Audition des envois de Rome
Conservatoire. Audition des envois de Rome, Saint Julien l’Hospitalier, légende dramatique en trois actes et sept tableaux d’après le conte de Gustave Flaubert, paroles de M. Marcel Luguet, musique de M. Camille Erlanger.
Et puis après ? Quand M. Camille Erlanger et ses joyeux compagnons de débauche musicale auront usé et abusé des dissonances les plus farouches, quand ils auront entassé des Pélion de quintes augmentées sur des Ossa de septièmes diminuées, quand ils auront accumulé modulations sur modulations, enharmonies sur enharmonies, retards sur anticipations, cadences rompues sur cadences évitées, sans compter les fausses relations, quand ils auront fait gémir, crier, grincer, hurles, mugir, tonner les trompettes, les trombones, les bombardes, les cymbales et la grosse caisse, quand ils auront fait saigner nos oreilles de toutes façons, qu’ils nous auront déchiré le tympan, qu’ils nous auront torturés à déplaisir, qu’ils se seront efforcés de nous faire oublier à tout jamais la notion de la tonalité, qu’ils auront détruit en nous tout espèce de sentiment musical, en seront-ils beaucoup plus avancés, et leur satisfaction sera-t-elle décidément complète ?
Ah ! ce sont de rudes jouteurs que les jeunes musiciens de l’an de charivari 1894 ! Gusmans de l’art, pour lesquels il n’existe pas d’obstacles, tortionnaires patentés et bourreaux de leurs auditeurs, leur audace s’accroît chaque jour de la patience, de la sottise et de la lâcheté du public, qui n’a pas le courage de les siffler comme ils le méritent, et qui écoute sans broncher et sans les rappeler à l’ordre leurs indécentes divagations. M. Alfred Bruneau fait école, et la définition que J.-J. Rousseau a faite de la musique est aujourd’hui complètement retournée. Pour ces messieurs, la musique est devenue l’art de déchirer l’oreille par la combinaison des sons, et ceux-là s’y entendent, je vous le jure, qui mettent si bien cet axiome en pratique !
Je voudrais, moi, puisqu’il existe une censure pour les œuvres théâtrales, qu’on en instituât une aussi pour les œuvres lyriques, qui serait chargée d’éplucher celles-ci au point de vue de la morale musicale, et qui aurait mission d’arrêter au passage toute inconvenance, tout libertinage, toute polissonnerie artistiques. Je voudrais que la musique, « cette chaste muse », comme l’appelait Berlioz, fût à l’abri des outrages et des violences du premier venu, et qu’on la défendit contre les attentats indignes dont elle est chaque jour l’objet et la victime. Je voudrais qu’elle pût sortir sans courir le risque d’être insultée à chaque pas, et qu’elle pût montrer son noble visage sans être exposée à rougir des propos que lui tiennent certains écervelés. Je demande enfin une muselière pour les prétendus artistes atteints d’hydrophobie, ou les douches pour ceux dont la raison s’est égarée.
Voici un jeune musicien, M. Camille Erlanger, qui a été bien élevé et qui a reçu une bonne éducation. Dès son jeune âge il a été placé dans une bonne maison, confié aux soins affectueux et distingués de M. Taudou d’abord, ensuite de notre cher et toujours regretté Léo Delibes. Ce n’est pas là, certainement, qu’il a pu recevoir de mauvais conseils, avoir sous les yeux de mauvais exemples. Ce qui le prouve d’ailleurs, ce qui prouve que sa conduite alors était exemplaire et qu’il avait profité des excellents préceptes de ses maîtres, c’est la récompense qu’il obtint en 1888, sous la forme du grand prix de composition musicale. On avait tout lieu de croire qu’il persévèrerait dans la bonne voie où il s’était engagé. Que s’est-il donc passé depuis lors, et comment a-t-il pu perdre aussi complètement les fruits de cette première éducation ? Mon Dieu, c’est bien simple : il aura fait de fâcheuses fréquentations, il sera allé à la Société nationale, où il aura trouvé de mauvaises connaissances, noué des relations regrettables, et sur la pente désastreuse où il avait eu l’imprudence de mettre le pied, il aura glissé rapidement et jusqu’au bout, tombant sans presque y penser jusqu’aux bas-fonds de la pire orgie musicale. Qu’en est-il résulté ? C’est qu’un beau jour il a écrit la légende de Saint Julien l’Hospitalier. C’était fatal ! Et voilà les résultats de la corruption, du dévergondage qu’on rencontre dans certaines compagnies dont les jeunes gens ne se méfient pas assez.
Qu’est-ce donc que cette légende de Saint Julien l’Hospitalier, dont, grâce au ciel et par un égard dont je sens personnellement tout le prix, on ne nous avait infligé que quatre tableaux sur sept ? C’est bien l’œuvre la plus insupportable ; la plus informe, et tout ensemble la plus bruyante et la plus vide qui se puisse imaginer. Ma coutume n’est pas d’être à ce point sévère pour un jeune artiste qui se présente au public. Mais c’est que je trouve qu’il est grandement temps de réagir vigoureusement contre certaines tendances, et que celles en présence desquelles nous nous trouvons ici sont trop audacieuses pour qu’on puisse user d’indulgence à leur égard. L’emphase, la boursouflure, le bruit et la prétention ne suffisent pas à la création d’une œuvre musicale digne de ce nom, et, quelque dédain que certains jeunes musiciens puissent professer pour la critique, il est bon que cette critique les traite avec le dédain qu’ils méritent eux-mêmes. Eh bien, non, ce n’est pas là de la musique, non, ce n’est pas de l’art ; c’est une simple débauche de sonorité, ou plutôt une suite de sonorités sans lien entre elles, sans attache d’aucune sorte, sans raison d’être, qui ne produisent qu’un vacarme confus et qui ne donnent que l’impression sauvage et malfaisante d’une trombe ou d’un ouragan. Du bruit, du bruit, toujours du bruit, et rien que du bruit. Quant à du cœur, quant à de l’imagination, quant à une parcelle seulement d’inspiration, je défie bien qu’on la trouve tout le long de cette partition lourde, épaisse, pesante, sans air et sans lumière, et qui semble comme un défi jeté même à la nullité.
Ceux qui admirent Flaubert et j’ai le malheur de n’être pas de ceux-là connaissent le conte d’où est tiré le sujet du poème mis en musique par M. Erlanger. Le jour où la mère du jeune Julien le mit au monde, un fantôme lui apparut en lui disant : « Réjouis-toi, ô mère ! ton fils sera un saint. » L’enfant grandit et devint un grand chasseur devant l’Éternel. Mais il était cruel et sans pitié. Un soir, dans la forêt, il aperçoit un cerf, une biche et son faon. Il bande son arc, et tue le faon. La pauvre biche brame alors d’une voix déchirante. Julien sans vergogne, la tue à son tour. Le cerf, rendu furieux, fait un bond vers le meurtrier, qui lui plante une flèche dans la tête. « Le grand cerf n’eut pas l’air de la sentir, il avançait toujours. Julien reculait dans une épouvante indicible. Le prodigieux animal s’arrêta ; et les yeux flamboyants, solennel comme un justicier, pendant qu’une cloche au loin tintait, il répéta trois fois : Maudit, maudit, maudit ! Un jour, cœur féroce, tu assassineras ton père et ta mère. Il plia les genoux et mourut. »
Les aventures de Julien sont étranges. Après s’être engagé dans une troupe de partisans, il épouse la fille de l’empereur d’Occitanie, qu’il avait délivré des musulmans. Un soir qu’il était absent, deux vieillards, homme et femme, se présentent au palais. Depuis des années ils étaient à la recherche de leur fils Julien. La jeune épouse les engage à ne pas l’attendre et les couche dans son lit. Julien revient avant le jour, et, dans les ténèbres, s’approche du lit pour embrasser sa femme ; sentant contre sa bouche l’impression d’une barbe, il saisit un poignard et frappe à coups redoublés. Il avait tué son père et sa mère !...
Il s’enfuit, fou de douleur, va se réfugier dans un pays lointain, et se fait passeur sur une rivière. Une nuit, pendant un ouragan, une voix l’appelle. Il court à son bateau. C’est un lépreux rongé par la maladie, qui veut passer l’eau. Julien le conduit en dépit du danger causé par la fureur des eaux, puis, une fois à terre, le reçoit dans sa cabane. L’homme dit : « J’ai faim, » il lui donne à manger ; « J’ai soif, » il le fait boire ; « J’ai sommeil, » il lui donne son lit ; « Viens te coucher près de moi, » et il se place auprès du lépreux, qui l’étreint dans ses bras. Alors, « le toit s’envola, le firmament de déployait et Julien monta vers les espaces bleus, face à face avec notre Seigneur Jésus qui l’emportait dans le ciel. »
Il y a des sujets plus gais que celui-ci. Mais on sait qu’aujourd’hui nos musiciens ne sont pas gais, non plus que nos écrivains d’ailleurs. En tout état de cause, on ne peut nier qu’il y ait là certaines situations favorables à la musique. Mais il me semble que le thème prêtait plutôt à une forme simple et majestueuse comme celle de l’oratorio qu’à celle du drame lyrique le plus fougueux et le plus intempérant. C’est cette dernière pourtant qu’a choisie M. Erlanger, et Dieu sait avec quelle violence, avec quelle furie il s’est efforcé de peindre les tableaux et les situations. Le premier tableau ne manque pas d’une certaine allure ; l’introduction et le chœur de fête sont assez brillants, et le long récit du châtelain n’est pas sans quelque ampleur. Si je signale au second un chœur lointain et l’apparition du fantôme de l’ermite, c’est pour chercher à me raccrocher à quelque chose qui ait une apparence de forme musicale. Mais bientôt il faut y renoncer. La symphonie fantastique de la chasse (hélas ! combien longue, et vide, et bruyante !), le prélude du dernier tableau, la tempête sur le fleuve, la scène de Julien et du lépreux, les chœurs de l’apothéose, tout cela est nul, sec, sans couleur, sans idées, sans expression, mais avec des harmonies déchirantes, une véritable orgie de modulations, un épouvantable fracas instrumental qui ne vous laisse ni respirer, ni reposer, ni souffler un instant. Au milieu de ces cris, de ces hurlements, de cette débauche sonore, on est tenté de demander grâce, et on donnerait son droit d’aînesse pour avoir la joie d’entendre seulement un vieux pont neuf, Cadet Rousselle ou Marie, trempe ton pain, qui rafraîchirait le cerveau et qui chasserait les miasmes malfaisants.
Du naufrage il faut au moins sauver les exécutants : M. Gibert, qui a su malgré tout trouver de beaux accents dramatiques, Mme Auguez, dont le goût et la jolie voix méritaient vraiment mieux que ce qu’elle avait à chanter, et M. Auguez, toujours si sûr de lui-même et si digne de tous les éloges. Puis encore MM. Taffanaël et son orchestre, et le bon ensemble choral des jeunes élèves du Conservatoire.
Tous ont dû dire : Ouf ! quand ça été fini et moi aussi !
Arthur Pougin.
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publication date : 16/10/23