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Renaud de Sacchini

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On a continué les représentations de Renaud avec une grande affluence de Spectateurs. C’est après avoir suivi les trois premières que nous allons rendre compte des impressions que la musique de cet Ouvrage a faites sur le Public, & de celles que nous avons reçues nous mêmes.

Il n’est pas question de juger ici le talent de M. Sacchini comme Compositeur : il y a déjà longtemps que son rang est fixé parmi les plus grands Maîtres que l’Italie ait produits. Le succès éclatant & soutenu de la Colonie, une multitude de beaux airs & de chœurs charmants qu’on a entendu dans l’Olympiade ou dans les Concerts, ont justifié en France la grande réputation dont il jouit dans toute l’Europe. L’Auteur de cet Article a eu de plus l’avantage de voir jouer & applaudir sur un grand Théâtre étranger quelques uns de ses plus beaux Opéras Italiens. C’est donc avec les préventions les plus favorables que nous l’avons vu disposé à enrichir notre Théâtre Lyrique des productions de son génie, & nous avons du en espérer de nouveaux modèles pour la perfection de l’art & pour les plaisirs du Public.

Mais il faut craindre que des préventions si avantageuses ne rendent injuste & ne nuisent au succès de l’Artiste même qui en est l’objet. M. Sacchini a fait un grand nombre de beaux Opéras, mais dans une langue qui est la sienne, sur des Poëmes dont la coupe est totalement différente de celle des nôtres, pour des Spectateurs accoutumés à ne porter que des oreilles à ce genre de spectacle, à ne chercher dans un Opéra que de la musique, & à ne voir guère la musique que dans les airs, à présenter la nouveauté & la grâce des formes à la vérité & à la force de l’expression, & à supporter le long ennui d’une Scène sans action & d’un récitatif sans intention, pourvu qu’il en fussent dédommagés par trois ou quatre beaux morceaux de chant.

En venant en France, M. Sacchini a eu à étudier notre langue & notre déclamation, la forme de nos Poëmes, les moyens de nos Acteurs, le goût de notre Public ; il a senti la nécessité de trouver un récitatif plus accentué & plus varié ; de donner à ses airs plus de vérité, de simplicité, de rapidité ; de s’interdire une infinité d’ornements d’un effet toujours sûr dans les Opéras Italiens mais déplacés dans les nôtres ; de chercher enfin cet, inconnu avant M. Gluck, de lier & de fondre ensemble le récitatif, les airs & les chœurs, de manière à ne faire pour ainsi dire, d’un Acte entier qu’un seul tableau de musique. Tout le génie du monde ne suffit pas pour rompre ainsi d’anciennes habitudes, & remplir du premier coup toutes les conditions d’un problème si compliqué. Si M. Sacchini s’était égaré quelquefois dans des routes inconnues où il entre pour la première fois, il serait très injuste de le juger à cet égard avec sévérité ; il suffit pour nos espérances qu’il ait vu le but. C’est ce dont son premier assai ne nous permet pas de douter.

Jetons maintenant un coup d’œil sur les principaux effets de la musique de Renaud. Si nous ne considérons que les beautés propres de l’art, nous y trouvons partout la main du grand Maître. C’est à chaque instant une mélodie agréable, élégante, sensible ; des airs parfaitement arrondis, où le motif est bien suivi sans effort, développé sans remplissage, adroitement soutenu & embelli par l’accompagnement ; c’est une harmonie brillante & pure, riche sans confusion, claire sans monotonie, avec la plus belle distribution de parties & l’emploi le plus heureux des divers instruments. Mais si nus considérons ensuite l’application de cette belle musique aux effets dramatiques, c’est-à-dire, dans ses rapports avec la déclamation de notre langue, avec le mouvement de l’action, avec le caractère des personnages, avec l’expression des sentiments, sans doute qu’on y trouvera quelque chose à désirer.

Par exemple, l’ouverture est une symphonie charmante & d’un effet très brillant ; mais le second morceau nous a paru d’un chant plus pastoral qu’héroïque, & par là ne se lie pas heureusement avec l’action qui commence la Pièce. Les deux airs que chantent Hidraot & Adraste sont d’un chant naturel & d’un beau caractère. Le chœur, Mars à nos yeux n’a plus d’attraits, celui où les Chefs Sarrazins jurent la paix dans les mains de Renaud, & le serment que leur fait prononcer Armide après le départ de son amant, sont d’un effet qui justifie la réputation que M. Sacchini a déjà obtenue dans ce genre de composition. Nous observons seulement que dans ce vers du dernier chœur, Du superbe Renaud nous jurons tous la mort, les Rois répètent le dernier hémistiche en piano ; cet effet nous paraît plus propre à satisfaire l’oreille que l’esprit. Ces Guerriers, animés par la présence d’Armide, n’ont aucune raison pour baisser la voix en lui jurant la mort de son ennemi. Mais cette légère critique ne nous empêche pas de trouver ce chœur admirable.

Nous croyons que le récitatif de cet Acte n’a pas toujours l’accent que notre déclamation exigerait, ni surtout le mouvement et l’intérêt que demanderaient la Scène. On en peut juger par ce couplet d’Armide : Vous voyez ce Guerrier dont l’aspect seul m’outrage, morceau important, dont la déclamation est trop vague, ce qui pourtant devait être exprimé avec autant de force que de vérité, parce qu’il annonce & prépare toute l’action du Drame.

Nous pourrions observer aussi des défauts assez sensibles de ponctuation : par exemple, dans ce vers d’Armide : Quand l’amour de vos cœurs m’assure la conquête, le chant coupe le vers par le milieu, & il y a même une pause après vos cœurs, ce qui donne un faux sens à la phrase. Cette observation est minutieuse, mais elle peut servir à prévenir d’autres négligences de ce genre, sur lesquelles un homme comme M. Sacchini n’a besoin que d’être averti.

Un défaut plus grave, parce qu’il tient à l’effet d’un moment intéressant de l’action, c’est la manière dont le Compositeur a exprimé les mots de surprise des différents Guerriers lorsqu’Armide paraît au milieu d’eux. Ces mots, par la manière dont ils sont déclamés, sont froids & sans aucun effet ; il nous semble que si au lieu de leur faire exprimer l’un après l’autre leur étonnement, ils se fussent écriés tous à la fois, chacun selon le sentiment dont il est affecté, cela eût été plus naturel & plus animé.

Nous prendrons encore la liberté d’observer que l’air de Renaud, déjà la trompette guerrière, quoique brillant & agréable, n’a pas toute la fierté & le caractère de Renaud, que les paroles & la situation semblent exiger ; & que les traits des clarinettes & des hautbois qui l’accompagnent, ont dans quelques moments un ton champêtre peu d’accord avec les traits de fanfare par lesquels la trompette annonce le sujet.

C’est dans le second Acte que M. Sacchini a déployé toutes les richesses de la mélodie, il y a dans le rôle d’Armide trois airs du chant le plus élégant & le plus sensible. La cavatine, il retraçait à ma mémoire,nous paraît d meilleur goût ; l’air qui suit, ah ! que dis-tu ? trop faible Armide, est d’in mouvement très-animé ; nous désirerions seulement que les deux derniers vers, & que le poignard de la haine déchire son cœur inhumain, ne fussent pas répétés aussi souvent ; que le chant du premier fût plus simple & moins précipité, & que dans le mot déchire l’accent ne portât pas avec tant d’affectation sur la première syllabe, or une longue note répéter plusieurs fois nous paraît faire un mauvais effet. L’air, cruel pourquoi m’as tu trahie, est d’une expression si belle, si vraie, si touchante, que nous n’osons pas y relever une petite faute de déclamation qu’il eut été bien aisé d’éviter. L’air non moins touchant, barbare amour, &c mériterait le même éloge, si la situation & le caractère convenu d’Armide ne nous paraissaient pas demander sur ces paroles une expression plus forte et plus passionnée.

Le duo entre Armide & Renaud est d’un beau chant & d’une grande manière, le sujet en est bien développé, la modulation variée & naturelle, l’expression noble & sensible, mais la marche en est un peu lente pour l’effet de la Scène, & le morceau d’un mouvement vif qui le termine, contraste peut être un peu trop avec le caractère de ce qui précède. M. Sacchini connaît si bien l’art de fondre & d’adoucir ses couleurs ; il évite avec tant de soin les passages brusques & heurtés, qu’on ne peut attribuer la légère disparate dont nous parlons, qu’aux coupures qu’il a été obligé de faire à ce duo pour accélérer le mouvement de la Scène.

Nous sommes obligés de dire que l’invocation des Démons, par Armide, est absolument manquée, & la cause de ce peu d’effet est aisée à expliquer. Après avoir dit : Des Dieux des Enfers implorons le secours, c’est sur un récitatif simple, préparé par un trait d’orchestre d’une seule mesure, & en passant dans une modulation si voisine de celle qui précède, qu’à peine m’oreille en est frappée, qu’Armide s’écrie :

Accourez à ma voix, Déités implacables.

Sans prétendre établir aucune comparaison désobligeante, nous ne pouvons nous dispenser de dire que ce n’est ainsi que l’Armide de M. Gluck, dans une situation semblable, évoque les Divinités infernales. Nous croyons donc que cette invocation devait être préparée par une ritournelle d’un caractère un peu magique, s’exprimer en chant mesuré, & étonner l’oreille par une modulation sensiblement contrastée avec celle qui précède. Nous nous en rapportons là-dessus au goût de M. Sacchini lui-même.

Le peu d’effet de ce morceau est bien réparé par celui du chœur des Divinités infernales. Le motif en est si heureux & si naturellement conduit dans les diverses parties ; l’harmonie, concentrée dans les tons graves & moyens des voix & des instruments en est si transparente, si suave & si piquante à la fois, qu’on ne peut l’entendre sans éprouver une vive émotion de plaisir. Plusieurs personnes lui ont reproché de n’avoir pas un caractère & des formes de chant assez fières & même assez rudes pour un chant infernal ; mais M. Sacchini, qui paraît craindre en général tout ce qui peut heurter trop fort l’oreille, a cru, en habile homme, pouvait profiter de l’éloignement où sont supposés les Démons chantants, & de la force d’oppression où les tient une puissance supérieure, pour adoucir un peu les teintes dures qui caractérisent en général un chant de Démons.

Le récitatif de cet Acte nous paraît susceptible des mêmes critiques que nous avons indiquées.

Le combat de nuit qui ouvre le troisième Acte, offre un Spectacle imposant dont la musique rend l’effet plus intéressant. Le morceau de récitatif & la cavatine que vient chanter Adraste mourant, nous paraissent d’un caractère vrai & d’un sentiment exquis. L’air d’Armide : Ciel injuste ! ciel implacable ! a de la chaleur & de la noblesse, & pourrait se passer de l’accompagnement du tonnerre, qui en trouble l’effet au lieu de le fortifier. Ces imitations mécaniques ne doivent être employées que lorsqu’elles sont liées intimement à l’action ; le bruit du tonnerre peut ajouter à l’effet d’un tableau ; mais quand il faut exprimer les sentiments de l’âme, la musique n’a besoin que des moyens qui lui sont propres. L’air suivant : Eh ! comment veux-tu que je vive ? est d’une tournure élégante & simple, avec une expression aussi vraie que touchante. On regrette que l’air de Renaud qui succède produise si peu d’effet, quoiqu’il nous ait paru d’un chant agréable & sensible ; peut-être cela tient-t-il à la manière dont il est préparé & placé. Nous ne dirons rien des dernières Scènes, nous répétons ce que nous avons déjà dit, que l coupe de ces Scènes ne permettait guère d’y adapter une musique d’un grand intérêt.

On reconnaît dans les airs de Ballet la main d’un habile Compositeur, quoique ce soit l’essai de M. Sacchini dans ce genre. Les Musiciens étrangers y attachent trop peu d’importance, & peut être y en attachons nous trop. L’air que danse Mlle Gevais au premier Acte, & ceux que dansent Mlle Dorival avec le sieur Nivelon, & Mlle Guimard avec le sieur Vestris, au troisième Acte, sont ceux qui ont fait le plus de plaisir.

Il résulte des détails où nous sommes entrés sur la musique de cet Opéra, qu’une partie des défauts que nous avons cru y remarquer, tiennent au fond & à la coupe du Poëme, & quelques uns au peu d’habitude que M. Sacchini avait de notre Langue & de notre Théâtre en composant cet Ouvrage, mais que les beautés nombreuses & variées qu’on y admire annoncent un grand Maître, qui réunit à un profond savoir, à une manière originale, un goût exquis & une grande sensibilité ; qu’on doit attendre les plus grands succès de cette réunion de qualités si rares, éclairées encore par l’épreuve qu’il vient de faire, lorsqu’il pourra déployer tous les talents sur un Poëme plus favorable encore à tous les effets de la musique dramatique.

Nous aimons à croire que M. Sacchini ne verra dans nos critiques comme dans nos éloges qu’une preuve de l’intérêt que nous prenons à sa personne autant qu’à sa gloire, & que le désir de lui voir ajouter à ce premier succès, les succès plus complets encore qu’il a droit d’attendre.

Le défaut d’espace a forcé de renvoyer au Mercure prochain la fin de cet Article, qui contient les détails de l’exécution de l’Opéra de Renaud.

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Composer

Antonio SACCHINI

(1730 - 1786)

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Jean-Joseph LE BŒUF

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publication date : 15/09/23