Semaine théâtrale. La Vivandière
SEMAINE THÉÂTRALE
Opéra-Comique. La Vivandière, opéra-comique en trois actes, paroles de M. Henri Cain, musique de Benjamin Godard. (Première représentation le 1er avril 1895.)
Il semble que tout se soit réuni pour coopérer, dans un ensemble étonnamment harmonique, au succès très franc, très décidé et très vif de l'ouvrage que l'Opéra-Comique vient d'offrir au public sous le titre de la Vivandière : un poème rapide, mouvementé, vivant, très varié avec son mélange adroit de comique et de pathétique ; une musique claire, franche, bien en scène, s'emboîtant merveilleusement au sujet, avec ses alternances d'émotion et de pittoresque ; une interprétation superbe, admirable de la part des deux principaux participants, tout à fait supérieure en ce qui concerne leurs camarades, et d'un fondu remarquable en toutes ses parties ; enfin une mise en scène curieuse, intéressante, vraiment artistique, contribuant pour sa bonne part à l'effet général, à la perfection de l'ensemble et à l'illusion du spectateur – tels sont les éléments qui ont contribué à ce succès vigoureux et sans conteste. Pour mon humble part, j'avoue qu'il y avait longtemps – surtout à l'Opéra-Comique – que le spectacle m'avait procuré un plaisir aussi vif et aussi sincère.
Nous sommes à la fin de l'insurrection vendéenne ; aussi n'est-il plus ici question de Larochejacquelein, ni de Lescure, ni de Cathelineau, ni de Stofflet, ni de Charette. Toutefois, les chouans tiennent encore la campagne, et les troupes républicaines ont encore fort à faire pour les réduire et vaincre leur dernier effort. Le premier acte nous montre précisément un détachement de ces braves troupiers qui arrive au cœur d'un village, dans l'accoutrement le plus pittoresque, ceux-ci sans chaussures, ceux-là coiffés de chefs étranges, tous avec leurs uniformes usés, souillés, presque en guenilles. Les soldats ont faim, mais Marion, la vivandière, qui arrive avec eux, n'a rien à leur donner, et le capitaine Bernard, qui les commande, se met inutilement à la recherche des vivres indispensables. C'est qu'on est justement à proximité du château d'un riche campagnard réactionnaire, le marquis de Rieul, dont il n'y a rien à espérer sous ce rapport.
Mais voici le jeune Georges de Rieul, le fils du marquis, qui revient de la chasse et qui arrive au milieu des soldats. Celui-ci, cœur généreux et chaud, bon Français avant tout, donne aussitôt des ordres à la ferme pour qu'on apporte à ces braves gens tout ce dont ils ont besoin, et c'est Jeanne, une jeune orpheline recueillie par le marquis et dont Georges est épris, qui se charge elle-même de faire exécuter ses volontés. Marion, que la franche bonté du jeune homme a émue, lui conseille alors de se joindre à ses camarades pour combattre sous le drapeau de la France, et dans un couplet plein de chaleur : « Viens avec nous, petit, » lui dit-elle, « viens avec nous! »
Bientôt les troupes s'éloignent. Resté seul avec Jeanne, Georges lui parle de son amour, lorsqu’arrive le marquis, qui a appris la conduite de son fils et se répand en reproches contre lui. Georges essaie de se défendre, mais son père le maudit et le renie pour son fils, en même temps qu'il chasse de chez lui Jeanne, qui ose l'implorer pour celui qu'elle aime. Et tandis que Jeanne tombe évanouie sous le coup de cette double malédiction, Georges, désespéré, suit le conseil de la Vivandière et court après les soldats pour s'engager.
Voici que l’arrière-garde traverse le village avec Marion, pour rejoindre le gros du détachement. Marion voit la jeune fille étendue à terre, sans mouvement. Elle s'approche d'elle, la ranime, la questionne. Jeanne lui raconte ce qui est arrivé, et Marion la décide à venir avec elle, à monter dans sa carriole et à suivre les chances de la campagne. Jeanne accepte en effet, surtout dans l'espoir de retrouver Georges.
Le second acte nous transporte dans un campement de troupes républicaines, dont fait partie la compagnie du capitaine Bernard. Nous retrouvons là Georges, devenu sergent, Marion, que Jeanne ne quitte plus, et aussi le sergent La Balafre, un vieux grognard qui nous offre un des types les plus amusants et les plus réussis des troupiers de ce temps. La guerre touche à son terme. Seul, un dernier groupe de Vendéens occupe un village voisin, et l'assaut qui doit être donné dans une heure mettra fin à la campagne.
Tout à coup, Marion apprend que le chef de ces derniers partisans, celui qui les commande en ce moment, n'est autre que le marquis de Rieul. Elle songe aussitôt à Georges, et elle est épouvantée à la pensée que dans cet assaut le père et le fils vont se trouver en présence, dans des rangs ennemis, que l'un tuera l'autre peut-être ! Cette pensée l'obsède, la terrifie. Elle aborde le capitaine Bernard, son vieil ami, en le suppliant, sans lui en vouloir dire la raison, de faire en sorte que Georges ne puisse prendre part au combat qui se prépare. Le capitaine plaisante d'abord, refusant de prendre cette demande au sérieux ; puis il la raille, supposant qu'elle est amoureuse de Georges et veut simplement lui épargner un danger ; puis, devant son insistance, finit par entrer en fureur, si bien que Marion finit par lui révéler la situation. Bernard, qui est un brave homme, cherche alors, en effet, le moyen d'éloigner Georges, et au moment où la troupe va se mettre en marche pour se rendre à l'assaut, il donne l'ordre au jeune sergent, qui en est désolé, d'aller chercher à Fougères un contingent de recrues et de les ramener incontinent.
Au troisième acte, nous sommes au lendemain du combat, qui s'est terminé par la défaite des Vendéens et par la capture de leur chef. Marion a établi sa cantine dans une petite maison du village. Georges est de retour de sa mission, et raconte à Jeanne son désespoir de n'avoir pu être présent à l'assaut. Tandis qu'ils s'éloignent un instant, on amène le prisonnier, le marquis de Rieul, qu'on enferme précisément dans la maison où s'est installée Marion, et lorsque Georges revient il entend prononcer le nom de son père, et apprend qu'il est là, gardé à vue, jusqu'au moment où il sera passé par les armes. Georges est fou de douleur et veut sauver son père, qu'il n'a cessé d'aimer malgré tout. Marion le retient, en dépit de ses efforts. « Que vas-tu faire ? lui dit-elle, te compromettre inutilement, sans aucune chance de réussite. Laisse-moi faire, je te réponds de tout. Ton père sera sauvé. »
La nuit est venue. Pendant que les sentinelles veillent sur le devant de la maisonnette, Marion, qui avait remarqué une porte donnant par derrière, sur la campagne, profite de l'obscurité pour se dissimuler à tous les yeux, va ouvrir cette porte et fait fuir le prisonnier. Puis elle revient et fait signe à Georges que son père est en liberté. Bientôt on entend un coup de feu ; c'est le signal d'alarme ; tout le monde accourt, et le sergent La Balafre apprend à son capitaine l'évasion du chef vendéen. La poursuite est ordonnée, et aussitôt le capitaine Bernard fait rechercher le traître qui a pu favoriser l'évasion, en déclarant qu'il le fera fusiller.
— Ne cherche donc pas, lui dit Marion, et fais-moi fusiller.
— Toi ! s'écrie Bernard, c'est toi qui m'a trahi !
— Georges voulait sauver son père ; on l'aurait tué, et Jeanne en serait morte.
Et comme Bernard lui reproche sa conduite :
— Restons soldats, morbleu, lui dit-elle, ne soyons pas bourreaux !
On ne sait trop ce qui va se passer, lorsqu'un roulement de tambour se fait entendre. C'est un officier d'ordonnance qui arrive, porteur d'un décret de la Convention accordant amnistie pleine et entière à tous les rebelles. Le capitaine Bernard lit ce décret en présence de tous, et la situation, qui menaçait de tourner au tragique, est dénouée par ce Deus ex machina, après tout moins extraordinaire que celui qui apparaissait dans les tragédies antiques.
Ce que je n'ai pu rendre dans cette sèche analyse, c'est le côté bon enfant et de bonne humeur de ce poème très vivant, c'est sa couleur toute particulière, c'est son caractère pittoresque, c'est l'habileté avec laquelle le librettiste a su entremêler les scènes pathétiques avec les épisodes amusants et mouvementés de la vie militaire. Il y a là une variété de tons dont l'Opéra-Comique nous avait depuis trop longtemps déshabitués et qui n'a pas été, on peut le croire, sans grande influence sur le succès de l'œuvre. Le rire est chose bonne en soi, surtout quand il côtoie les larmes et vient les sécher, et le public a prouvé l'autre soir que tel était bien son avis. Aussi s'en est-il donné à cœur joie dans toutes les scènes où on le conviait à ce rire sain et bienfaisant, telles que l'arrivée des soldats au premier acte et leur danse burlesque au troisième.
Si j'ai, d'autre part, un reproche à faire à M. Henri Cain, ce n'est pas d'avoir écrit son livret en prose – ceci est décidément une manie, manie inoffensive, et dont on finira par revenir – c'est de l'avoir écrit en une prose trop peu musicale au point de vue purement matériel, une prose dans laquelle, entre autres, abondent les hiatus, ce qui a le double inconvénient de rendre la prosodie très difficile et d'être souverainement désagréable à l'oreille de l'auditeur. Cette simple réserve exprimée, j'avoue que je ne vois pas trop quel reproche on pourrait lui adresser.
Le pauvre Godard eût été bien heureux de voir l'accueil fait à son œuvre, car le succès de sa musique a été complet, et elle le méritait pleinement. Avant tout, la grande qualité de la musique de la Vivandière, c'est qu'elle s'apparie d'une façon rare au poème sur lequel elle est écrite, c'est qu'elle en suit intimement les fluctuations, variée comme lui, en exprimant avec exactitude toutes les nuances et tous les sentiments, tantôt alerte, vive et franche du collier, tantôt émue, pleine de tendresse ou vraiment pathétique. L'auteur n'a pas cherché midi à quatorze heures, il ne s'est pas essoufflé à la recherche du leitmotiv, il n'a pas tenté de régénérer le monde ; il s'est borné à traiter, comme elles devaient l'être, les situations qui lui étaient offertes, et sa partition, de forme claire, d'allure bien française, est précisément dans le ton qui convenait à l'œuvre. Je sais bien que pour certains une telle musique est « méprisable » (je l'ai entendu dire en propres termes, l'autre soir, dans les couloirs du théâtre), sans doute justement parce qu'elle est claire et de style bien français. Laissons dire ces critiques ingénus, et renvoyons-les simplement à leurs nourrices pour qu'elles en prennent soin.
Toute la première partie du premier acte ne renferme rien de particulièrement intéressant ; je n'y trouve à signaler que la scène de l'arrivée des soldats, qui est d'une bonne couleur. Mais les couplets de la vivandière : Viens avec nous, petit! sont excellents et d'une franchise d'accent superbe, avec l'intervention du chœur qui donne au refrain un élan plein de vigueur ; l'effet en a été saisissant. Le duo amoureux de Georges et de Jeanne est d'une poésie tout empreinte de mélancolie, et la scène en quatuor de la malédiction est bien traitée, bien en scène et bien en point.
Le second acte est, musicalement, beaucoup plus important. Si les couplets comiques très courts du sergent La Balafre sont de simples couplets de vaudeville, d'ailleurs pleins de franchise, la scène de Jeanne et de Marion est tout à fait charmante ; le cantabile de Marion : Ne me plains pas, enfant, car je suis bien heureuse, chanté à ravir par Mlle Delna, est rempli d'une émotion délicieuse, et la phrase qui suit, dite par Jeanne, n'est pas moins bien venue. Vient ensuite la prière des deux femmes, qui est d'un très heureux arrangement vocal. Mais ce qui est tout à fait remarquable, c'est la lecture de la lettre qu'un jeune soldat, qui ne sait pas lire, vient de recevoir de ses vieux parents, et qui prie Marion de lui en faire connaître le contenu ; Marion fait sa lecture, qui est très touchante, sur un dessin vocal très simple accompagné avec une étonnante sobriété ; mais il se dégage de ce récit une émotion si intense, si poignante, que toute la salle a éclaté en applaudissements. Je passe sur la grande scène militaire qui suit, dont le côté musical est simplement habile, pour signaler, dans le nouveau duo de Georges et Jeanne, une longue et jolie phrase de ténor, adorablement soutenue par un dessin rapide des violons en sourdines, d'un effet exquis. Puis, vient le récit militaire du sergent La Balafre : En avant ! qui, rapide, haletant, aboutit, sur un crescendo et un accelerando auxquels les pulsations de l'orchestre donnent une étonnante vigueur, à une explosion saisissante et d'une puissance prodigieuse. M. Fugère s'est montré là superbe. Quant à la scène dramatique où Marion supplie le capitaine de ne pas envoyer Georges à l'assaut, elle est fort bien traitée et très théâtrale.
L'un des succès du troisième acte a été la danse grotesque des soldats et des paysannes, sur l'air de la Fricassée, danse réglée de la façon la plus amusante et la plus comique. Au point de vue musical, il faut signaler ici la jolie phrase du duo des amoureux : Dans mes regards troublés..., puis le mélodrame symphonique qui se déroule pendant le vide de la scène, alors que Marion est allée délivrer le comte de Rieul, et surtout le duo de Marion et du capitaine Bernard, alors qu'elle se déclare coupable de cette évasion, duo dramatique dont il faut détacher particulièrement la belle phrase de Marion : Je ne t'ai pas demandé..., d'où se dégage une émotion pénétrante. La pièce se termine par un finale dans lequel on perçoit un souvenir du Chant du départ, comme, dans une chanson précédente de Marion, on a pu saisir un rappel de la Marseillaise.
Marion la vivandière, c'est Mlle Delna, avec sa voix chaude, vibrante, avec son étonnant instinct dramatique, avec son jeu scénique d'une souplesse si rare, tantôt émue, tendre ou pathétique, tantôt vive, alerte, pleine de crânerie et d'entrain, aussi bonne comédienne que cantatrice exercée, et réunissant en elle les qualités les plus opposées. Cette jeune femme est vraiment surprenante, et chacune de ses créations met dans un nouveau relief ce talent si plein de naturel, qui semble se jouer des difficultés ou qui, pour mieux dire, n'en connaît aucune. Après les Troyens, après Werther, après Falstaff, après l'Attaque du moulin, après Paul et Virginie, nous la retrouvons ici, dans une incarnation nouvelle, toujours aussi remarquable, aussi parfaite, aussi sûre d'elle-même, avec un jeu d'une tenue, d'une franchise et d'une sobriété qu'on n'attendrait pas toujours d'une artiste chevronnée et depuis longtemps sur la brèche. Son succès a été éclatant, énorme, et, il faut bien le dire, absolument mérité, dans ce rôle qui serait écrasant pour d'autres épaules que les siennes. Mlle Delna est vraiment une artiste hors de pair.
Il convient de citer auprès d'elle M. Fugère, dont le triomphe a été complet aussi dans le rôle du sergent La Balafre. Il a fait de ce vieux grognard un type d'une originalité saisissante. Au point de vue plastique d'abord, comme costume et comme physionomie, on dirait un de ces troupiers légendaires tels que Ruffet les a rendus avec son admirable crayon. Comme chanteur et comme comédien, il a été égal à lui-même, c'est-à-dire parfait d'un bout à l'autre. Il a produit un effet foudroyant dans son fameux récit : En avant ! qui a remué la salle entière.
J'ai déjà dit que l'ensemble de l'interprétation était irréprochable. M. Badiali. chargé du rôle très important et pourtant assez ingrat du capitaine Bernard, s'y montre excellent et d'une excellente tenue. Mlle Laisné, toujours aimable et gracieuse, est fort bien placée dans celui de Jeanne, de même que M. Clément dans celui de Georges. Tous deux ont fort bien joué et chanté leurs scènes amoureuses.
Il faut enfin adresser les éloges qu'ils méritent à MM. Mondaud et Thomas, chargés des deux rôles secondaires de de Rieul et de Lafleur. La mise en scène est réglée avec un soin rare, auquel se joint un heureux sentiment de la couleur et du pittoresque. Jusqu'aux manœuvres militaires, dont le spectacle n'est pas commun à l'Opéra-Comique, tout est ordonné de la façon la plus précise et la plus sûre. Ajoutons que les chœurs se sont tout particulièrement distingués et que l'orchestre, comme toujours, a été parfait. Mais il est quelqu'un que j'ai à cœur de ne pas oublier ; c'est M. Paul Vidal qui, on le sait, a été chargé de mettre au point la partition du regretté Godard, d'écrire certains récitatifs restés incomplets et d'orchestrer les deux derniers actes. Ce travail, toujours délicat, a été accompli par lui avec un soin, un goût, un tact et un talent qu'on ne saurait trop louer. Il ne me paraît que juste de le constater, sa part, si modeste et si effacée qu'elle fût, n'ayant pas été certainement inutile au succès de la Vivandière.
Arthur Pougin.
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Benjamin GODARD
/Henri CAIN
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publication date : 15/10/23