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La Montagne noire

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LA MONTAGNE NOIRE

Les femmes sont curieuses, quand elles se mêlent sérieusement d’art : elles semblent préoccupées avant tout de faire oublier qu’elles sont femmes et de montrer une virilité débordante, sans songer que c’est justement cette préoccupation qui décèle la femme. Comme les enfants, les femmes ne connaissent pas d’obstacles ; et leur volonté brise tout. Mlle Holmès est bien femme ; c’est une « outrancière ». Dans sa musique, les cuivres éclatent, comme des boîtes d’artifice ; les tonalités se heurtent, les modulations s’entrechoquent avec un bruit de tempête ; les voix affolées perdent toute notion de leurs registres naturels et se précipitent des tons les plus aigus aux tons les plus graves, au risque de se briser ; tous les timbres de l’orchestre, soumis à une sorte de culture intensive, donnent le maximum des effets possibles, et les violons, au mépris de toute justesse, lancent des fusées devant lesquelles le piano même reculerait ; la grosse caisse, les cymbales, la harpe dansent une ronde folle, et l’ophicléide lui-même se met de la partie.

Ainsi parlait M. Camille Saint-Saëns, lors de l’apparition des Argonautes que, dans l’ensemble, il louait fort justement.

En écoutant la Montagne Noire avec le secret espoir d’y retrouver, moins les défauts, toutes les qualités de personnalité, de chaleur et d’indépendance qui m’avaient tant séduit dans les Argonautes, le souvenir de ces lignes de notre grand maître français m’est revenu, et je me suis demandé à maintes reprises si l’auteur de Samson et Dalila émettrait aujourd’hui encore une opinion identique en présence de l’ouvrage dont nous avons à rendre compte.

Certes, Mlle Holmès semble comme naguère préoccupée de faire oublier son sexe par le choix du sujet et par la façon dont elle l’a traité. La peinture des sentiments héroïques contrastant avec des scènes voluptueuses, n’a pas pour elle moins d’attraits qu’autrefois. Certains procédés qui lui sont chers continuent d’avoir à ses yeux un prix inestimable. Les marques de virilité ne sont pas absentes de la partition nouvelle. La mélodie coule plus que jamais à plein bord ; mais malgré tout la Montagne Noire a relativement peu de ressemblance avec les Argonautes. Les cuivres éclatent encore avec fracas, mais les tonalités ne se heurtent plus avec la même fougue, ni la même intransigeance, l’auteur se contentant fréquemment de moduler avec amour de la tonique à la dominante et vice versa, pour conclure par la cadence parfaite, chère au gros public ; les voix n’ont pas cessé de perdre la notion de leurs registres naturels, le soprano, après avoir attaqué des sol dièze graves et trillé sur des si en dessous de la portée, saute brusquement au contre-ut, mais les timbres de la symphonie ne donnent plus, hélas ! le maximum des effets possibles. En voulant assagir son orchestre, Mlle Holmès l’a singulièrement étouffé. Tels accords indiqués fortissimo et joués de la sorte en tutti, ne sonnent pas. Quantité de pages, qui devraient être lumineuses, gardent une teinte grise et monotone. Parfois aussi la basse et l’aigu dominent crument, sans que les harmonies médiantes paraissent à leur plan. La pâte instrumentale fait ainsi l’effet de manquer de corps. Et puis, l’orchestration n’est pas toujours en harmonie avec la situation ; je n’en veux pour preuve que certains traits de harpe accompagnant des phrases farouches et les trompettes et trombones qui font rage tandis que, sur la scène, passent des joueurs de guzla !

Je ne m’arrêterai guère au travail symphonique proprement dit, l’orchestre se bornant fréquemment à soutenir le chant en le doublant, ou en l’accompagnant par des formules de piano, quand il ne laisse point complètement à découvert le larmoiement des violoncelles dont Mlle Holmès fait, ainsi que des unissons, un emploi quelque peu abusif. Je n’ai pas été sans remarquer dans la Montagne Noire les motifs typiques qui s’y trouvent ; mais je ne pense pas que l’auteur ait eu l’intention bien mûrie de les traiter à la façon des leitmotive wagnériens. Mlle Holmès se contente, la plupart du temps, de simples rappels, de da capo, de répétitions conventionnelles…

Au demeurant, la Montagne Noire est bien plus un opéra qu’un drame lyrique. Quoique les scènes n’aient pas la carrure de celles des anciens opéras, elles manquent presque absolument de vue d’ensemble et paraissent avoir été composées par petits morceaux. C’est à peine si le compositeur, se souvenant probablement des mélodies qui l’ont rendu célèbre, cherche à déguiser les couplets, les airs et les reprises à effet, qui s’épanouissent chemin faisant au grand détriment de l’action. Bien plus, tous les autres éléments dont se compose l’opéra se retrouvent ici. Je n’en fais pas un crime à Mlle Holmès, l’auteur étant libre de marcher de l’avant ou de rétrograder, suivant sa conviction artistique, et de choisir, pour créer son œuvre, la forme qui lui convient ; mais alors n’aurait-il pas mieux valu ne point nous annoncer que la Montagne Noire était un drame lyrique et non un opéra ?

Ces critiques une fois formulées, je suis plus à mon aise pour dire tout le bien que je pense de la nature musicale de Mlle Holmès. Car c’est une nature, il n’y a pas à en disconvenir. Les fiers Argonautes l’ont hautement prouvé, de même qu’Irlande et certaines de ses compositions postérieures dont j’ai souvent fait l’éloge. Et si dans l’œuvre déjà volumineux de Mlle Holmès mes préférences ne vont pas à la Montagne Noire que je trouve moins spontanée, moins personnelle, moins moderne et surtout d’un niveau artistique et d’une facture plus ordinaire, cela ne m’empêche pas d’y reconnaître un nombre assez considérable de pages dignes d’être louées et d’être applaudies comme elles l’ont été par le public de la première. Leur énumération et leur analyse m’entraîneraient trop loin, d’autant que j’ai encore à vous narrer l’argument de la pièce.

Donc, en l’an 1657, à l’issue d’une guerre terrible entre le Monténégro et la Turquie, l’un des vainqueurs Monténégrins, Mirko, a été proclamé frère d’armes du brave Aslar. Le prêtre les a unis, comme deux fiancés, au pied des saints autels, et pour reconnaître cet honneur, Aslar a juré de veiller sur le corps et sur l’âme de Mirko. Celui-ci doit épouser une jeune payse, Héléna. Au milieu de l’allégresse générale, une femme, poursuivie par des soldats, fait irruption. Cette femme est Turque. Elle s’appelle Yamina. La foule, la prenant pour une espionne, veut la mettre à mort. Mirko, frappé de sa beauté, intercède pour elle, non sans lui avoir fait avouer qu’elle est courtisane et qu’elle suivait dans les combats les fils du Prophète. Sur la prière de Mirko, Dara, sa mère, la prend pour esclave. L’acte se termine sur un chœur de buveurs.

Au second acte, les beaux yeux de Yamina et ses poses provocantes ont achevé leur œuvre. Mirko, fou d’amour pour l’étrangère, reste sourd aux supplications de sa fiancée, comme Don José à celles de Micaëla. Dans un tableau, qui rappelle la mise en scène de la Maladetta, on voit fuir les deux amants qu’Héléna dénonce à la vindicte publique.

L’acte suivant, qui se passe dans une forêt, nous montre les amants aux bras l’un de l’autre. Yamina, morte de fatigue, s’endort, nouvelle Sieglinde, tandis que Mirko veille tendrement sur elle. Tout à coup, Aslar paraît. Il reproche à son frère sa trahison. Mirko, que ses paroles ont ému, consent à le suivre, après un dernier baiser donné à la sirène toujours endormie. Comme Aslar aurait pu le prévoir, ce baiser réveille Yamina. Celle-ci n’a pas grand’peine à ressaisir le jeune Monténégrin, ce qui met Aslar dans la plus violente colère. Au cours de la discussion, la jeune femme frappe traîtreusement celui dont la venue a contrecarré ses projets. Par bonheur, le coup a été mal porté et, quand les « hommes de la montagne » accourent aux cris de Mirko désespéré, tout danger semble écarté. Tandis que la scène se vide, Yamina jure de se venger.

Le dernier acte nous conduit dans un jardin délicieux bordant la demeure de Yamina, sur la frontière de la Turquie. Mirko, plus amoureux que jamais, est au pouvoir de la belle ensorceleuse dont le baiser le brûle. Des chanteuses et des aimées court vêtues encadrent ravissamment le tableau. Mais voici que se reproduit la situation de l’acte précédent. (?) Aslar, qui a éprouvé une fois encore le besoin de relancer Mirko, arrive en trouble-fête. Seulement, cette fois, il évite de se laisser frapper et, voyant que ses supplications restent vaines, il tue son frère d’armes pour sauver son âme (?) et tourne ensuite l’arme contre lui-même.

Tel est l’abrégé de ce poème, en somme assez faible, comme il serait aisé de le démontrer si la place ne nous était mesurée. Cependant — je tiens à le dire avant de terminer — quel que soit le sort réservé à la Montagne Noire et quelles que soient aussi les critiques que j’ai cru devoir, en toute sincérité, émettre à son égard, l’effort est considérable et le résultat des plus louables. Il convient d’en féliciter le sympathique auteur des Argonautes.

Quant à l’interprétation, elle est, dans son ensemble, de tout premier ordre. Mlle Bréval a composé en grande artiste le personnage de Yamina, auquel elle a prêté une séduction rare. Comme chanteuse et comme comédienne, il est impossible de mieux faire. Aussi, son succès personnel a-t-il été éclatant ! Mme Héglon mérite également bien des éloges. Son organe remplit merveilleusement la vaste salle de l’Opéra et sa déclamation, pleine d’autorité, est celle d’une véritable tragédienne lyrique. M. Alvarez est un magnifique Mirko. La voix est superbe, le style excellent, l’acteur intelligent, que peut-on désirer de plus ? J’en dirai autant de M. Renaud, auquel la création d’Aslar fait le plus grand honneur. Je n’oublierai pas non plus Mlle Berthet, M. Gresse, ni la belle mime, Mlle Torri, et je mentionnerai particulièrement l’artistique direction de M. Taffanel. Des compliments reviennent également à MM. Mangin et Vidal, ainsi qu’à MM. Gailhard et Lapissida.

FERNAND LE BORNE.

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