auditoire peut-être assez bien au courant du mouvement musical, mais à coup sûr nullement militant, un succès immédiat et d’une incontestable sincérité. Il est même bizarre de penser que c’est du temple de l’Or, de la capitale du pays de Rastaquouérie, que nous vient l’écho d’un pareil accueil fait à une œuvre de si hautes visées.

Le succès de Hulda, absolument légitime à quelque point de vue qu’on se place, provient de ce que l’œuvre, tout en restant élevée, noble et pure de toute concession (au point de vue musical), révèle des qualités extérieures dont ceux qui connaissent bien les œuvres de César Franck pouvaient sans doute avoir conscience, mais qui ne pouvaient être mises parfaitement en relief qu’au théâtre.

Le but essentiel poursuivi dans cette œuvre est, en effet, l’expression aussi vive, aussi sincère, aussi puissante qu’il est possible des passions et des sentiments mis en jeu. L’œuvre, en réalité, est beaucoup plus lyrique que véritablement dramatique ; par sa forme générale, elle rentre dans le genre de l’ancien opéra, quoique les formes musicales en diffèrent essentiellement, et s’éloigne résolument du drame musical wagnérien. Sauf dans quelques parties, d’ailleurs généralement heureuses, la musique ne s’attarde guère aux lenteurs d’une action plus ou moins longuement développée ; elle va droit au but, ne cherchant qu’une chose : exprimer musicalement les sentiments immédiats qui se dégagent de situations préparées tant bien que mal. Ainsi jaillit l’étincelle, l’élan lyrique, le cri du cœur ! et cela est tout César Franck, ce génie essentiellement subjectif, exprimant, avec une puissance admirable, ce qu’il ressentait lui-même, pouvant deviner et rendre lui-même tout sentiment ardent ou profond, fût-il étranger à sa propre nature, mais aussi peu préoccupé qu’il est possible des choses extérieures et de leurs manifestations. De là vient l’infériorité relative de ses poèmes symphoniques sur ses autres œuvres ; de là vient aussi qu’il a pu tirer un si admirable parti d’un poème d’opéra, faible au point de vue dramatique proprement dit, mais ayant du moins l’avantage de lui fournir des situations favorables à l’inspiration vraiment lyrique.

Je ne m’étendrai point sur le poème de Hulda. Il est dû à un poète de talent, un chantre délicat de la nature, pour lequel mes sympathies sont vives. J’en ai d’ailleurs rendu compte ailleurs, et ne veux pas répéter ici la même analyse[1]. Qu’il me suffise de dire qu’en écrivant ce livret, M. Ch. Grandmougin, peu au courant sans doute du mouvement musical de notre temps, s’est trop cru obligé de se conformer à la poétique — si cela est une poétique — de l’ancien opéra, de l’opéra « vieux jeu », que toutes les fausses conventions scéniques dont nous sommes las aujourd’hui s’y retrouvent, et qu’en se livrant à ce travail, il a trop sensiblement cru s’adonner à une besogne secondaire. Ce n’est jamais une besogne secondaire que de collaborer avec un César Franck. En admettant même que le poème ait fourni au musicien toute la matière favorable à son inspiration, il n’en reste pas moins que l’élément littéraire, traité dans un tel esprit, ne s’accorde point avec l’élément musical, d’un raffinement si moderne, et ce défaut d’entente et d’équilibre entre deux parties inséparables de l’œuvre d’art constitue le vice essentiel, je dirais volontiers la seule tache de Hulda.

Quelques mots seulement indiqueront le sujet. L’action se passe en Norvège, au moyen âge, et Hulda, l’héroïne, est une femme qui, enlevée au milieu du carnage de tous les siens par les barbares ennemis de sa race, devient fatale aux vainqueurs, est cause de la mort de deux hommes qui l’aimaient, et se tue. Sujet fort tragique, on le voit, et d’une couleur très sombre[2].

Pour la musique, sans l’analyser en détail, l’on en pourrait donner une idée sommaire en considérant à tour de rôle les deux côtés principaux : côté pittoresque et côté psychologique.

Le premier ressort avec bien plus de vivacité qu’on n’aurait pu s’y attendre dans une œuvre de Franck. Il est traité, cependant, avec des tons uniformément sombres ; mais la variété des rythmes et des formes mélodiques est telle qu’il n’en résulte aucune monotonie.

Au premier acte, le chœur si triste des prisonniers voguant dans le lointain, et, par une opposition violente, les chants sauvages des Aslaks, les ennemis de la famille de Hulda, — au deuxième, la délicate chanson des Hermines, pour voix de femmes, le chœur des fiançailles et le chant des épées, la marche solennelle qui ouvre le divertissement du quatrième acte, tous ces morceaux, d’allure très différente, sont cependant conçus dans une même tonalité, très curieuse, formée d’un mélange de mineur, de modes du plain-chant (le premier et le troisième acte notamment) et d’harmonies chromatiques accusant généralement encore le caractère sombre de la musique ; il résulte de là une couleur spéciale qui donne à l’ensemble de l’œuvre une remarquable unité.

Par contraste, au commencement du dernier acte, où se précipitera le dénouement tragique, se trouve un prélude dans lequel figurent deux savoureuses mélodies populaires norvégiennes, et un chœur de paysans d’une clarté et d’un charme lumineux.

Quant au ballet, c’est, en vérité, un chef-d’œuvre de musique symphonique, en même temps qu’il se prête merveilleusement au développement de la chorégraphie. Il est incroyable que l’auteur des Béatitudes ait pu réaliser cette partie de son œuvre avec un tel bonheur. Même ici, d’ailleurs, son inspiration s’élève toujours au plus haut : le sujet allégorique du divertissement est la lutte du printemps contre l’hiver : la musique sur laquelle cette lutte est mimée est d’une intensité qui provoque une réelle émotion. Émouvoir dans un ballet allégorique, voilà un résultat auquel n’ont pas atteint beaucoup de musiciens !

Mais où cette émotion se manifeste dans toute sa plénitude, c’est dans les scènes où le sentiment des personnages est exprimé directement. Dès la première scène, dans la prière de Hulda et de sa mère attendant avec inquiétude le père parti pour la chasse, la musique commence à s’élever en de véritables élans lyriques. La déclamation de Hulda, soit dans sa malédiction de la fin du premier acte, soit dans son monologue du second, soit, et plus encore, au dénouement, lorsqu’après une imprécation suprême elle se précipite du haut d’un rocher dans le fjord (scène d’une grandeur admirable, où l’on a eu le plus grand tort de pratiquer une large coupure qui la mutile absolument), est toujours d’une envergure puissante et d’une constante intensité.

Mais les points culminants de l’œuvre, ce sont les deux duos d’amour, celui de Swanhilde et d’Eiolf, au troisième acte, terminé en trio avec Hulda, et surtout la grande scène entre Hulda et Eiolf, qui occupe, en réalité, le quatrième acte tout entier. Page admirable ! L’orchestre, coloré, poétique, infiniment varié, vraiment parlant, soutient les mélodies passionnées, vigoureuses, ardentes, d’une inspiration qui se soutient avec une abondance incroyable, que chantent les deux voix. Qui eût jamais pensé que César Franck eût ainsi célébré l’amour ? Comment ce vieillard, accoutumé aux austères inspirations de la musique religieuse, a-t-il su tirer, du plus profond de lui-même, des accents d’une telle tendresse, d’un charme si inépuisable ? Ce duo a été une révélation pour tous ; l’acte entier constitue un absolu chef-d’œuvre.

Hulda a trouvé dans les artistes spécialement engagés au théâtre de Monte-Carlo d’excellents interprètes. Mme Deschamps-Jéhin, bien que le rôle principal soit écrit bien moins pour sa voix que pour un véritable soprano, l’a chanté avec sa voix vigoureuse, merveilleusement timbrée et une sûreté impeccable, en même temps qu’elle a su donner à cette farouche fille du Nord une remarquable physionomie. M. Saléza a chanté avec son charme accoutumé le rôle d’Eiolf, plus favorable au point de vue purement musical qu’au point de vue dramatique ; Mme d’Alba, malgré une indisposition qui lui enlevait une partie de ses moyens vocaux, a interprété avec infiniment de grâce le rôle de Swanhilde ; MM. Lhérie et Fabre ont contribué à l’excellence de l’exécution dans des rôles d’importance secondaire. Enfin, le ballet, mis en scène avec un goût parfait, a réuni pour la première fois deux danseuses célèbres qui, jusqu’ici, s’étaient constamment refusées à paraître ensemble sur le même théâtre, la Zucchi et la Bella : sans que je prétende au rôle trop délicat de décerner la pomme à l’une plutôt qu’à l’autre, ne me serait-il pas du moins permis, après avoir constaté la grâce et la virtuosité de la dernière, de louer la beauté plastique en même temps que le merveilleux sentiment rythmique de la Zucchi ?

Ce qu’on ne saurait trop approuver, en tout cas, c’est la direction générale donnée à l’exécution par M. Léon Jéhin, dont l’orchestre s’est montré vraiment digne d’interpréter une telle musique, — ce qui ne me semble pas être un compliment banal.

Voilà donc le nom de César Franck en passe de devenir illustre. C’est bien étonnant : songez donc qu’il n’y a guère plus de trois ans qu’il est mort !...

Julien Tiersot.

[1] Voir le Temps du 6 mars 1894.

[2] Le poème de Hulda est tiré d'un drame norvégien de M. Bjœrnstjerne Bjœrnson.

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