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Femmes et Prix de Rome

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LA SEMAINE ARTISTIQUE

(LETTRES ET BEAUX-ARTS)

LA FEMME DANS LES ARTS

Le cas de Mlle Toutain, qui se prépare, dit-on, à concourir pour le Prix de Rome, section de musique, a fouetté la verve des chroniqueurs. On a raillé les prétentions de cette jeune artiste et les neuf dixièmes de ses critiques ont, comme toujours, montré beaucoup d’ignorance.

S’en remettant aux affirmations des craniologues, des biologues, des physiologues et des anthropologues, ces faciles adversaires de l’exception n’ont voulu se rappeler qu’une seule chose, à savoir que la femme est inférieure à l’homme.

Partant de là, ils ont déduit avec la violence de jugement qui caractérise notre époque, que les de Staël et les Rosa Bonheur, pour n’en point citer d’autres, furent des « phénomènes » spéciaux et que leur particulière intellectualité ne saurait confirmer une règle.

C’est aller vite en besogne et c’est surtout avouer un orgueil bien médiocre.

De grands professeurs ont démontré que le cerveau de la femme est quantitativement supérieur à celui de l’homme, et que c’est par défaut d’éducation seulement qu’il ne jouit pas de la faculté de recevoir qualitativement des impressions très subtiles. Il faut donc admettre qu’autrement éduquée, la femme pourrait, en maintes circonstances artistiques, égaler son seigneur et maître.

Strindberg, anti-féministe déclaré, a dit un peu à la légère que jamais encore la main d’une femme ne toucha d’un instrument de musique ainsi que celle de l’homme. Il a constaté avec une satisfaction évidente qu’on ne rencontre pas chez le « sexe faible » des dessinateurs tels que Gavarni et Doré, et il ajouta : « Si la faculté de concevoir musicalement doit être considérée comme le critérium d’une oreille fine et développée, on s’aperçoit aussi de l’infériorité féminine sous le rapport de l’ouïe, car il n’existe nulle part une symphonie ou quelque opéra de vraie valeur composé par une femme. »

Ceci à mon sens n’est pas une preuve irréfutable. D’avoir réduit à leur plus simple expression les facultés d’âme de la femme, on a fait que celle-ci n’a pas pu donner encore les preuves complètes de son activité cérébrale.

Et si, par aventure, une femme douée entend se libérer des banalités coutumières et vaincre par l’effort le discrédit jeté sur sa nature, il est équitable de lui fournir les moyens de faire œuvre supérieure. N’a-t-on pas ouvert aux élèves femmes les portes de l’École des Beaux-Arts ? Pourquoi donc la Villa Médicis resterait-elle fermée à Mlle Toutain ou à toute autre jeune fille de sa valeur ?

Dans bien des cas, encore rares mais qui le deviendront moins, il faut l’espérer, la femme est restée inférieure à l’homme parce qu’on ne lui a pas permis de se développer. Je dis que cette cause infirme l’effet et qu’en ne le reconnaissant pas, M. Strindberg, à la suite de beaucoup d’autres, a proféré une fausse assertion.

Je me moque du sentiment de Darwin, de Spencer, de Mill, de Schopenhauer, de Nietsche [sic] ou de Haeckel, sans omettre celui de Lombroso. Ce sentiment vient d’une constatation illogique, et si l’on établissait clairement, après des épreuves faites sur une suite de générations, que l’infériorité féminine vient du servage dans lequel en a tenu le cerveau de la femme, tout le système des savants et des philosophes croulerait sur l’heure.

Sachons d’abord ce que peut la femme mise en liberté complète, et nous jugerons alors s’il ne lui est pas possible d’avoir sur le progrès une influence considérable. Il est commode, en vérité, d’en appeler constamment à la sensibilité exagérée de la femme. N’est-il pas notoire que l’homme artiste est toujours un suprasensible dont les crises de production sont de véritables crises hystériques ?

Strindberg, déjà cité, reproche aux femmes « de juger sans appréciation suffisante, d’être impuissantes à pouvoir émettre un jugement indépendant de leur avantage, de leur penchant, de leur passion ; de mettre les choses et les événements eu de fausses relations de causalité et de pousser une thèse à ses extrêmes et d’être incapables de sentir les demi-teintes, les modulations, etc. »

Mais ces reproches peuvent s’adresser précisément à la plupart des hommes qui se croient missionnaires de la vérité. Et pourtant le cerveau de l’homme possède beaucoup plus de substance grise que celui de la femme, et il est ancestralement éduqué pour le raisonnement.

Chez l’intellectuel masculin, les troubles nerveux, pour n’être point de la nature de ceux qui périodiquement accablent les femmes, existent quand même et la race irritable des poètes ressemble beaucoup à la race des « femmes sensibles ».

Je conclus donc que la science dogmatique n’est pas la raison et que toutes les théories exprimées jusqu’à ce jour ne feront pas que la femme — même par exception — n’ait le droit d’accorder libre exercice à sa mentalité.

Musicalement parlant, puisqu’il s’agit d’une future compositrice, il est bien certain que dans un temps donné, beaucoup de femmes n’auront pas de peine à se montrer supérieures à tous nos médiocres assimilateurs. Mais pour que cela arrive, il est urgent que la question de droit soit vidée complètement. Et je dis que si Mlle Toutain, admise au concours, obtient le Prix de Rome, il faut qu’elle bénéficie des avantages réservés jusqu’à présent aux élèves hommes. Ne serait-il pas honteux de retourner à l’époque où Mlle Péan de la Roche-Jagu, qui avait bel et bien obtenu le Prix de Rome, se vit refuser l’entrée de la Villa Médicis, et la pension à laquelle elle avait droit.

Lamentable fut l’histoire de cette jeune fille alliée aux Chateaubriand, aux Duras, aux Montmorency, aux Malestroit, et dont les parents ruinés par la Révolution n’eurent point la consolation de jouir des triomphes possibles de leur enfant.

Élève favorite du chevalier Berton, cette demoiselle Péan de la Roche-Jagu s’était vu accorder une subvention de 1,800 francs par le Conseil municipal de Brest sur les instances de son maître qui avait déclaré : « Je ne doute pas qu’après de telles études (le contrepoint et la fugue), elle n’obtienne des succès mérités et productifs. »

Puisqu’on l’avait encouragée officiellement au travail, n’était-il pas juste qu’après sa sortie victorieuse du concours pour le prix de Rome, on lui fournît les moyens de mûrir son talent ? En dépit des réclamations du chevalier Berton, on ne lui accorda que deux cents francs, point de pension et pas même une médaille.

Qui vous dit que l’auteur de la Jeunesse de Lulli, un opéra qui fut suivi de Simple et coquette commandé par Pellerin, n’aurait pas tenu une place honorable parmi les compositeurs de son époque, après l’effort que permet la pension servie aux premiers prix ? Au lieu de vendre son piano et d’engager la bague de sa mère pour subvenir aux nécessités de la vie, Mlle de la Roche-Jagu se serait peut-être fait une place enviable. En admettant même qu’elle n’ait point goûté la gloire, elle aurait pu tout au moins vivre de son art, tandis qu’à l’âge de quarante-trois ans, elle mourut de privations et d’amertume.

En rappelant le malheur de cette victime des potentats officiels, je n’ai pas eu la pensée de jeter le trouble dans l’âme de Mlle Toutain. On la dit admirablement outillée pour la lutte, qu’elle, aille donc jusqu’au bout de sa voie. Elle acceptera certainement tous les risques de sa vocation si la plus élémentaire justice lui fait accorder les avantages qui sont ordinairement la première récompense du succès.

PIERRE SANDOZ.

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