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Semaine théâtrale. Roma

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SEMAINE THÉÂTRALE
OPÉRA : Roma, opéra tragique en cinq actes, paroles de M. Henri Cain d’après Rome vaincue d’Alexandre Parodi, musique de M. J. Massenet (première représentation le 24 avril 1912). […]

Le 15 décembre 1807, le théâtre de l’Opéra donnait la première représentation de la Vestale, tragédie lyrique en trois actes, dont le poème avait été écrit par Étienne de Jouy et dont la musique fut le premier grand triomphe de Spontini. Ce sujet éminemment dramatique de la Vestale, par amour infidèle à ses vœux et laissant éteindre le feu sacré dont elle a la garde, crime pour lequel elle est condamnée à être enterrée vivante, semblait vraiment conçu pour la scène, et surtout pour la scène lyrique. Je ne sache pas pourtant qu’il ait été abordé sur notre ancien théâtre, excepté par le président Hénault, qui fit représenter en 1713 une tragédie intitulée Cornélie vestale. Mais le succès éclatant de l’opéra de Spontini fit surgir aussitôt, en divers pays, toute une série de Vestales lyriques, dues à divers compositeurs. On eut ainsi une Vestale de Puccita (Londres, 1809), une autre de Generali (Trieste, 1816), une de Guhr (Cassel, 1817), une de Pacini (Plaisance, 1830), une enfin de Mercadante (Naples, 1840).

Cependant, Jouy n’avait pas voulu, dans son drame d’ailleurs émouvant, aboutir au dénouement tragique indiqué par le sujet. Au dernier moment, et lorsque la Vestale Julia, amante de Licinius, condamnée à mort pour son forfait, est amenée au bord de la tombe où elle doit être ensevelie, le ciel s’assombrit, l’orage gronde, la foudre éclate, et en éclatant rallume le feu de l’autel de la déesse outragée. Devant ce prodige, le pontife déclare la grâce de la prêtresse infidèle, et Julia, renonçant à ses vœux, devient l’épouse de Licinius. Ils vivront heureux et...

Ce dénouement un peu bonhomme d’un drame qui ne manquait pas de vigueur ne nuisit en rien au succès de l’œuvre, grâce surtout à la musique, dont la grandeur était superbe, et à une interprétation de premier ordre où l’on trouvait réunis les noms de Lainez, Lays, Dérivis, de Mme Branchu (Julia) et de Mlle Maillard (la grande Vestale). Mais combien autrement grandiose, émouvante et puissante est la chute de la noble tragédie d’Alexandre Parodi, Rome vaincue ! Et combien saisissant est ce crime généreux de la vieille Posthumia, l’aïeule aveugle, poignardant, par dévouement maternel, sa petite-fille Opimia pour lui épargner l’horrible supplice de la mort vivante !

On sait le succès qui accueillit à la Comédie-Française, le 27 septembre 1876, cette Rome vaincue, tragédie française écrite par un Grec, œuvre incomplète sans doute, mais pleine de noblesse, et tout empreinte et comme frémissante du sentiment patriotique le plus brûlant et le plus intense. C’est que son point de départ est tout autre que celui du livret de la Vestale, et d’une grandeur autrement impressionnante, en nous mettant en présence du désespoir et des affres de Rome devant les revers qui l’accablent et l’immense danger que lui font courir les exploits victorieux d’Annibal.

L’exposition seule du drame est émouvante, et on la retrouve à peu près exactement dans le livret de Roma, dont l’auteur a suivi presque pas à pas l’ordonnance de l’œuvre originale. Le peuple est là, la foule est rassemblée dans le Forum. Tous sont consternés des nouvelles qui se succèdent en faisant connaître les victoires d’Annibal. Pour la première fois Rome est vaincue, Rome peut devenir la proie des barbares. Arrive Lentulus, le seul survivant de la terrible défaite. Il raconte le carnage, la mort héroïque de Paul-Émile, dont on rapporte le corps ensanglanté, le pillage auquel se livrent les vainqueurs.... Puis, le souverain pontife déclare que le feu de l’autel de Vesta, ce feu qui doit être éternel, s’est éteint à la suite du crime d’une des prêtresses du temple, qui a failli à son devoir et à son serment, et que Rome ne retrouvera la victoire qu’après le châtiment et la mort de la sacrilège. En attendant, que chacun coure aux armes et s’apprête aux derniers combats ! Et tous se séparent en criant : – Aux armes, et à mort la coupable ! Ce tableau sombre et farouche est plein de grandeur.

Au deuxième acte, dans le temple de Vesta, le souverain pontife fait réunir toutes les prêtresses, pour les interroger et découvrir l’infidèle. Il est accompagné du sénateur Fabius, dont une nièce est parmi les vestales. Le pontife fait connaître à la Grande Vestale, anéantie par cette nouvelle, le crime que l’oracle lui a révélé en affirmant que l’une d’elles est coupable. Aussitôt, à cette révélation, la jeune Junia se présente et se prosterne devant le prêtre. Nul ne peut croire à la faute de cette enfant. Elle s’accuse pourtant, et fait un récit plein d’ingénuité. Mais ce récit n’est que le produit d’un rêve, et bientôt son innocence est reconnue. Le pontife alors continue ses recherches, questionne l’une après l’autre les vestales, et, ne pouvant obtenir de résultat, s’avise d’un subterfuge pour découvrir enfin la vérité. Sachant qu’une des vestales est sœur de Lentulus, il annonce la mort de celui-ci. À cette nouvelle, Fausta, la nièce de Fabius, pousse un cri et tombe évanouie dans les bras de ses compagnes. « C’est elle ! » dit alors le pontife, et voyant Fabius terrifié : – « Fabius, calmez-vous », lui dit-il ; « je puis ne rien savoir. Ordonnez ; que faut-il faire ? » Et Fabius lui répond, stoïquement : « Votre devoir ! »

Troisième acte, dans le bois sacré de Vesta. Ici un farouche Gaulois, l’esclave Vestapor, qui a la haine de Rome et qui songe aux triomphes d’Annibal, veut sauver la vestale pour que son châtiment ne puisse apaiser les dieux et rendre la fortune aux Romains, ses maîtres maudits. Il se met aux ordres de Lentulus, qui, lui aussi, veut sauver Fausta et l’arracher au sort qui l’attend. Il lui montre un souterrain, fermé d’une lourde porte de bronze, par lequel il les fera fuir ; après quoi ils trouveront la mer et la liberté. Survient Fausta, étonnée et radieuse de retrouver vivant Lentulus, dont on lui avait annoncé la mort. Il veut l’entraîner à la fuite ; elle résiste longtemps, malgré l’horreur du supplice auquel elle sait qu’elle sera condamnée. Lentulus la supplie en vain, l’heure approche où leur sort sera résolu, lui dit-il, où lui-même périra sous la torture. Cette pensée la décide enfin, le Gaulois ouvre la porte du souterrain, la referme sur eux et jette la clef dans un puits, alors que le souverain pontife vient pour chercher la vestale coupable et s’emparer d’elle.

« Trop tard, prêtre romain ! » s’écrie le Gaulois, qu’on emmène à la torture.

Et nous voici dans la grande salle du Sénat, dont la séance sera consacrée au jugement de la vestale parjure. Ici un tableau plein de grandeur en ses divers épisodes. Les sénateurs sont rassemblés, prêts à instruire le procès de la criminelle fugitive. Fabius apprend en effet du pontife que sa nièce est en fuite, mettant ainsi le comble à sa faute, et son désespoir est complet, lorsque Fausta apparaît tout à coup et vient se jeter dans ses bras. Elle revient, n’ayant pas voulu échapper au châtiment que mérite sa faute. Mais Fabius se refuse encore à la croire coupable, lorsque le pontife lui dit :

Je remets en vos mains mon pouvoir et sa vie ;
Que Fausta s’accuse ou se justifie,
Condamnez, absolvez, décidez de son sort.

puis il se retire avec les sénateurs. Ici, une scène vraiment belle entre Fabius, qui conjure sa nièce de se justifier, et celle-ci, qui, au contraire, se confesse à lui et lui fait son aveu. Fureur du Romain, et sa malédiction sur celle qui a déshonoré sa famille, puis son retour à la pitié devant le désespoir de la jeune fille, qui implore de lui son pardon. « Sauras-tu bien mourir ? » au moins, lui dit-il. Et elle, dans un élan de fierté superbe :

Les Fabius n’ont pas de lâche en leur famille !

Il me faut passer sur le reste de cet acte si plein dans ses courtes dimensions, sur la rentrée des sénateurs, sur la déclaration de Fabius, qui, le cœur brisé, proclame le crime de sa nièce, sur l’arrivée de la vieille Posthumia, l’aïeule de Fausta, dont le désespoir est immense et qui supplie en vain les juges de faire grâce, enfin sur la décision du Sénat, qui ne peut que condamner la coupable.

Et le coup de théâtre du cinquième acte est vraiment grandiose. Nous sommes sur le lieu du supplice, « le Champ scélérat ». Fabius, voulant épargner du moins à sa nièce l’horreur de la mort lente, a confié à Posthumia, sa sœur, l’aïeule aveugle, un poignard qu’elle remettra à Fausta pour qu’elle puisse se tuer et n’être pas ensevelie vivante. Le cortège lugubre s’avance, avec Fausta voilée de noir, jusque sur le bord de la tombe ouverte. Alors, Posthumia s’approche de sa fille : « Prends cette arme », lui dit-elle. « Je ne puis ; je n’ai pas les mains libres. » Et Posthumia lui demande la place de son cœur. « Est-ce ici ? » dit-elle. « Oui, là. » Et l’aïeule, frémissante et livide, enfonce le poignard et tue son enfant !... Cela est héroïque et terrible.

On conçoit qu’un musicien de la taille de M. Massenet ait été tenté par un sujet si puissamment dramatique, si plein de noblesse et de grandeur. M. Massenet a raconté lui-même comment il fut saisi à la lecture de cette Rome vaincue qu’il n’avait pas vu représenter, comme il fut ému de sa beauté antique, et désireux de transformer la tragédie poétique en une tragédie lyrique. Il fut aidé à souhait dans la réalisation de ce désir par l’habileté de son collaborateur, M. Henri Cain, qui sut concentrer comme il le fallait le superbe poème d’Alexandre Parodi sans en altérer en rien les contours et sans lui rien enlever de ses incidents caractéristiques.

Il fallait un effort au musicien pour se mettre à la hauteur d’un tel sujet ; celui-ci a prouvé que rien ne lui était impossible, et l’auteur de Manon, de Werther, de Thaïs, du Jongleur, de Don Quichotte, est devenu l’auteur de Roma. De passionné, de romantique, de fantaisiste que nous l’avons connu tour à tour au cours de sa glorieuse carrière, le compositeur s’est fait austère comme il fallait, il est devenu classique dans le meilleur sens du terme, et il a puisé, dans la noblesse du poème qu’il avait à traduire, la noblesse de son inspiration. Ceci, bien entendu, sans perdre aucune des qualités qui le caractérisent et qui, jusqu’à ce jour, ont fait la fortune de ses œuvres.

Ce qui distingue la partition de Roma d’une façon toute particulière, c’est son extraordinaire sobriété, sobriété non seulement dans les moyens employés, mais dans le langage lui-même. Pas un de ces cinq actes ne dure plus d’une demi-heure, et il en est qui durent moins. Il y a là une étonnante condensation de la pensée musicale, et l’on peut dire qu’il ne se trouve, dans cette œuvre, ni un mot, ni une note de trop ; ce qui ne fait tort ni à sa puissance, ni à son éloquence.

Cette puissance et cette éloquence, on les trouve dès l’abord dans l’ouverture, car – rendons grâce aux Dieux ! – Massenet a bien voulu cette fois nous faire la joie d’une ouverture. On sent, sans que j’insiste autrement à son sujet, quelle peut être la valeur de cette page symphonique écrite par ce maître de l’orchestre. On y entend deux des dessins importants de la partition : celui du chœur du premier acte : Écoutez ! écoutez ! et surtout, établi dans une douceur charmante par les violons, le motif délicieux que Massenet a placé comme épigraphe en tête de son œuvre : Vesta, c’est la patrie, que nous retrouverons, par fragments ou dans son entier, dans tout le cours de celle-ci, notamment au second acte, auquel il sert en quelque sorte de thème générateur, car il y revient incessamment, et dès le prélude, sous diverses formes. Tout le premier acte dans le Forum, dont la situation est si poignante, où les chœurs ont un rôle si important, est d’une vigueur et d’une couleur superbes, tout empreint d’un vrai sentiment tragique.

Le second acte, très court (il ne dure que vingt minutes), est à signaler pour le récit ingénu de la jeune vestale Junia, qui vient s’accuser en racontant au pontife un rêve qu’elle croit coupable et qui ne fait qu’affirmer son innocence. On retrouve dans cette page candide toute la grâce ordinaire de M. Massenet.

Le troisième acte (le Bois sacré de Vesta) s’ouvre, le rideau levé, par un long et délicieux prélude, où le chant de la flûte solo, soutenu par des arpèges de harpes, est d’une poésie et d’une couleur exquises, tandis que le cortège des vestales traverse lentement la scène dans le lointain, au milieu d’un décor qui est lui-même un rêve et un enchantement. Le spectateur éprouve ici une impression indéfinissable. Tout cet acte est d’intimité dramatique, avec la scène du Gaulois et de Lentulus, avec le monologue de celui-ci, dont toute la première partie : Tout mon être frémit de tendresse et d’espoir, accompagnée par la flûte et les harpes, est d’une douceur charmante, tandis que la seconde est pleine de vigueur, avec enfin la scène passionnée, mouvementée, colorée des deux amants, qui se termine par leur fuite éperdue.

À l’acte du jugement, le quatrième, nous retrouvons la sévérité tragique et l’émotion la plus intense. Un prélude sombre précède l’entrée des sénateurs, émus du désespoir de Fabius ; puis c’est l’arrivée de Fausta et la scène, d’une si grande puissance pathétique, où elle se confesse à son oncle, la malédiction de celui-ci devant son aveu, son pardon attendri sur les pleurs de la malheureuse (ici un ensemble d’un élan superbe), la venue de l’aïeule Posthumia qui, dans un langage déchirant, supplie vainement les juges de faire grâce à son enfant, et enfin la condamnation par le Sénat.

Le dernier acte, tout entier scénique, ne pouvait laisser à la musique qu’un rôle d’une importance relative. Il y faut signaler néanmoins le rapide dialogue de Fausta et de Posthumia, cherchant le cœur de sa fille pour y plonger le fer libérateur, l’ensevelissement de la jeune vestale et le court épisode de la vieille aïeule entrant à tâtons dans le tombeau de son enfant pour mourir auprès d’elle.

Je me suis efforcé de faire ressortir les beautés et la puissance de cette partition de Roma. J’aurais bien des choses à dire encore, ne fût-ce que pour faire connaître certains détails que je n’ai pu signaler, pour louer comme il convient non seulement l’ampleur du style, mais la noblesse et la pureté de la déclamation, pour mettre en relief une fois de plus les qualités d’un orchestre tel que M. Massenet seul peut l’écrire. Mais les bornes de cet article me laissent à peine le temps de rendre justice à une interprétation qui est digne de l’œuvre qu’elle avait à présenter au public, et vraiment cette interprétation est de valeur absolument exceptionnelle.

Mlle Kousnezoff avait toutes les qualités requises pour personnifier Fausta, la vestale coupable : la beauté, la grâce, le maintien d’une part, de l’autre une voix délicieuse, un talent de cantatrice indiscutable auquel elle joint le goût, le style et le sentiment. Elle est, on peut le dire, l’interprète idéale de ce rôle, tracé avec amour par le poète et que le musicien a complété à l’aide de son génie. M. Delmas, dont on ne saurait jamais faire trop l’éloge, est superbe dans le rôle du vieux Romain Fabius, auquel il a donné vraiment un caractère héroïque ; sa diction, son articulation, son accent sont pleins de noblesse, et chez lui le comédien exercé est à la hauteur du chanteur plein d’habileté. M. Muratore est de tout premier ordre ; comédien et chanteur habile doué d’une voix chaude et généreuse, il a donné au rôle de Lentulus, avec une maîtrise aisée, les accents tantôt vigoureux, tantôt passionnés qu’il exige. M. Journet est tout à fait excellent dans le personnage du souverain pontife, auquel il a su donner un caractère plein de dignité et M. Noté est un Gaulois farouche à souhait, qui sait faire briller les belles notes de sa voix. Mlle Lucy Arbell, qui a consenti à cacher sa jeunesse et sa beauté sous les cheveux blancs et la mante de la vieille Posthumia, l’aïeule aveugle, a droit à des éloges sincères pour la vigueur pathétique et émotionnante qu’elle a déployée surtout dans la scène du Sénat, lorsqu’elle implore inutilement les juges en faveur de sa fille. Enfin, Mlle Campredon a détaillé d’une façon charmante, avec une grâce chaste et une candeur exquise, le joli récit de la jeune vestale Junia qui s’accuse d’un rêve qu’elle croit coupable.

Ce qu’il faut louer encore, c’est l’orchestre, si bien dirigé par M. Paul Vidal, et avec tant d’assurance, ce sont les chœurs, d’une solidité rare et d’une belle vigueur, c’est surtout le bel ensemble d’une exécution pleine d’ampleur et d’homogénéité, dans laquelle on ne peut surprendre aucune faiblesse, aucune négligence. Et je m’en voudrais de ne pas signaler comme il convient les admirables décors qui encadrent l’œuvre nouvelle, surtout celui du Forum, plein de caractère (M. Simas), celui du Bois sacré, qui est d’une poésie délicieuse (MM. Rochette et Landrin), et celui du Sénat (M. Bailly). […]

Arthur Pougin

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